Marianne Brunschwig
Grand-Père
Mon grand-père a pour habitude d’en changer très régulièrement. A intervalles longs cependant et qui peuvent aller jusqu’à plusieurs mois, de sorte qu’il ne parait capricieux à personne. Il s’impose la discipline de ne pas vieillir, et c’est ainsi qu’il y parvient. La famille se plie à ses règles.
On est pourtant à peu près sûr que ses nouvelles lubies s’installent en fin de semaine. Il arrive donc, tous les quelques mois, que l’un ou l’autre d’entre nous s’inquiète : « Ce sera peut-être demain, pour Grand-père ? »… Et, pendant un instant, nous restons en suspens, tentons d’imaginer ce que le vieux monsieur va, dès le lendemain réformer de sa vie. Le lundi arrive, apportant ou n’apportant pas de modification.
Qu’il se lève en clamant : « Les enfants, je ne fume plus à partir d’aujourd’hui » ou « J’irai à la piscine au lieu de marcher dans le bois » ou encore « J’ai décidé que j’aimais les endives ! » ne dérange personne. On range les cendriers, on lui sort une serviette et ma mère cuisine des endives au gratin.
Il habite chez nous, dans la chambre du haut, celle qui donne sur la terrasse. Au dessus de son lit, une photo du Rialto : les façades des palais tordues dans leurs reflets. Les autres murs sont nus.
Sans rien faire de spécial – il n’a aucune de ces manies de vieux qui imposent silence à leur entourage-, Grand père a réussi à ce que jamais personne n’entre « chez lui ». Il s’occupe de ses affaires lui-même et fait lui-même son ménage. On ne monte que quand il appelle. Moi, il m’appelle tous les matins.
C’est dans sa chambre mansardée, assis sur une chaise paillée en face de lui à demi étendu sur son lit qu’il vient de border, que du lundi au vendredi, grand-père, entre neuf et dix heures, insuffle le doute à mon âme.
Il le fait doucement, sans méchanceté aucune, mais avec un tel naturel qu’il serait absurde de ne pas le croire. Il dit :
« Tu es bon élève, Jean, tu as de bons résultats, mais qui sait ce que cela cache ? Tu es sage comme ils disent tous, mais qui me dit si tu es heureux ? Et puis, tu le sais toi, à quoi ta mère pense, elle qui sourit toujours, elle qui a un front si lisse ? Oh, ne te fie pas, petit Jean, qui te dit que demain elle n’oubliera pas mes endives ! »
J’aime alors les sillons qui plissent son front comme des vagues tracées à la plume sur une feuille de papier.
« Tu sais ce qu’il y a de plus beau ? »¸
Il attend alors, immobile, l’œil fixé en haut de la fenêtre et, d’une voix à nouveau pleine de corps, il tonne :
« Ben oui, petit, c’est réellement formidable, ça ! Ce qu’il y a de plus beau, c’est qu’on n’est sûr de rien ! »
Je suis, quand il dit cela, chaque fois mal à l’aise et chaque fois il m’embrasse, me serre très fort contre lui : « Ce que ça fait du bien, non d’un chien ! ». Et puis il me chasse : « à lundi petit ! » (Car les fins de semaines nous ne le voyons jamais).
Je pars sans contenance, déterminé pourtant à en apprendre plus dès la semaine suivante.
J’ai eu treize ans samedi. Ce matin, quand je suis monté, mon grand père m’a dit : « A partir de dorénavant, ne monte plus chez moi le matin. »
Alors je me suis mis à le regarder.
Il est très grand, à peine voûté, seulement depuis le haut du corps, à force d’avoir marché dans le bois, la tête penchée sur ses pensées. Il a de très beaux cheveux blancs qui jaunissent à peine malgré l’absence délibérée de lotion anti-jaunissement. Sa bouche est mince, ses lèvres serrées et il a de grandes joues plates qu’il fait trembler en secouant la tête pour faire rire les enfants. Il appelle cela « faire le canard ». Il aime beaucoup les enfants.
Je fais bien attention mais j’ai beau l’observer, je ne trouve rien dans sa façon d’être qui justifie le doute dont il m’a parlé, bien au contraire : il a, quand il joue, un entrain de jeune homme et si un petit triche, il s’applique à trouver un gage avec un zèle de maître d’école. Il met à s’habiller un soin que je n’ai rencontré par la suite chez aucun jeune homme ni même chez aucune jeune femme. C’est une ardeur tout à fait dénuée de coquetterie ; c’est de la ferveur. Quand il se regarde dans la glace pour vérifier l’assortiment du beige de sa cravate avec le brun de son veston, on dirait qu’il rend hommage au vêtement. Il caresse d’ailleurs fréquemment les tissus. On le surprend rarement à regarder son visage. C’est comme s’il servait de mannequin ; son rôle se borne à porter.
