Mickaël Auffray
Samskeyti
Nous arrivions sur les hauteurs de Samskeyti, cité nordique teintée en monochrome. À l'entrée du village, le crépuscule jetait les derniers rayons d'un soleil froid. Sortis du véhicule, nous fîmes quelques pas et lorsque je m'étirai, mon bras buta sur la façade d'un édifice ancien, c'était un hôtel à la devanture un peu chagrine ; les massifs n'étaient plus entretenus et les volets partaient en lambeaux.
Je caressai les vieilles pierres du mur comme pour dire bonjour au village. Un lézard un peu fou fit soudain irruption, ma main lui barrait la route. Il redressa la tête et me fixa dans les yeux : « Laisse-moi passer imbécile ! ». Je levai mon bras, il partit dans la direction opposée.
- Hé ho ! Tu viens ? Je crois que c'est ici.
- J'arrive.
Dans le hall taciturne régnait une odeur de renfermé. Une odeur définitive. Le réceptionniste portait une moustache beige et une redingote de la même couleur. Il avait le visage raviné et le teint grisâtre des murs de l'hôtel, j'eus l'impression qu'un lézard allait passer sur lui. Je tendis la réservation, il leva le bras mécaniquement pour saisir les clés.
- Une seule nuit c'est ça ?
- Oui.
- Vous avez raison, il n'y a plus rien à voir.
- Comment ça ?
- Il faut bien loger tout le monde, dit-il en s'éloignant vers son bureau étriqué.
Je commençai à méditer sur cette phrase énigmatique, mais elle tira ma main pour monter dans la chambre. Elle inspecta rapidement les lieux et comme d'habitude, j’ironisais sur la présence potentielle de blattes et d'araignées se terrant dans les recoins des vieilles auberges. Elle se fâcha avec un sourire d'enfant avant d'allonger sa fatigue. Quand je lui fis part de mes intentions d'aller explorer le quartier, elle me somma de faire attention. Je balayais toujours cet avertissement d'un revers de main ; puis dans un second temps, je me reprenais en la regardant d'un air grave. « Bien sûr, je serai extrêmement prudent ». C'était là mon plus grand rôle d'acteur, elle n'était pas dupe. Je ne souhaitais pas aller bien loin, juste une virée au bar du coin que j'avais repéré à quelques rues de là. Prendre la température sociale du village.
Dehors, la fraîcheur m’obligea à presser le pas et je butai plusieurs fois sur les pavés de la chaussée. Quasiment toutes les maisons avaient les volets fermés, elles sommeillaient de leurs lourdes paupières. Plus loin, un mur écroulé peinait à masquer le cimetière ; un croissant de lune s'était invité au décor, éclairant plusieurs tombes d'un halo de circonstance. J’entraperçus quelques stèles exubérantes, les reflets du marbre lisse, toute cette vanité éteinte. Cette vanité nécessaire. Entre la lune et les cimetières, il a toujours existé un lien étroit : le spot céleste éclairant la grande scène endormie, une mise en relief du passé et du présent. J'ai souvenir que la lune et moi étions bons amis, je lui parlais à une époque et je crois qu'elle m'écoutait. Mais je me suis détourné d'elle, je ne sais plus très bien quand. Sans doute à l'âge où l'innocence se meurt.
Au détour d’une petite rue, je croisai une vieille dame seule sous un réverbère ; elle vidait sa colère en adressant de grands gestes en direction des champs voisins. Je m'approchai un peu d'elle et je pus observer des ombres immenses au loin, des montagnes à la géométrie impeccable. C'est après ces montagnes qu'elle semblait s'égosiller. Soudain, elle entendit la friction des gravillons sous ma semelle... La vieille se tourna, courut vers moi et vint s’agripper à mon col, l'hystérie brûlait ses yeux et elle hurlait dans cette langue que je ne comprenais pas. Je l'écartai de mon passage, elle s’effondra au sol et se mit à pleurer. Je revins pour l'aider à se relever, mais une fois debout elle me gifla. Ses yeux pleins de haine me jetaient des couteaux, mais la haine laissa rapidement place à des larmes salées de désespoir. Je reculai d’un pas, elle s'éloigna doucement la tête dans ses mains.
