Yann Slama
Grand-Huit
C’est un tas de vieilles coupures de presses agglutinées dans un emballage plastique jauni.
Le type me dit que ce sont des originaux. Il ment. C’est sûr. C’est un vendeur, et, je suis un client.
Enfin, pas tout à fait. A ce moment-là, j’étais encore un client potentiel, et c’est pour ça qu’il m’a menti. Pour me faire passer du stade de « client potentiel » à celui de « client ».
Une pensée pour Sarah, la fille qui m’a fait le même coup le mois dernier. Il ne lui a fallu qu’un ou deux petits mensonges, pour me faire passer du statut de « proie potentiel » à celui de « proie tout court ».
Et je me suis bien fait avoir. Putain, j’ai bien cru Sarah, je peux me forcer à croire le marchand de journaux.
Et je me dis que dans tous les cas, je me ferai moins avoir avec les coupures de presse qu’avec Sarah, parce qu’au moins avec les journaux, on apprend des choses.
Le type du kiosque me rappelle gentiment qu’il n’a pas que ça à faire de s’occuper de moi car des millions d’autres clients vont incessamment arriver et que, pour cette raison, je ne devrais pas réfléchir et me jeter sur l’extraordinaire affaire des coupures de presse collector des années 70/80 qui s’offrent à moi pour la modique somme de 9€90…
J’abdique. Je sors mon portefeuille et je lui tends 10€. Il me remercie. Il fouille dans sa sacoche, puis s’excuse, mais il n’a pas de monnaie sur lui, alors, il faut que je comprenne…. Je peux faire une croix sur mes 10cts…
Dix minutes plus tard je suis chez moi. Enfin. Un grand café noir. Un peu de sucre. J’enlève mes chaussures. J’ouvre les coupures de presse. Je m’étais trompé sur un point. Elles n’étaient pas des années 70/80. Non, c’était une sorte de Best Of de la presse Française (surtout parisienne) de ces 100 dernières années. Du genre : le siècle passé pour les nuls. Il y en avait pour tous les goûts.
Les gros titres. Des hauts et des bas. Là, ils étaient presque tous sur ma table, dessinant malgré eux de fantastiques montagnes russes.
10 Septembre 1976 le Parisien : Mao est mort.
3 Aout 1914 Le petit Parisien : Sans déclaration de guerre, l’Allemagne a envahi notre territoire / l’état de siège proclamé / le Parlement est convoqué pour Lundi / réunion du conseil des ministres / les Allemands envahissent le Luxembourg / La flotte Allemande en marche.
11 Février 1990 - Le journal du dimanche : Mandela Libéré, la joie explose.
8 Mai 1945 Le Monde : L’Allemagne a capitulé.
12 Septembre 2001 Le parisien : Le monde a peur (édition spéciale / New York)
13 Juillet 1998 L’équipe : Pour l’éternité
28 Novembre 2011 Libération : La révolution à l’épreuve (élections en Egypte)
Révolution en Egypte. Tu parles… Ils sont bien dans la merde maintenant. Peut-être que le journaliste a utilisé ce mot à double sens pour nous mettre en garde. Je prends mon dictionnaire et cherche à « Révolution » :
Comment un mot peut vouloir dire « tourner en rond » et « changer les choses » en même temps ?
Je n’avais jamais perçu le monde comme ça. J’étais au courant, bien sûr de toutes ces choses, mais là, présenté comme ça, tout devient clair. Nous étions sur des montagnes russes. Et nous faisions des tours. Encore et encore. Nous alternions montées, descentes, points culminants, loopings avec de temps en temps une irrépréhensible envie de gerber. Mais si l’humanité toute entière fait du manège, qui distribue les tickets ?
C’est à ce moment qu’on frappe à la porte. Une femme j’en suis sûr. C’était trop délicat pour être autrement. Je suis sûr que c’est elle.
BINGO ! Sarah. Une mini-jupe au mois de Novembre ? Elle va sûrement vouloir s’excuser… C’est reparti pour un tour.
Elle entre, et commence à me raconter ses conneries. Qu’elle regrette ce qu’elle a fait, qu’elle pense à moi, qu’elle n’est pas heureuse loin de moi… J’ai droit à toute la collection des excuses bidons, tous les lieux communs, les prétextes, explications, justifications que cette conne a pu trouver.
Je la laisse parler. Je me concentre d’avantage sur ses cuisses enveloppées par des collants noirs un peu trop petits que sur ses mots.
Tu comprends ? Qu’elle me dit.
- Ouais
- Je suis désolé, vraiment, je…
- Tu veux boire un truc ?