Quand il mange, il savoure. Il parle très peu pour ne pas être « ailleurs » que dans le fumet de l’assiette. Il entre en nourriture comme il entre en jeu, en toilette, en promenade, avec un engagement total.
Est-ce de changer d’habitudes qui le rend si concentré dans chaque chose qu’il entreprend ?
Plusieurs fois j’ai voulu lui poser la question : « Où trouves-tu tellement d’énergie si tu n'es pas certain que tout cela existe ? »
Mais depuis le jour de mes treize ans, Grand-père a fermé sa porte. Je n’ai plus eu aucun tête à tête avec lui.
Et puis, un jour, j’étais marié, mon deuxième fils avait deux ans et je descendais du train de 7 h. 32 à la gare de Santa Lucia. Je poussais le chariot des valises et avais installé l’aîné sur un sac pendant que ma femme portait le plus jeune. Nous sortions de la gare et nous trouvions déjà en bas des marches, étant passés par la rampe, sur le côté. Je me retournai alors pour vérifier que rien de notre chargement n’avait glissé par terre.
C’est alors que je l’ai vu, mon grand père, très vieux, debout, immobile au milieu des marches, tout entier faisant face au canal.
Il portait l’imperméable beige que je lui connaissais depuis toujours. J’ai bloqué le chariot et j’ai couru vers lui, transporté, bouleversé.
Je lui ai touché l’épaule le plus doucement que j’ai pu : « Grand-père… »
Je redevenais un enfant.
Il n’a pas paru surpris. Il ne m’a pas regardé. Il a seulement pris ma main, sans se retourner, comme s’il m’avait toujours attendu là et, d’une voix sourde, il m’a dit : « Tu vois, petit, elle est là ma force. Je descends du train depuis soixante ans, une fois par semaine pour la regarder. Elle est tellement belle ! J'ai si peur chaque fois de l'avoir rêvée, qu'elle ait disparu, d’une semaine sur l’autre… Je la quitte avec crainte et puis je la retrouve ! Je me poste devant elle, je la laisse venir. Dans les livres on dit que Venise s’offre. Moi, je n'ai jamais osé la prendre. J'ai eu trop peur de la détruire. Je ne sais pas ce qu'elle me cache. Je reste devant elle tous les samedis, toute la journée, debout sur cette marche d’escalier ouvert sur le grand canal et je suis pris par sa beauté que la lumière sculpte d'un samedi à l'autre. Je prie pour qu'elle ne s'efface pas et espère toute la semaine la contempler encore.
Puis je reprends le train du soir pour Paris. »
Qu’il se lève en clamant : « Les enfants, je ne fume plus à partir d’aujourd’hui » ou « J’irai à la piscine au lieu de marcher dans le bois » ou encore « J’ai décidé que j’aimais les endives ! » ne dérange personne. On range les cendriers, on lui sort une serviette et ma mère cuisine des endives au gratin.
Il habite chez nous, dans la chambre du haut, celle qui donne sur la terrasse. Au dessus de son lit, une photo du Rialto : les façades des palais tordues dans leurs reflets. Les autres murs sont nus.
Sans rien faire de spécial – il n’a aucune de ces manies de vieux qui imposent silence à leur entourage-, Grand père a réussi à ce que jamais personne n’entre « chez lui ». Il s’occupe de ses affaires lui-même et fait lui-même son ménage. On ne monte que quand il appelle. Moi, il m’appelle tous les matins.
C’est dans sa chambre mansardée, assis sur une chaise paillée en face de lui à demi étendu sur son lit qu’il vient de border, que du lundi au vendredi, grand-père, entre neuf et dix heures, insuffle le doute à mon âme.
Il le fait doucement, sans méchanceté aucune, mais avec un tel naturel qu’il serait absurde de ne pas le croire. Il dit :
« Tu es bon élève, Jean, tu as de bons résultats, mais qui sait ce que cela cache ? Tu es sage comme ils disent tous, mais qui me dit si tu es heureux ? Et puis, tu le sais toi, à quoi ta mère pense, elle qui sourit toujours, elle qui a un front si lisse ? Oh, ne te fie pas, petit Jean, qui te dit que demain elle n’oubliera pas mes endives ! »
J’aime alors les sillons qui plissent son front comme des vagues tracées à la plume sur une feuille de papier.
