Jérôme Bourgine
Entropie
- Je la connais, cette gosse.
Sur l’écran du téléviseur, des extraits de films. Cérémonie des César.
Françoise poursuit sur sa lancée en poussant ses savates devant elle. Parvenue à destination, elle dépose la tranche de saumon sur une assiette et la met à décongeler dans le micro-onde.
Chaque mardi, elle pousse jusqu’à la superette pour refaire les niveaux : des plats tout préparés pour le midi et un saumon entier qu’elle découpe et congèle à son retour. Ajouté à une portion individuelle d’épinards à la crème, ça lui fait ses diners. Elle prend aussi quelques gâteaux secs, des pruneaux pour le transit, un Roitelet, quatorze fruits et la voilà tranquille.
C’est un peu répétitif, elle le reconnaitrait si quelqu’un le lui demandait, mais elle a perdu le goût pour une cuisine plus sophistiquée. Comme quoi… même les plaisirs de base, on finit par pouvoir s’en passer, elle s’est prise à penser, l’autre soir.
Nourrir la bête et la maintenir propre, c’est cet objectif là qu’elle poursuit à présent. La guerre contre le lierre, elle l’a perdue. Tout ce cirque en équilibre sur le tabouret pour recommencer deux mois plus tard… Les persiennes restent fermées. On s’y fait très bien.
C’est encore la fille qu’elle connaît dis-donc. Dans quel film, elle l’a vue ?... Elle a dû gagner pour qu’il l’appelle sur l’estrade. Elle va remercier la terre entière, sûr. Elle est jolie, remarque. Profite, ma fille, profite ! C’est ton heure, on dirait…
Françoise quitte la pièce, happée par les grésillements de la chair grasse. La fille brandit sa compression dorée, se nourrit des applaudissements en serrant le trophée contre elle comme une poupée puis appelle la salle au silence d’un geste.
- Trop contente !!... Amélie ! Désolée. Tu as été formidable dans « Traine-savane », mais j’ai pas mal assuré non plus (rires dans la salle). On a tous été bon sur ce film. Merci Didier pour ta confiance et ta guidance attentive. Merci à l’équipe et à tous ceux qui ont participé à cette belle aventure. Merci ! Merci ! Merci ! Bon, les usages étant respectés, je demande à exercer mon joker : une spéciale dédicace. Si vous avez encore une minute. Mettons deux...
A côté, Françoise n’entend rien. Elle guette. Il faut qu’il reste un demi-centimètre de chair foncée entre les deux bandes que la cuisson pâlit. C’est sec ou cru, sinon.
- Je vous la fais brève ; même si ça mériterait un meilleur traitement. Un court-métrage, peut-être ?... (elle fixe la salle). Si ça intéresse quelqu’un, je prends le rôle, mais je renonce à mon cachet. C’est que je suis bankébeule, maintenant. (nouveaux rires). Ce César, donc, je le dédie à la meilleure professeure d’art dramatique que j’ai eue. Une infirmière. Son cours a duré moins d’une heure. Je vous raconte…
- Le jour de mes 21 ans, je me suis retrouvée aux urgences de l’Hôtel Dieu pour une migraine atroce. Je souffrais tellement que je voulais mourir. Ils me demandaient de qualifier ma douleur de 1 à 10 et je répondais 12. C’était un dimanche, je m’en souviens très bien et de l’interne de garde aussi. C’était sa première ponction lombaire et il s’y est repris à trois fois. J’ai morflé comme jamais. J’avais perdu mon boulot de serveuse la veille. Je devais à tout le monde. Comment j’allais payer mes cours ? Et le reste ?... Et puis c’était mon anniversaire, quoi ! J’étais seule de chez seule, à souffrir comme une damnée sur mon lit, dans une pièce d’examens qui puait et où on m’avait oubliée. Alors, j’ai éclaté en sanglots.
Une femme est entrée. Une infirmière. Je sais plus son nom. Je l’ai jamais su, je crois. Elle m’a regardée. « La PL, c‘est toi ? ». PL, ça veut dire ponction lombaire. J’ai hoché la tête.
- Sèche tes larmes, elle m’a dit. Redresse-toi. S’il ne reste plus que ça, qu’il te reste au moins ça !... Tu es étudiante ?
Je lui ai dit que je suivais des cours, en effet, mais pour devenir comédienne.
- Voyez-vous ça ?! Elle s’est exclamée en tirant le coussin vers le haut pour que je me bouge.