- Euh…
Je remplis deux verres de Gin, et je me demande quand est-ce que les collants ont été inventés. J’ai l’impression qu’ils ont toujours existé et très peu évolué. Comme une perfection qu’on ne peut que tenter de faire perdurer. Comme si nous avions trouvé la texture parfaite des cuisses et que notre trouvaille était plus forte que la nature. Que maintenant, jusqu’à la fin des temps, toutes les cuisses seront comme ça. Noires. Brillantes. Avec se toucher doux et rêche à la fois. Ses jambes, j’en ai fait le tour, pourtant je reviens toujours au même point d’extase lorsqu’elles se présentent à moi.
- Tu aimes les montagnes russes ?
- Je ne comprends pas bien…
- Je te demande pas de comprendre, je te demande si tu aimes les montagnes russes. Réponds.
- Non, je déteste ça. Je préfère rester en bas à manger du pop-corn pendant que je regarde les autres faire des tours de manège.
Voilà, tout est dit. C’était une donneuse de tickets. J’étais un utilisateur. J’étais le type qui lui offrait le pop-corn et qui allait tourner en rond dans les machines pendant qu’elle attendait en bas avec sa mini-jupe. Et pendant que je faisais des tours pour rien (parce que les manèges nous ramènent toujours au même point de départ) elle avait tout le loisir de distribuer d’autres tickets en mangeant son pop-corn la bouche ouverte.
C’est à ce moment-là que j’ai décidé de lui dire d’aller se faire voir.
J’ai cru qu’elle allait crever. Jamais je ne l’ai vu faire une tronche pareille. Non pas qu’elle soit triste de ne plus jamais me revoir. Non. Pas une douleur de rupture plutôt son orgueil qui la défigurait. Comme si pour la première fois, quelqu’un lui disait NON. Elle s’est levée, elle a tiré un peu sur sa jupe pour la faire descendre, et a filé à toute vitesse.
Je suis seul. Avec l’heureuse impression de l’avoir fait dévier de sa trajectoire. Je regarde les coupures de presse. Je me dis que quoi que je fasse, il y aura toujours des sommets et des fosses océaniques sur les premières pages de tous les torchons du monde. Demain. Après-demain. Je les lirai. Rapidement. Je ne pourrai rien y faire. Juste attendre. Le fait de penser à ça gâche un peu mon plaisir, je l’avoue. Mais je me dis que, faute de ne pouvoir agir sur les grandes révolutions planétaires, je me concentrerai sur mes satellites. Et je me sers un deuxième verre de Gin pour fêter ma petite victoire.
Une pensée pour Sarah, la fille qui m’a fait le même coup le mois dernier. Il ne lui a fallu qu’un ou deux petits mensonges, pour me faire passer du statut de « proie potentiel » à celui de « proie tout court ».
Et je me suis bien fait avoir. Putain, j’ai bien cru Sarah, je peux me forcer à croire le marchand de journaux.
Et je me dis que dans tous les cas, je me ferai moins avoir avec les coupures de presse qu’avec Sarah, parce qu’au moins avec les journaux, on apprend des choses.
Le type du kiosque me rappelle gentiment qu’il n’a pas que ça à faire de s’occuper de moi car des millions d’autres clients vont incessamment arriver et que, pour cette raison, je ne devrais pas réfléchir et me jeter sur l’extraordinaire affaire des coupures de presse collector des années 70/80 qui s’offrent à moi pour la modique somme de 9€90…
J’abdique. Je sors mon portefeuille et je lui tends 10€. Il me remercie. Il fouille dans sa sacoche, puis s’excuse, mais il n’a pas de monnaie sur lui, alors, il faut que je comprenne…. Je peux faire une croix sur mes 10cts…
Dix minutes plus tard je suis chez moi. Enfin. Un grand café noir. Un peu de sucre. J’enlève mes chaussures. J’ouvre les coupures de presse. Je m’étais trompé sur un point. Elles n’étaient pas des années 70/80. Non, c’était une sorte de Best Of de la presse Française (surtout parisienne) de ces 100 dernières années. Du genre : le siècle passé pour les nuls. Il y en avait pour tous les goûts.
Les gros titres. Des hauts et des bas. Là, ils étaient presque tous sur ma table, dessinant malgré eux de fantastiques montagnes russes.
10 Septembre 1976 le Parisien : Mao est mort.
3 Aout 1914 Le petit Parisien : Sans déclaration de guerre, l’Allemagne a envahi notre territoire / l’état de siège proclamé / le Parlement est convoqué pour Lundi / réunion du conseil des ministres / les Allemands envahissent le Luxembourg / La flotte Allemande en marche.
