François Momal
Pensées vagabondes
Isaac est étendu dans l’herbe du jardin. Il contemple les nuages qui flottent dans le ciel. Par ce bel après-midi de juin un vent léger pousse de gros cumulo-nimbus au-dessus de la campagne anglaise. Les contours des masses blanches évoluent lentement mais surement. Son jeune neveu Arthur, de nature moins contemplative, court dans l’herbe. Il est jeune et a besoin de se dépenser. Isaac lui fixe les formes cotonneuses dont les reliefs mouvants se détachent sur fond de ciel bleu. Ces nuages ne sont pas une illusion, ils existent bel et bien.
Qui ira témoigner qu’un jour de la fin du printemps de l’an de grâce mille six cent soixante-sept il a suivi l’évolution lente et majestueuse de nuages dans un beau ciel bleu de la campagne anglaise? Certainement pas Arthur qui se fout des contemplations d’Isaac et court désormais après une poule.
Bien que fraichement diplômé de Cambridge (bachelor of arts du Trinity College s’il vous plait) et adepte de la philosophie expérimentale, Isaac sait qu’il est sur une pente savonneuse où ses connaissances scientifiques, fraîchement acquises, lui seront de peu d’utilité. Pourquoi des nuages dans le ciel ? Pourquoi telle forme et non une autre ? Et petit à petit, par une de ces expériences de pensée qu’il affectionne, Isaac en vient tout naturellement à buter sur LA question fondamentale : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? D’aucuns auraient pu lui répondre que c’est ainsi et pas autrement. Circulez ! Il n’y a rien à voir. Pas de questions à se poser. Mais pour Isaac il y a beaucoup à voir, beaucoup à penser, beaucoup à questionner.
Isaac est là à contempler les nuages. Bien qu’il soit un élément réflexif, lui-même partie prenante de ce même univers, il aimerait le contourner, le prendre en défaut par la pensée. Oui Isaac baigne dans de l’existant. Il est lui-même existant questionnant le fondement d’autres éléments existant. A quoi bon ? Isaac n’aime pas les évidences. Oui pourquoi ces nuages, des formes nommées « nuages » par les hommes, dans le ciel plutôt que rien ? L’homme a mis des mots sur les choses pour se rassurer mais Isaac, petit à petit, se dit qu’en grattant le vernis des mots il pourrait secouer les apparences pour se rapprocher, en cercles concentriques, de la gratuité mystérieuse des choses. Isaac goûte ce questionnement intellectuel, ce vertige de la pensée qui essaie de se saisir elle-même sans jamais y parvenir, ce vertige qui vous prend quand tombent les évidences rassurantes.
Arthur a cessé de courser la poule et s’est désormais assis sur une grosse pierre le long de la rivière qui coule en contrebas du jardin. Tout en poussant de petits cris il jette des cailloux dans l’eau et essaie maladroitement de toucher les quelques poissons qui viennent s’aventurer près de la berge. Arthur est heureux dans le monde des évidences. Pour l’instant il ne lui viendrait certainement pas à l’esprit d’aller titiller le sens au-delà du sensible. Arthur aurait aimé jouer avec son jeune oncle Isaac. Mais celui-ci est un être renfermé dont les relations avec les autres sont difficiles. Arthur se retourne pour deviner de loin la silhouette de son oncle étendue dans les hautes herbes du jardin.
Isaac laisse dériver sa pensée comme dérivent les nuages là-haut poussés par le vent. Les outils mathématiques lui sont de peu d’aide. Comment mettre en équation la contingence de ces nuages ? Une belle équation qui pourrait sous-tendre l’ensemble du monde sensible. Les jours sont longs en juin et Isaac a tout loisir d’apprécier la lumière déclinante de cette fin de journée.
Arthur s’est relevé et marche le long de la berge. Il s’aventure sur un grand rocher plat couvert de mousse mais glisse et se retrouve les quatre fers en l’air dans une eau verte et odorante. L’eau est peu profonde mais Arthur est pris dans la vase qui, telle une ventouse, aspire le fondement d’Arthur. Pris de panique, il interpelle son oncle de toute la force de ses jeunes poumons. Mais Isaac est toujours à ses rêveries de contemplatif solitaire. Alors Arthur donne de violents coups de rein, bascule à droite, à gauche, pour se libérer de l’emprise de la vase. Rien n’y fait. Il est plaqué dans la soupe verte par une force invisible mais bien réelle. De nouveau Arthur s’époumone à l’adresse de son oncle. Finalement sa main droite agrippe une racine et par une forte traction du bras sur la racine, Arthur réussit à s’extraire de la vase pour revenir s’asseoir sur la berge.