Une fois que je me suis tenue assise, dos appuyé sur l’oreiller, elle s’est reculée et m’a fixée.
- Comédienne !... elle a répété. Tu ne vois donc pas que la vie t’enseigne ?!...
Elle s’est tue et a entrouvert la bouche, visage tendu, bras ballants pour m’inciter à répondre. Mais je ne voyais pas de quoi elle voulait parler.
- Comment tu vas pleurer devant la caméra si tu n’as jamais connu la douleur ?
Je m’attendais à tout sauf à ça.
- C’est mon anniversaire, aujourd’hui.
C’est tout ce que j’ai trouvé à répondre. Elle a accusé réception en ouvrant davantage les yeux. La leçon avait commencé.
- Parfait, elle a soufflé. Je t’offre un casting !
Et elle a disparu. Quand elle est revenue, elle tenait un petit cadre dans sa main droite. Elle s’est approchée et me l’a tendu.
- Je repasse dans 5 minutes. Tu l’apprends et tu me le récites. Attention : je veux croire à chaque mot que tu prononces, chaque syllabe. Après, je te dirais si ça vaut la peine que tu continues ou si tu te montes le bourrichon. Le voilà, ton cadeau d’anniversaire ! A toi d’en faire quelque chose…
Les 5 minutes sont devenues dix, puis quinze ; elle avait dû être appelée ailleurs ou bien c’était voulu, je ne sais pas. Quand elle est revenue, je savais le texte par cœur. Un poème de vingt lignes. J’ai reconnu son pas, mais elle n’était pas seule. Accompagnée de trois autres infirmières et de deux brancardiers.
Ils se sont installés en demi-cercle, à deux mètres du lit. C’était hyper strange comme audition. Et mon professeur m’a dit : « vas-y ! ». J’ai tellement eu le trac sur le coup que je n’ai plus ressenti aucune douleur. Rien. Même si je la cherchais. J’avais le cœur qui battait la chamade et ma température était montée de dix degrés, mais j’ai soufflé un bon coup et je me suis lancée.
L’attaque a été vraiment… ratée ; mais je me suis reprise de suite : au second vers, j’y étais et, au troisième, je vivais ce que je disais. C’était facile parce que c’était beau. Enfin, pas vraiment facile et pas seulement beau. Vous verrez. A la fin, ils ont applaudi. Pour de vrai, je crois. Une femme est venue me faire la bise et ils sont repartis. Basta. Elle, était restée et s’est approchée de moi. Elle a récupéré son cadre et m’a juste dit en me serrant le bras : « Fonce !! » Et puis, aussi, au moment de ressortir : « Joyeux anniversaire, ma grande ! ».
Une poêle fumante entre dans le petit salon. Françoise la suit. « Encore là, celle-là ? Quelle pie ! »
- Je vais vous dire ce poème. De Lucien Jacques. C’est la deuxième minute que j’ai réclamée (rires again). J’y vais !
Je crois en l'homme, cette ordure,
Je crois en l'homme, ce fumier, ce sable mouvant, cette eau morte.
Je crois en l'homme, ce tordu, cette vessie de vanité.
Je crois en l'homme, cette pommade,
Ce grelot, cette plume au vent, ce boutefeu, ce fouille-merde.
Je crois en l'homme, ce lèche sang.
Malgré tout ce qu'il a pu faire de mortel et d'irréparable.
Je crois en lui
Pour la sûreté de sa main, Pour son goût de la liberté,
Pour le jeu de sa fantaisie.
Pour son vertige devant l'étoile,
Je crois en lui pour le sel de son amitié,
Pour l'eau de ses yeux, pour son rire,
Pour son élan et ses faiblesses.
Je crois à tout jamais en lui
Pour une main qui s'est tendue, pour un regard qui s'est offert. (Elle marque une pause, fixe la caméra)
Et puis surtout et avant tout
Pour le simple accueil d'un berger.
Elle se tait une seconde avant d’ajouter en souriant : « … ou d’une infirmière ! »
- Voilà ; je vous libère. Place au meilleur espoir masculin…
Françoise a posé la poêle sur le dessous-de-plat un peu à l’aveuglette. Ses yeux cherchent le cadre sur la cheminée et le trouvent. A la télé, la jeune fille a repris son César et s’avance sur le devant de la scène. Elle s’immobilise, se retourne et pose le totem derrière elle, revient face à la salle et réclame son attention en levant haut les deux index. Puis, sans temps mort, jetant ses bras en arrière, elle effectue un salto parfait qui l’amène juste derrière le trophée. Qu’elle ramasse avant de se casser en deux pour saluer, et disparaître. Sortie parfaite. Les applaudissements savent tout à coup à qui ils s’adressent.