Je repris mes esprits et après quelques mètres, j'aperçus enfin la façade du bar. Mon entrée n'eut absolument aucun effet sur l'ambiance enfumée de l’établissement. Une dizaine de clients partageaient le comptoir et dans un coin de la salle, un type jouait le tragique de la vie dans son saxophone. Je commandai l'une de ces bières épaisses qui faisait la renommée du pays. Le comptoir contenait son lot d'affreux et de poètes ; c'est dans le deuxième camp que je rencontrai un compatriote. Rapidement, nous échangeâmes quelques mots sur les raisons fortuites de ma présence ici et plus longuement sur les raisons de son exil à lui. Il s'était retiré dans cette bourgade depuis quelques années pour écrire un roman qu'il n'arrivait pas à commencer. La fin par contre s'avérait entièrement rédigée. Il me répétait avec insistance qu'il savait comment toute son histoire allait finir. Mais quand je voulus obtenir plus de détails sur son roman, il botta en touche en me disant que, son inspiration à la peine, il était devenu « un type qui buvait tous les jours les troubles du quotidien ». Nous trinquâmes sur ce bon mot et nos lèvres plongèrent dans les godets. J'étais heureux de l'avoir trouvé ici, un peu comme s'il m'attendait, comme si on ne s'était pas vu depuis longtemps. Je lui fis part de ma rencontre avec la vieille dame, son sourire retomba. Nous commandâmes deux autres bières et il m'invita à prendre place près de la cheminée. Je me demandai si je n'avais pas abordé là un sujet trop sensible, je venais d'arriver dans ce village et je ne me sentais pas assez légitime pour qu'on m'en livre tous les secrets en un soir, tranquillement installé au coin d'un feu. Il fixa les flammes de l'âtre avec un regard solennel, puis démarra son récit :
« Elle n'a pas toujours vadrouillé dans les rues comme une hystérique, cette femme est folle car son mari va mourir deux fois. À son âge avancé, elle marche tous les jours en haut d'une colline pour aller parler à un arbre. Quand on connaît la valeur de ce végétal pour elle, son comportement parait tout à fait rationnel : il y a bien longtemps, quand son mari est mort, elle a creusé un trou pour y déposer ses cendres, puis elle y a planté un arbre. Cet arbre a grandi, elle en a pris soin, elle l’a visité tous les jours, il est beau et plein de vigueur !Mais maintenant qu’elle est la doyenne du village, maintenant qu’elle a vu tous ceux qu'elle aimait mourir, plus personne ne connait les raisons de son attachement pour cet arbre. Et bientôt tout sera noyé dans l'amer béton des villes.
- L'amer béton des villes ?
Il souffla avant de reprendre.
« Tu ne l'as peut-être pas remarqué mais de grands ensembles ont été construits récemment et d'autres vont encore venir cintrer le vieux village. Les travaux prévoient de créer une gigantesque plateforme commerciale et d'autres projets grandiloquents. Son arbre devra bientôt être abattu, c'est inévitable. Les collines vertes vont devenir anthracites, les enfants vont grandir au milieu du ciment et on ne pourra plus observer la plénitude des nuits étoilées. Samskeyti est la ville perdue d'un monde perdu… Et cette vieille dame sort la nuit pour aller hurler sur des tractopelles endormis. Il n'y a plus personne pour la soutenir, les mémoires ont disparu. Alors on dit qu'elle est folle, qu'il faut l'interner. Certains demandent même des preuves ! Tu te rends compte ? « Prouvez-moi que cet arbre est votre défunt mari ? Démontrez-moi, chère madame, que ses cendres ont donné vie à ce végétal ? Expliquez-nous comment la poussière peut être créatrice. »
Il stoppa son récit et prit un air plus dégagé, presque réjoui.