La silhouette d’Isaac n’a pas bougé. Il poursuit son expérience de pensée. Il est descendu d’un niveau, là où le vernis rassurant des mots que l’homme a plaqué sur les choses a craqué, là où l’on s’approche au plus près de l’être même des choses, des nuages, du fond bleu du ciel, de la Lune que l’on devine dans un coin de l’azur en cette fin d’après-midi. Isaac a une bonne vue et ausculte désormais la surface du petit satellite. Il observe les cratères petits et grands et la figure complexe des taches noires sur la peau blanche de la Lune. Là-haut des forces prodigieuses, de gigantesques impacts ont dessiné ces disques noirs. Là-haut, encore plus loin, d’autres mondes gigantesques évoluent tranquillement à l’abri des regards d’Isaac en se foutant royalement de sa petite existence. Tous ces mondes invisibles à ses yeux ont néanmoins une existence propre et n’ont pas attendu Isaac pour se déployer en majesté. Mais comment peuvent-ils exister si personne n’est là pour les observer, les penser ? Il est de nouveau pris de vertige. Mais ce malaise ne le dissuade en rien de poursuivre son expérience de pensée.
Arthur a quitté la berge de la rivière et a rejoint la partie haute du jardin, non sans avoir jeté au passage un méchant regard à son oncle. Arthur retrouve le petit verger planté au pied de la grande maison. Un peu de compagnie n’aurait pas été de trop pour le petit bonhomme qui n’est pas un contemplatif solitaire comme l’autre là-bas, toujours étendu dans les herbes. Arthur n’est pas assez grand pour cueillir une pomme, même parmi celles qui pendent aux branches les plus basses du seul pommier du verger. Là aussi son oncle aurait été le bienvenu.
Oui tous ces mondes existent pleinement en suivant d’obscures trajectoires. Mais peut-être pas si obscures que cela ! Kepler a bien démontré que les planètes suivent des ellipses autour du Soleil. Des ellipses ! Des courbes relativement simples somme toute. Comme si, se dit Isaac, comme si une certaine bienveillance était à l’œuvre souterrainement dans la Nature. Une bienveillance qui se laisserait assez facilement mettre en équation. Isaac est maintenant revenu de la contrée des questions ontologiques fondamentales, des sables mouvants des questions à jamais sans réponses, des pourquoi que l’on peut poser sans fin, la réponse à un pourquoi entrainant elle-même un nouveau pourquoi. Peut-être aurait-il plus de chances avec le Comment ?
Arthur s’ennuie. Il n’est pas loin de vouloir lancer un petit caillou sur son oncle, un petit caillou lancé en l’air qui suivrait une belle trajectoire parabolique (avec vitesse initiale) mais Arthur est trop jeune pour le savoir. Encore faudrait-il s’assurer que le point d’impact de la parabole du petit caillou soit quelque part sur la surface du corps de son jeune oncle. Alors Arthur se lance et, par un jeu d’essais erreurs, affine son tir.
C’est alors qu’Isaac Newton ressent la piqure du petit caillou sur sa poitrine. Il se lève et aperçoit Arthur tout penaud près du verger. Arthur qui vient de mettre un terme à l’expérience de pensée d’Isaac. L’oncle se rapproche alors de son neveu à petits pas dans l’herbe et vient lui déposer un baiser sur le front. « Merci Arthur » dit le futur savant à son tout jeune et bien involontaire assistant.
Bien que fraichement diplômé de Cambridge (bachelor of arts du Trinity College s’il vous plait) et adepte de la philosophie expérimentale, Isaac sait qu’il est sur une pente savonneuse où ses connaissances scientifiques, fraîchement acquises, lui seront de peu d’utilité. Pourquoi des nuages dans le ciel ? Pourquoi telle forme et non une autre ? Et petit à petit, par une de ces expériences de pensée qu’il affectionne, Isaac en vient tout naturellement à buter sur LA question fondamentale : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? D’aucuns auraient pu lui répondre que c’est ainsi et pas autrement. Circulez ! Il n’y a rien à voir. Pas de questions à se poser. Mais pour Isaac il y a beaucoup à voir, beaucoup à penser, beaucoup à questionner.
Isaac est là à contempler les nuages. Bien qu’il soit un élément réflexif, lui-même partie prenante de ce même univers, il aimerait le contourner, le prendre en défaut par la pensée. Oui Isaac baigne dans de l’existant. Il est lui-même existant questionnant le fondement d’autres éléments existant. A quoi bon ? Isaac n’aime pas les évidences. Oui pourquoi ces nuages, des formes nommées « nuages » par les hommes, dans le ciel plutôt que rien ? L’homme a mis des mots sur les choses pour se rassurer mais Isaac, petit à petit, se dit qu’en grattant le vernis des mots il pourrait secouer les apparences pour se rapprocher, en cercles concentriques, de la gratuité mystérieuse des choses. Isaac goûte ce questionnement intellectuel, ce vertige de la pensée qui essaie de se saisir elle-même sans jamais y parvenir, ce vertige qui vous prend quand tombent les évidences rassurantes.
Arthur a cessé de courser la poule et s’est désormais assis sur une grosse pierre le long de la rivière qui coule en contrebas du jardin. Tout en poussant de petits cris il jette des cailloux dans l’eau et essaie maladroitement de toucher les quelques poissons qui viennent s’aventurer près de la berge. Arthur est heureux dans le monde des évidences. Pour l’instant il ne lui viendrait certainement pas à l’esprit d’aller titiller le sens au-delà du sensible. Arthur aurait aimé jouer avec son jeune oncle Isaac. Mais celui-ci est un être renfermé dont les relations avec les autres sont difficiles. Arthur se retourne pour deviner de loin la silhouette de son oncle étendue dans les hautes herbes du jardin.