11 Février 1990 - Le journal du dimanche : Mandela Libéré, la joie explose.
8 Mai 1945 Le Monde : L’Allemagne a capitulé.
12 Septembre 2001 Le parisien : Le monde a peur (édition spéciale / New York)
13 Juillet 1998 L’équipe : Pour l’éternité
28 Novembre 2011 Libération : La révolution à l’épreuve (élections en Egypte)
Révolution en Egypte. Tu parles… Ils sont bien dans la merde maintenant. Peut-être que le journaliste a utilisé ce mot à double sens pour nous mettre en garde. Je prends mon dictionnaire et cherche à « Révolution » :
- Mouvement d'un objet autour d'un point central, d'un axe, le ramenant périodiquement au même point.
- Changement brusque, d'ordre économique, moral, culturel, qui se produit dans une société : Une révolution dans la peinture.
- Agitation soudaine et passagère, provoquée dans le public par un fait inhabituel : Un cambriolage audacieux a mis le quartier en révolution.
Comment un mot peut vouloir dire « tourner en rond » et « changer les choses » en même temps ?
Je n’avais jamais perçu le monde comme ça. J’étais au courant, bien sûr de toutes ces choses, mais là, présenté comme ça, tout devient clair. Nous étions sur des montagnes russes. Et nous faisions des tours. Encore et encore. Nous alternions montées, descentes, points culminants, loopings avec de temps en temps une irrépréhensible envie de gerber. Mais si l’humanité toute entière fait du manège, qui distribue les tickets ?
C’est à ce moment qu’on frappe à la porte. Une femme j’en suis sûr. C’était trop délicat pour être autrement. Je suis sûr que c’est elle.
BINGO ! Sarah. Une mini-jupe au mois de Novembre ? Elle va sûrement vouloir s’excuser… C’est reparti pour un tour.
Elle entre, et commence à me raconter ses conneries. Qu’elle regrette ce qu’elle a fait, qu’elle pense à moi, qu’elle n’est pas heureuse loin de moi… J’ai droit à toute la collection des excuses bidons, tous les lieux communs, les prétextes, explications, justifications que cette conne a pu trouver.
Je la laisse parler. Je me concentre d’avantage sur ses cuisses enveloppées par des collants noirs un peu trop petits que sur ses mots.
Tu comprends ? Qu’elle me dit.
- Ouais
- Je suis désolé, vraiment, je…
- Tu veux boire un truc ?
- Euh…
Je remplis deux verres de Gin, et je me demande quand est-ce que les collants ont été inventés. J’ai l’impression qu’ils ont toujours existé et très peu évolué. Comme une perfection qu’on ne peut que tenter de faire perdurer. Comme si nous avions trouvé la texture parfaite des cuisses et que notre trouvaille était plus forte que la nature. Que maintenant, jusqu’à la fin des temps, toutes les cuisses seront comme ça. Noires. Brillantes. Avec se toucher doux et rêche à la fois. Ses jambes, j’en ai fait le tour, pourtant je reviens toujours au même point d’extase lorsqu’elles se présentent à moi.
- Tu aimes les montagnes russes ?
- Je ne comprends pas bien…
- Je te demande pas de comprendre, je te demande si tu aimes les montagnes russes. Réponds.
- Non, je déteste ça. Je préfère rester en bas à manger du pop-corn pendant que je regarde les autres faire des tours de manège.
Voilà, tout est dit. C’était une donneuse de tickets. J’étais un utilisateur. J’étais le type qui lui offrait le pop-corn et qui allait tourner en rond dans les machines pendant qu’elle attendait en bas avec sa mini-jupe. Et pendant que je faisais des tours pour rien (parce que les manèges nous ramènent toujours au même point de départ) elle avait tout le loisir de distribuer d’autres tickets en mangeant son pop-corn la bouche ouverte.
C’est à ce moment-là que j’ai décidé de lui dire d’aller se faire voir.
J’ai cru qu’elle allait crever. Jamais je ne l’ai vu faire une tronche pareille. Non pas qu’elle soit triste de ne plus jamais me revoir. Non. Pas une douleur de rupture plutôt son orgueil qui la défigurait. Comme si pour la première fois, quelqu’un lui disait NON. Elle s’est levée, elle a tiré un peu sur sa jupe pour la faire descendre, et a filé à toute vitesse.
Je suis seul. Avec l’heureuse impression de l’avoir fait dévier de sa trajectoire. Je regarde les coupures de presse. Je me dis que quoi que je fasse, il y aura toujours des sommets et des fosses océaniques sur les premières pages de tous les torchons du monde. Demain. Après-demain. Je les lirai. Rapidement. Je ne pourrai rien y faire. Juste attendre. Le fait de penser à ça gâche un peu mon plaisir, je l’avoue. Mais je me dis que, faute de ne pouvoir agir sur les grandes révolutions planétaires, je me concentrerai sur mes satellites. Et je me sers un deuxième verre de Gin pour fêter ma petite victoire.