« Après tout, peut-être qu'elle est vraiment folle ! Dans tous les cas, ça ne change rien : cet arbre va être abattu et la vieille disparaitra avec. Je me suis parfois demandé si l'on pouvait mourir malheureux, j'ai désormais la réponse. »
Un silence s'installa. Il fixait le sol, et moi je ne savais que dire sur cette histoire au tragique imminent. Sans remettre en cause son récit, je m'interrogeais sur l'origine des informations qu'il m'avait fournies. Cet écrivain en souffrance n'avait-il pas romancé un peu la situation ? Comment savait-il tout cela ? Et après tout, vivait-il vraiment ici ? J'allais l'interroger sur certains détails mais quand je levai les yeux sur lui, son visage était complètement fermé. Il saisit sa bière et la termina à grandes goulées. Puis, il se leva subitement, tituba et renversa son verre qui se brisa au sol. Il effectua un geste d'excuse un peu vague envers le patron et sortit sans croiser aucun regard, sans même prendre la peine de me saluer. Les clients se tournèrent vers moi avec une mine désabusée. Je terminai rapidement mon verre.
Sur le chemin du retour, quand je repassai à l'endroit où j'avais croisé la vieille, un malaise vint me saisir. Je ne comprenais plus pourquoi nous avions décidé de faire escale ici, ni comment ce village s'était retrouvé sur notre itinéraire. Qu'est-ce qui nous avait amené là ? Dans le clair de lune, on pouvait distinguer des collines massives aux contours nets, j’imaginais leur visage désormais. Je me remis en marche, escorté par quelques feuilles vagabondes que le vent balayait. Il me tardait de rentrer. Me blottir contre elle.
J'entrai dans la chambre, la lampe de chevet était restée allumée. Je me glissai dans les draps, elle se colla à moi mais le contact avec mes pieds froids la fit un peu frémir. Elle se fâcha les yeux fermés. Je me moquai un peu de sa grimace avant de rabattre la couverture sur elle.
Au matin, je me réveillai dans la rumeur d'engins de chantier. J'ouvris les rideaux : ce n'était que démolition ! Sous un ciel gris-jaune, on abattait d'anciens murs, on creusait des fondations et on décimait de vieux arbres assis sur des siècles. Ce que la nuit avait caché de laideur, l'aube me le révéla de plein fouet. Ce que j'avais imaginé être un lieu de villégiature la veille au soir m'apparut comme un grand espace à l'architecture incohérente. Des usines crachant leur excès jouxtaient de petites maisons de campagne, des barres d'immeuble flambant neuves voisinaient avec des masures abandonnées. Le panorama était complètement ceinturé par un ensemble de grues : ces grands échassiers constructeurs érigeaient une vague de béton qui s'abattrait bientôt sur le vieux village. L'expansion urbaine ne semblait pas avoir été préparée, la réflexion sans doute court-circuitée par les motivations de ceux qui continuaient à bâtir cet espace d'incohérences. Ce chaos organisé allait créer une mutation irrévocable.
Comment vivaient-ils là-bas ? Paralysés dans le ciment ? Comment appréhende-t-on les obstacles de la vie en ayant grandi avec un horizon barré par des immeubles ? Mes yeux continuaient de scruter la scène et j'aperçus – au loin, sur une butte un peu à l'écart – un arbre qui semblait vaillamment résister au grand chambardement. L'élément stable d'un paysage en pleine métamorphose. Des hommes en tenue de chantier s'approchaient de lui à grands pas quand elle me surprit à la fenêtre.
- T'es déjà réveillé ? C'est quoi ce bruit ?
Je tirai le rideau, je ne voulais pas qu'elle voie mon désarroi, elle m'aurait trouvé ridicule. Même en connaissant l'histoire. Elle m'aurait dit que l'on ne pouvait pas aller contre la modernité, que j'étais déjà un vieux con nostalgique, que de toute façon, je prenais les choses trop à cœur. Elle aurait tout exagéré, comme moi j’exagère tout aussi... Peut-être.
- C'est juste des travaux sur la voirie, dis-je.
Je revins me coucher, elle se blottit dans mon épaule et m'entoura de ses bras. Puis elle serra. J'eus l'impression qu'un serpent voulait m'étouffer. Je me laissais faire tout en serrant son corps en retour, comme pour me protéger. De plus en plus fort.
- Doucement ! fit-elle un peu surprise.
Je lâchai prise en songeant à l'absurdité cyclique de nos existences. Je voulais replonger dans les matins du monde, écraser de la terre entre mes mains. Saisir une poignée de sable et le voir s'envoler au vent. Sentir de hautes herbes tendres venir me caresser les mollets, marcher pieds nus dans une rivière limpide. Survoler les canopées avant de plonger dans les abysses.