Françoise est heureuse que l’émission ait été diffusée en clair. Elle aurait rien vu, sinon. Cela aurait été dommage. Elle a beaucoup aimé ce moment de sa vie. Beaucoup.
C’est un peu répétitif, elle le reconnaitrait si quelqu’un le lui demandait, mais elle a perdu le goût pour une cuisine plus sophistiquée. Comme quoi… même les plaisirs de base, on finit par pouvoir s’en passer, elle s’est prise à penser, l’autre soir.
Nourrir la bête et la maintenir propre, c’est cet objectif là qu’elle poursuit à présent. La guerre contre le lierre, elle l’a perdue. Tout ce cirque en équilibre sur le tabouret pour recommencer deux mois plus tard… Les persiennes restent fermées. On s’y fait très bien.
C’est encore la fille qu’elle connaît dis-donc. Dans quel film, elle l’a vue ?... Elle a dû gagner pour qu’il l’appelle sur l’estrade. Elle va remercier la terre entière, sûr. Elle est jolie, remarque. Profite, ma fille, profite ! C’est ton heure, on dirait…
Françoise quitte la pièce, happée par les grésillements de la chair grasse. La fille brandit sa compression dorée, se nourrit des applaudissements en serrant le trophée contre elle comme une poupée puis appelle la salle au silence d’un geste.
- Trop contente !!... Amélie ! Désolée. Tu as été formidable dans « Traine-savane », mais j’ai pas mal assuré non plus (rires dans la salle). On a tous été bon sur ce film. Merci Didier pour ta confiance et ta guidance attentive. Merci à l’équipe et à tous ceux qui ont participé à cette belle aventure. Merci ! Merci ! Merci ! Bon, les usages étant respectés, je demande à exercer mon joker : une spéciale dédicace. Si vous avez encore une minute. Mettons deux...
A côté, Françoise n’entend rien. Elle guette. Il faut qu’il reste un demi-centimètre de chair foncée entre les deux bandes que la cuisson pâlit. C’est sec ou cru, sinon.
- Je vous la fais brève ; même si ça mériterait un meilleur traitement. Un court-métrage, peut-être ?... (elle fixe la salle). Si ça intéresse quelqu’un, je prends le rôle, mais je renonce à mon cachet. C’est que je suis bankébeule, maintenant. (nouveaux rires). Ce César, donc, je le dédie à la meilleure professeure d’art dramatique que j’ai eue. Une infirmière. Son cours a duré moins d’une heure. Je vous raconte…
- Le jour de mes 21 ans, je me suis retrouvée aux urgences de l’Hôtel Dieu pour une migraine atroce. Je souffrais tellement que je voulais mourir. Ils me demandaient de qualifier ma douleur de 1 à 10 et je répondais 12. C’était un dimanche, je m’en souviens très bien et de l’interne de garde aussi. C’était sa première ponction lombaire et il s’y est repris à trois fois. J’ai morflé comme jamais. J’avais perdu mon boulot de serveuse la veille. Je devais à tout le monde. Comment j’allais payer mes cours ? Et le reste ?... Et puis c’était mon anniversaire, quoi ! J’étais seule de chez seule, à souffrir comme une damnée sur mon lit, dans une pièce d’examens qui puait et où on m’avait oubliée. Alors, j’ai éclaté en sanglots.
Une femme est entrée. Une infirmière. Je sais plus son nom. Je l’ai jamais su, je crois. Elle m’a regardée. « La PL, c‘est toi ? ». PL, ça veut dire ponction lombaire. J’ai hoché la tête.
- Sèche tes larmes, elle m’a dit. Redresse-toi. S’il ne reste plus que ça, qu’il te reste au moins ça !... Tu es étudiante ?
Je lui ai dit que je suivais des cours, en effet, mais pour devenir comédienne.
- Voyez-vous ça ?! Elle s’est exclamée en tirant le coussin vers le haut pour que je me bouge.
Une fois que je me suis tenue assise, dos appuyé sur l’oreiller, elle s’est reculée et m’a fixée.
- Comédienne !... elle a répété. Tu ne vois donc pas que la vie t’enseigne ?!...
Elle s’est tue et a entrouvert la bouche, visage tendu, bras ballants pour m’inciter à répondre. Mais je ne voyais pas de quoi elle voulait parler.