Isaac laisse dériver sa pensée comme dérivent les nuages là-haut poussés par le vent. Les outils mathématiques lui sont de peu d’aide. Comment mettre en équation la contingence de ces nuages ? Une belle équation qui pourrait sous-tendre l’ensemble du monde sensible. Les jours sont longs en juin et Isaac a tout loisir d’apprécier la lumière déclinante de cette fin de journée.
Arthur s’est relevé et marche le long de la berge. Il s’aventure sur un grand rocher plat couvert de mousse mais glisse et se retrouve les quatre fers en l’air dans une eau verte et odorante. L’eau est peu profonde mais Arthur est pris dans la vase qui, telle une ventouse, aspire le fondement d’Arthur. Pris de panique, il interpelle son oncle de toute la force de ses jeunes poumons. Mais Isaac est toujours à ses rêveries de contemplatif solitaire. Alors Arthur donne de violents coups de rein, bascule à droite, à gauche, pour se libérer de l’emprise de la vase. Rien n’y fait. Il est plaqué dans la soupe verte par une force invisible mais bien réelle. De nouveau Arthur s’époumone à l’adresse de son oncle. Finalement sa main droite agrippe une racine et par une forte traction du bras sur la racine, Arthur réussit à s’extraire de la vase pour revenir s’asseoir sur la berge.
La silhouette d’Isaac n’a pas bougé. Il poursuit son expérience de pensée. Il est descendu d’un niveau, là où le vernis rassurant des mots que l’homme a plaqué sur les choses a craqué, là où l’on s’approche au plus près de l’être même des choses, des nuages, du fond bleu du ciel, de la Lune que l’on devine dans un coin de l’azur en cette fin d’après-midi. Isaac a une bonne vue et ausculte désormais la surface du petit satellite. Il observe les cratères petits et grands et la figure complexe des taches noires sur la peau blanche de la Lune. Là-haut des forces prodigieuses, de gigantesques impacts ont dessiné ces disques noirs. Là-haut, encore plus loin, d’autres mondes gigantesques évoluent tranquillement à l’abri des regards d’Isaac en se foutant royalement de sa petite existence. Tous ces mondes invisibles à ses yeux ont néanmoins une existence propre et n’ont pas attendu Isaac pour se déployer en majesté. Mais comment peuvent-ils exister si personne n’est là pour les observer, les penser ? Il est de nouveau pris de vertige. Mais ce malaise ne le dissuade en rien de poursuivre son expérience de pensée.
Arthur a quitté la berge de la rivière et a rejoint la partie haute du jardin, non sans avoir jeté au passage un méchant regard à son oncle. Arthur retrouve le petit verger planté au pied de la grande maison. Un peu de compagnie n’aurait pas été de trop pour le petit bonhomme qui n’est pas un contemplatif solitaire comme l’autre là-bas, toujours étendu dans les herbes. Arthur n’est pas assez grand pour cueillir une pomme, même parmi celles qui pendent aux branches les plus basses du seul pommier du verger. Là aussi son oncle aurait été le bienvenu.
Oui tous ces mondes existent pleinement en suivant d’obscures trajectoires. Mais peut-être pas si obscures que cela ! Kepler a bien démontré que les planètes suivent des ellipses autour du Soleil. Des ellipses ! Des courbes relativement simples somme toute. Comme si, se dit Isaac, comme si une certaine bienveillance était à l’œuvre souterrainement dans la Nature. Une bienveillance qui se laisserait assez facilement mettre en équation. Isaac est maintenant revenu de la contrée des questions ontologiques fondamentales, des sables mouvants des questions à jamais sans réponses, des pourquoi que l’on peut poser sans fin, la réponse à un pourquoi entrainant elle-même un nouveau pourquoi. Peut-être aurait-il plus de chances avec le Comment ?
Arthur s’ennuie. Il n’est pas loin de vouloir lancer un petit caillou sur son oncle, un petit caillou lancé en l’air qui suivrait une belle trajectoire parabolique (avec vitesse initiale) mais Arthur est trop jeune pour le savoir. Encore faudrait-il s’assurer que le point d’impact de la parabole du petit caillou soit quelque part sur la surface du corps de son jeune oncle. Alors Arthur se lance et, par un jeu d’essais erreurs, affine son tir.
C’est alors qu’Isaac Newton ressent la piqure du petit caillou sur sa poitrine. Il se lève et aperçoit Arthur tout penaud près du verger. Arthur qui vient de mettre un terme à l’expérience de pensée d’Isaac. L’oncle se rapproche alors de son neveu à petits pas dans l’herbe et vient lui déposer un baiser sur le front. « Merci Arthur » dit le futur savant à son tout jeune et bien involontaire assistant.