Je repris mon étreinte, elle se mit en position fœtale, je suivis instantanément son mouvement. Collés l'un à l'autre, je fus saisi d'une sensation de dernière fois. Une magnifique dernière fois. Je savais ce moment éphémère et le présent m'échappait déjà.
Je voulais qu'on en reste là.
S'évaporer comme des fluides. Et puis...
Disparaître.
Samskeyti est une composition du groupe SigurRós.
- Hé ho ! Tu viens ? Je crois que c'est ici.
- J'arrive.
Dans le hall taciturne régnait une odeur de renfermé. Une odeur définitive. Le réceptionniste portait une moustache beige et une redingote de la même couleur. Il avait le visage raviné et le teint grisâtre des murs de l'hôtel, j'eus l'impression qu'un lézard allait passer sur lui. Je tendis la réservation, il leva le bras mécaniquement pour saisir les clés.
- Une seule nuit c'est ça ?
- Oui.
- Vous avez raison, il n'y a plus rien à voir.
- Comment ça ?
- Il faut bien loger tout le monde, dit-il en s'éloignant vers son bureau étriqué.
Je commençai à méditer sur cette phrase énigmatique, mais elle tira ma main pour monter dans la chambre. Elle inspecta rapidement les lieux et comme d'habitude, j’ironisais sur la présence potentielle de blattes et d'araignées se terrant dans les recoins des vieilles auberges. Elle se fâcha avec un sourire d'enfant avant d'allonger sa fatigue. Quand je lui fis part de mes intentions d'aller explorer le quartier, elle me somma de faire attention. Je balayais toujours cet avertissement d'un revers de main ; puis dans un second temps, je me reprenais en la regardant d'un air grave. « Bien sûr, je serai extrêmement prudent ». C'était là mon plus grand rôle d'acteur, elle n'était pas dupe. Je ne souhaitais pas aller bien loin, juste une virée au bar du coin que j'avais repéré à quelques rues de là. Prendre la température sociale du village.
Dehors, la fraîcheur m’obligea à presser le pas et je butai plusieurs fois sur les pavés de la chaussée. Quasiment toutes les maisons avaient les volets fermés, elles sommeillaient de leurs lourdes paupières. Plus loin, un mur écroulé peinait à masquer le cimetière ; un croissant de lune s'était invité au décor, éclairant plusieurs tombes d'un halo de circonstance. J’entraperçus quelques stèles exubérantes, les reflets du marbre lisse, toute cette vanité éteinte. Cette vanité nécessaire. Entre la lune et les cimetières, il a toujours existé un lien étroit : le spot céleste éclairant la grande scène endormie, une mise en relief du passé et du présent. J'ai souvenir que la lune et moi étions bons amis, je lui parlais à une époque et je crois qu'elle m'écoutait. Mais je me suis détourné d'elle, je ne sais plus très bien quand. Sans doute à l'âge où l'innocence se meurt.
Au détour d’une petite rue, je croisai une vieille dame seule sous un réverbère ; elle vidait sa colère en adressant de grands gestes en direction des champs voisins. Je m'approchai un peu d'elle et je pus observer des ombres immenses au loin, des montagnes à la géométrie impeccable. C'est après ces montagnes qu'elle semblait s'égosiller. Soudain, elle entendit la friction des gravillons sous ma semelle... La vieille se tourna, courut vers moi et vint s’agripper à mon col, l'hystérie brûlait ses yeux et elle hurlait dans cette langue que je ne comprenais pas. Je l'écartai de mon passage, elle s’effondra au sol et se mit à pleurer. Je revins pour l'aider à se relever, mais une fois debout elle me gifla. Ses yeux pleins de haine me jetaient des couteaux, mais la haine laissa rapidement place à des larmes salées de désespoir. Je reculai d’un pas, elle s'éloigna doucement la tête dans ses mains.