- Comment tu vas pleurer devant la caméra si tu n’as jamais connu la douleur ?
Je m’attendais à tout sauf à ça.
- C’est mon anniversaire, aujourd’hui.
C’est tout ce que j’ai trouvé à répondre. Elle a accusé réception en ouvrant davantage les yeux. La leçon avait commencé.
- Parfait, elle a soufflé. Je t’offre un casting !
Et elle a disparu. Quand elle est revenue, elle tenait un petit cadre dans sa main droite. Elle s’est approchée et me l’a tendu.
- Je repasse dans 5 minutes. Tu l’apprends et tu me le récites. Attention : je veux croire à chaque mot que tu prononces, chaque syllabe. Après, je te dirais si ça vaut la peine que tu continues ou si tu te montes le bourrichon. Le voilà, ton cadeau d’anniversaire ! A toi d’en faire quelque chose…
Les 5 minutes sont devenues dix, puis quinze ; elle avait dû être appelée ailleurs ou bien c’était voulu, je ne sais pas. Quand elle est revenue, je savais le texte par cœur. Un poème de vingt lignes. J’ai reconnu son pas, mais elle n’était pas seule. Accompagnée de trois autres infirmières et de deux brancardiers.
Ils se sont installés en demi-cercle, à deux mètres du lit. C’était hyper strange comme audition. Et mon professeur m’a dit : « vas-y ! ». J’ai tellement eu le trac sur le coup que je n’ai plus ressenti aucune douleur. Rien. Même si je la cherchais. J’avais le cœur qui battait la chamade et ma température était montée de dix degrés, mais j’ai soufflé un bon coup et je me suis lancée.
L’attaque a été vraiment… ratée ; mais je me suis reprise de suite : au second vers, j’y étais et, au troisième, je vivais ce que je disais. C’était facile parce que c’était beau. Enfin, pas vraiment facile et pas seulement beau. Vous verrez. A la fin, ils ont applaudi. Pour de vrai, je crois. Une femme est venue me faire la bise et ils sont repartis. Basta. Elle, était restée et s’est approchée de moi. Elle a récupéré son cadre et m’a juste dit en me serrant le bras : « Fonce !! » Et puis, aussi, au moment de ressortir : « Joyeux anniversaire, ma grande ! ».
Une poêle fumante entre dans le petit salon. Françoise la suit. « Encore là, celle-là ? Quelle pie ! »
- Je vais vous dire ce poème. De Lucien Jacques. C’est la deuxième minute que j’ai réclamée (rires again). J’y vais !
Je crois en l'homme, cette ordure,
Je crois en l'homme, ce fumier, ce sable mouvant, cette eau morte.
Je crois en l'homme, ce tordu, cette vessie de vanité.
Je crois en l'homme, cette pommade,
Ce grelot, cette plume au vent, ce boutefeu, ce fouille-merde.
Je crois en l'homme, ce lèche sang.
Malgré tout ce qu'il a pu faire de mortel et d'irréparable.
Je crois en lui
Pour la sûreté de sa main, Pour son goût de la liberté,
Pour le jeu de sa fantaisie.
Pour son vertige devant l'étoile,
Je crois en lui pour le sel de son amitié,
Pour l'eau de ses yeux, pour son rire,
Pour son élan et ses faiblesses.
Je crois à tout jamais en lui
Pour une main qui s'est tendue, pour un regard qui s'est offert. (Elle marque une pause, fixe la caméra)
Et puis surtout et avant tout
Pour le simple accueil d'un berger.
Elle se tait une seconde avant d’ajouter en souriant : « … ou d’une infirmière ! »
- Voilà ; je vous libère. Place au meilleur espoir masculin…
Françoise a posé la poêle sur le dessous-de-plat un peu à l’aveuglette. Ses yeux cherchent le cadre sur la cheminée et le trouvent. A la télé, la jeune fille a repris son César et s’avance sur le devant de la scène. Elle s’immobilise, se retourne et pose le totem derrière elle, revient face à la salle et réclame son attention en levant haut les deux index. Puis, sans temps mort, jetant ses bras en arrière, elle effectue un salto parfait qui l’amène juste derrière le trophée. Qu’elle ramasse avant de se casser en deux pour saluer, et disparaître. Sortie parfaite. Les applaudissements savent tout à coup à qui ils s’adressent.
Françoise est heureuse que l’émission ait été diffusée en clair. Elle aurait rien vu, sinon. Cela aurait été dommage. Elle a beaucoup aimé ce moment de sa vie. Beaucoup.