« Tu sais ce qu’il y a de plus beau ? »¸
Il attend alors, immobile, l’œil fixé en haut de la fenêtre et, d’une voix à nouveau pleine de corps, il tonne :
« Ben oui, petit, c’est réellement formidable, ça ! Ce qu’il y a de plus beau, c’est qu’on n’est sûr de rien ! »
Je suis, quand il dit cela, chaque fois mal à l’aise et chaque fois il m’embrasse, me serre très fort contre lui : « Ce que ça fait du bien, non d’un chien ! ». Et puis il me chasse : « à lundi petit ! » (Car les fins de semaines nous ne le voyons jamais).
Je pars sans contenance, déterminé pourtant à en apprendre plus dès la semaine suivante.
J’ai eu treize ans samedi. Ce matin, quand je suis monté, mon grand père m’a dit : « A partir de dorénavant, ne monte plus chez moi le matin. »
Alors je me suis mis à le regarder.
Il est très grand, à peine voûté, seulement depuis le haut du corps, à force d’avoir marché dans le bois, la tête penchée sur ses pensées. Il a de très beaux cheveux blancs qui jaunissent à peine malgré l’absence délibérée de lotion anti-jaunissement. Sa bouche est mince, ses lèvres serrées et il a de grandes joues plates qu’il fait trembler en secouant la tête pour faire rire les enfants. Il appelle cela « faire le canard ». Il aime beaucoup les enfants.
Je fais bien attention mais j’ai beau l’observer, je ne trouve rien dans sa façon d’être qui justifie le doute dont il m’a parlé, bien au contraire : il a, quand il joue, un entrain de jeune homme et si un petit triche, il s’applique à trouver un gage avec un zèle de maître d’école. Il met à s’habiller un soin que je n’ai rencontré par la suite chez aucun jeune homme ni même chez aucune jeune femme. C’est une ardeur tout à fait dénuée de coquetterie ; c’est de la ferveur. Quand il se regarde dans la glace pour vérifier l’assortiment du beige de sa cravate avec le brun de son veston, on dirait qu’il rend hommage au vêtement. Il caresse d’ailleurs fréquemment les tissus. On le surprend rarement à regarder son visage. C’est comme s’il servait de mannequin ; son rôle se borne à porter.
Quand il mange, il savoure. Il parle très peu pour ne pas être « ailleurs » que dans le fumet de l’assiette. Il entre en nourriture comme il entre en jeu, en toilette, en promenade, avec un engagement total.
Est-ce de changer d’habitudes qui le rend si concentré dans chaque chose qu’il entreprend ?
Plusieurs fois j’ai voulu lui poser la question : « Où trouves-tu tellement d’énergie si tu n'es pas certain que tout cela existe ? »
Mais depuis le jour de mes treize ans, Grand-père a fermé sa porte. Je n’ai plus eu aucun tête à tête avec lui.
Et puis, un jour, j’étais marié, mon deuxième fils avait deux ans et je descendais du train de 7 h. 32 à la gare de Santa Lucia. Je poussais le chariot des valises et avais installé l’aîné sur un sac pendant que ma femme portait le plus jeune. Nous sortions de la gare et nous trouvions déjà en bas des marches, étant passés par la rampe, sur le côté. Je me retournai alors pour vérifier que rien de notre chargement n’avait glissé par terre.
C’est alors que je l’ai vu, mon grand père, très vieux, debout, immobile au milieu des marches, tout entier faisant face au canal.
Il portait l’imperméable beige que je lui connaissais depuis toujours. J’ai bloqué le chariot et j’ai couru vers lui, transporté, bouleversé.
Je lui ai touché l’épaule le plus doucement que j’ai pu : « Grand-père… »
Je redevenais un enfant.
Il n’a pas paru surpris. Il ne m’a pas regardé. Il a seulement pris ma main, sans se retourner, comme s’il m’avait toujours attendu là et, d’une voix sourde, il m’a dit : « Tu vois, petit, elle est là ma force. Je descends du train depuis soixante ans, une fois par semaine pour la regarder. Elle est tellement belle ! J'ai si peur chaque fois de l'avoir rêvée, qu'elle ait disparu, d’une semaine sur l’autre… Je la quitte avec crainte et puis je la retrouve ! Je me poste devant elle, je la laisse venir. Dans les livres on dit que Venise s’offre. Moi, je n'ai jamais osé la prendre. J'ai eu trop peur de la détruire. Je ne sais pas ce qu'elle me cache. Je reste devant elle tous les samedis, toute la journée, debout sur cette marche d’escalier ouvert sur le grand canal et je suis pris par sa beauté que la lumière sculpte d'un samedi à l'autre. Je prie pour qu'elle ne s'efface pas et espère toute la semaine la contempler encore.
Puis je reprends le train du soir pour Paris. »