Je repris mes esprits et après quelques mètres, j'aperçus enfin la façade du bar. Mon entrée n'eut absolument aucun effet sur l'ambiance enfumée de l’établissement. Une dizaine de clients partageaient le comptoir et dans un coin de la salle, un type jouait le tragique de la vie dans son saxophone. Je commandai l'une de ces bières épaisses qui faisait la renommée du pays. Le comptoir contenait son lot d'affreux et de poètes ; c'est dans le deuxième camp que je rencontrai un compatriote. Rapidement, nous échangeâmes quelques mots sur les raisons fortuites de ma présence ici et plus longuement sur les raisons de son exil à lui. Il s'était retiré dans cette bourgade depuis quelques années pour écrire un roman qu'il n'arrivait pas à commencer. La fin par contre s'avérait entièrement rédigée. Il me répétait avec insistance qu'il savait comment toute son histoire allait finir. Mais quand je voulus obtenir plus de détails sur son roman, il botta en touche en me disant que, son inspiration à la peine, il était devenu « un type qui buvait tous les jours les troubles du quotidien ». Nous trinquâmes sur ce bon mot et nos lèvres plongèrent dans les godets. J'étais heureux de l'avoir trouvé ici, un peu comme s'il m'attendait, comme si on ne s'était pas vu depuis longtemps. Je lui fis part de ma rencontre avec la vieille dame, son sourire retomba. Nous commandâmes deux autres bières et il m'invita à prendre place près de la cheminée. Je me demandai si je n'avais pas abordé là un sujet trop sensible, je venais d'arriver dans ce village et je ne me sentais pas assez légitime pour qu'on m'en livre tous les secrets en un soir, tranquillement installé au coin d'un feu. Il fixa les flammes de l'âtre avec un regard solennel, puis démarra son récit :
« Elle n'a pas toujours vadrouillé dans les rues comme une hystérique, cette femme est folle car son mari va mourir deux fois. À son âge avancé, elle marche tous les jours en haut d'une colline pour aller parler à un arbre. Quand on connaît la valeur de ce végétal pour elle, son comportement parait tout à fait rationnel : il y a bien longtemps, quand son mari est mort, elle a creusé un trou pour y déposer ses cendres, puis elle y a planté un arbre. Cet arbre a grandi, elle en a pris soin, elle l’a visité tous les jours, il est beau et plein de vigueur !Mais maintenant qu’elle est la doyenne du village, maintenant qu’elle a vu tous ceux qu'elle aimait mourir, plus personne ne connait les raisons de son attachement pour cet arbre. Et bientôt tout sera noyé dans l'amer béton des villes.
- L'amer béton des villes ?
Il souffla avant de reprendre.
« Tu ne l'as peut-être pas remarqué mais de grands ensembles ont été construits récemment et d'autres vont encore venir cintrer le vieux village. Les travaux prévoient de créer une gigantesque plateforme commerciale et d'autres projets grandiloquents. Son arbre devra bientôt être abattu, c'est inévitable. Les collines vertes vont devenir anthracites, les enfants vont grandir au milieu du ciment et on ne pourra plus observer la plénitude des nuits étoilées. Samskeyti est la ville perdue d'un monde perdu… Et cette vieille dame sort la nuit pour aller hurler sur des tractopelles endormis. Il n'y a plus personne pour la soutenir, les mémoires ont disparu. Alors on dit qu'elle est folle, qu'il faut l'interner. Certains demandent même des preuves ! Tu te rends compte ? « Prouvez-moi que cet arbre est votre défunt mari ? Démontrez-moi, chère madame, que ses cendres ont donné vie à ce végétal ? Expliquez-nous comment la poussière peut être créatrice. »
Il stoppa son récit et prit un air plus dégagé, presque réjoui.
« Après tout, peut-être qu'elle est vraiment folle ! Dans tous les cas, ça ne change rien : cet arbre va être abattu et la vieille disparaitra avec. Je me suis parfois demandé si l'on pouvait mourir malheureux, j'ai désormais la réponse. »
Un silence s'installa. Il fixait le sol, et moi je ne savais que dire sur cette histoire au tragique imminent. Sans remettre en cause son récit, je m'interrogeais sur l'origine des informations qu'il m'avait fournies. Cet écrivain en souffrance n'avait-il pas romancé un peu la situation ? Comment savait-il tout cela ? Et après tout, vivait-il vraiment ici ? J'allais l'interroger sur certains détails mais quand je levai les yeux sur lui, son visage était complètement fermé. Il saisit sa bière et la termina à grandes goulées. Puis, il se leva subitement, tituba et renversa son verre qui se brisa au sol. Il effectua un geste d'excuse un peu vague envers le patron et sortit sans croiser aucun regard, sans même prendre la peine de me saluer. Les clients se tournèrent vers moi avec une mine désabusée. Je terminai rapidement mon verre.
Sur le chemin du retour, quand je repassai à l'endroit où j'avais croisé la vieille, un malaise vint me saisir. Je ne comprenais plus pourquoi nous avions décidé de faire escale ici, ni comment ce village s'était retrouvé sur notre itinéraire. Qu'est-ce qui nous avait amené là ? Dans le clair de lune, on pouvait distinguer des collines massives aux contours nets, j’imaginais leur visage désormais. Je me remis en marche, escorté par quelques feuilles vagabondes que le vent balayait. Il me tardait de rentrer. Me blottir contre elle.
J'entrai dans la chambre, la lampe de chevet était restée allumée. Je me glissai dans les draps, elle se colla à moi mais le contact avec mes pieds froids la fit un peu frémir. Elle se fâcha les yeux fermés. Je me moquai un peu de sa grimace avant de rabattre la couverture sur elle.
Au matin, je me réveillai dans la rumeur d'engins de chantier. J'ouvris les rideaux : ce n'était que démolition ! Sous un ciel gris-jaune, on abattait d'anciens murs, on creusait des fondations et on décimait de vieux arbres assis sur des siècles. Ce que la nuit avait caché de laideur, l'aube me le révéla de plein fouet. Ce que j'avais imaginé être un lieu de villégiature la veille au soir m'apparut comme un grand espace à l'architecture incohérente. Des usines crachant leur excès jouxtaient de petites maisons de campagne, des barres d'immeuble flambant neuves voisinaient avec des masures abandonnées. Le panorama était complètement ceinturé par un ensemble de grues : ces grands échassiers constructeurs érigeaient une vague de béton qui s'abattrait bientôt sur le vieux village. L'expansion urbaine ne semblait pas avoir été préparée, la réflexion sans doute court-circuitée par les motivations de ceux qui continuaient à bâtir cet espace d'incohérences. Ce chaos organisé allait créer une mutation irrévocable.
Comment vivaient-ils là-bas ? Paralysés dans le ciment ? Comment appréhende-t-on les obstacles de la vie en ayant grandi avec un horizon barré par des immeubles ? Mes yeux continuaient de scruter la scène et j'aperçus – au loin, sur une butte un peu à l'écart – un arbre qui semblait vaillamment résister au grand chambardement. L'élément stable d'un paysage en pleine métamorphose. Des hommes en tenue de chantier s'approchaient de lui à grands pas quand elle me surprit à la fenêtre.
- T'es déjà réveillé ? C'est quoi ce bruit ?
Je tirai le rideau, je ne voulais pas qu'elle voie mon désarroi, elle m'aurait trouvé ridicule. Même en connaissant l'histoire. Elle m'aurait dit que l'on ne pouvait pas aller contre la modernité, que j'étais déjà un vieux con nostalgique, que de toute façon, je prenais les choses trop à cœur. Elle aurait tout exagéré, comme moi j’exagère tout aussi... Peut-être.
- C'est juste des travaux sur la voirie, dis-je.
Je revins me coucher, elle se blottit dans mon épaule et m'entoura de ses bras. Puis elle serra. J'eus l'impression qu'un serpent voulait m'étouffer. Je me laissais faire tout en serrant son corps en retour, comme pour me protéger. De plus en plus fort.
- Doucement ! fit-elle un peu surprise.
Je lâchai prise en songeant à l'absurdité cyclique de nos existences. Je voulais replonger dans les matins du monde, écraser de la terre entre mes mains. Saisir une poignée de sable et le voir s'envoler au vent. Sentir de hautes herbes tendres venir me caresser les mollets, marcher pieds nus dans une rivière limpide. Survoler les canopées avant de plonger dans les abysses.
Je repris mon étreinte, elle se mit en position fœtale, je suivis instantanément son mouvement. Collés l'un à l'autre, je fus saisi d'une sensation de dernière fois. Une magnifique dernière fois. Je savais ce moment éphémère et le présent m'échappait déjà.
Je voulais qu'on en reste là.
S'évaporer comme des fluides. Et puis...
Disparaître.
Samskeyti est une composition du groupe SigurRós.