Géraldine Doutriaux
Oh my god
Val posa ses longs doigts sur le piano et la musique s’éleva comme un ange dans le ciel.
Jessie en l’écoutant confondit la mélodie de Val et le visage de Val, les cueillait sans distinction pour les disposer dans le vase où les fleurs essentielles avait été miraculeusement réunies : beauté, perfection, harmonie.
Quand ce fut son tour, elle posa sa voix sur la mélodie en faisant très attention à ne pas la froisser, qu’elle se glisse à l’intérieur de la robe sans la toucher comme un mariage spirituel qui ne serait jamais consommé, elle rentra son ventre pour que sa voix n’ait rien d’elle, rien de son sang, rien de sa peau, rien de ses émotions, que sa voix soit légère comme un gaze, comme le sont les nuages.
Le piano et le chant dansèrent quelques instants ensemble avant de mourir, d’abord le chant, puis le piano.
Il y eut quelques applaudissements.
Val et Jessie, ils étaient jolis ensemble à jouer comme ça, « Ils s’entendent bien sur scène », c’est ce qu’on disait invariablement.
« Est-ce qu’ils sont ensemble ? » demande quelqu’un à quelqu’un d’autre.
Mais pas du tout, Jessie a deux enfants, et Val est marié.
Jessie sourit à Val qui le lui rend, ce sont des sourires honnêtes, complices et sans secret, inspirés par la beauté de l’instant, la satisfaction du travail bien fait ?
« Il n’y a que cela qui compte, pense quelqu’un dans l’assistance en les regardant, faire des choses… Il n’y a que cela qui au bout du compte a de la valeur. »
Jessie salue timidement, Val avec plus d’assurance, c’est le professionnel du groupe, il sait comment faire, il ne ressent plus depuis très longtemps la honte d’être l’objet des regards et de leurs applaudissements, il en est arrivé à un stade où il se fiche un peu du public, parfois même il le méprise - ces gens-là lui rappellent que la musique est un travail à monnayer, ils lui rappellent l’autre face du miroir - les concessions, les après-concerts à fréquenter, les cachets obligatoires, les fins de mois impossibles - alors que pour lui la musique, ça n’est rien d’autre que, eh bien, la musique.
Ce soir, elle ne connaissait presque personne. Des amis d’amis d’amis. Jessie les regardait partir et lorsque le dernier s’en alla, c’était comme si on avait arraché le dernier pétale du beau bouquet de tout à l’heure et qu’il n’en restait plus qu’une tige et qu’un coeur, mais un coeur mis à nu, sans protection, à vif - destiné à se faire piétiner dans très peu de temps.
Jessie enfila son manteau, Val hissa son accordéon sur le dos. Il annonça qu’il allait aux toilettes, elle y alla à sa suite. Ils marchaient dans l’hiver frais, Val et Ben parlaient de leur prochain concert, Jessie sifflotait l’air de la mélodie. Ben les quitta, il prenait la ligne 7. Avant de partir, il fit promettre à Jessie qu’elle lui envoie le soir-même ce qu’elle avait enregistré sur son téléphone pendant le concert. Elle descendit quatre à quatre les escaliers, Val à ses côtés. Elle cherchait un sujet…
- Comment va Charlotte ?
- Ca va, elle se pose des questions sur ce qu’elle va faire après sa formation, cet été. Mais elle progresse bien.
- Et tu as réglé tes problèmes d’intermittence ?
- Toujours pas, j’attends une réponse.
Il répondait gentiment, sans se presser. Il se prêtait à ses questions comme un joujou dans les mains impatientes d’un enfant et qui ne prêterait pas vraiment attention à l’enfant.
Très vite, elle arrêta de lui en poser. Elle était fatiguée, était sortie tard la veille. Tout au fond d’elle, elle était encore bouleversée par la beauté fragile de la mélodie, et plus le métro allait vite, plus le moment diamant de tout à l’heure pâlissait et plus la mélodie sacrée, sublime, exquise, faiblissait, réduite au miaou d’un petit chat malade. Tout, ce métro, ces couloirs, ces questions sans gravité, sans enjeu, rien ne lui semblait à la hauteur de ce moment grave, religieux, qui la remplissait encore et qu’on conspirait à lui faire oublier.
Ils s’installèrent dans le wagon côte à côte, avec leurs genoux qui se touchaient. Ils s’étaient habitués à cette proximité physique du fait des concerts dans les caves minuscules où la chaise haute d’où elle chantait était souvent calée contre l’extrémité de son piano à lui, et puis il y avait aussi le moment où juste avant les concerts, derrière le rideau gras des loges, il lui prenait les mains en rituel de bonne chance d’artiste, et surtout, bien plus difficiles, les regards entre deux chansons, sa tête qui acquiesce, leurs sourires, des petits mots échangés - et qui font dire au public : « Ils s’entendent bien ».
Mais en dehors de la scène, Jessie restait timide, sur la réserve, le corps hésitant, tandis que lui, Val, était à l’aise, tactile et affectueux -
« C’est parce que lui est habitué à ce genre de rapport, c’est un artiste, il fait ça tout le temps », pensait Jessie qui d’un coup se mettait à détester les artistes, ce monde, ces codes.
Jamais je ne serai une artiste, se disait-elle comme si elle était une vierge qui parlerait des prostituées.
Le métro chancelait dans la vitesse. Elle ne savait pas trop quoi dire, alors elle sifflotait la mélodie avec un certain désespoir.
- Elle était belle, celle-là, non ?
Val acquiesça, mais sans plus. Il la sifflota à son tour.
- Non, pas celle-là.
Elle sifflota de nouveau.
- Celle-là. Tu vois ?
Val hocha la tête.
Les cheveux de Val avaient poussé depuis leur dernière rencontre. Il était grand et maigre comme un oiseau échassier, habillé pauvrement, trainait ses chaussures de randonnée Go Sport sur les pédales des pianos des caves parisiennes, ajoutant parfois un petit accessoire montrant qu’il n’était pas complètement dénué de coquetterie - un chapeau melon, une veste noire, une chemise blanche, une paire de lunettes de soleil en hiver. Mais elle avait appris à aimer ce corps maigre, ces poils de barbe hirsute et roux, sa négligence, sa facilité à vivre de rien, sans penser à demain. A cet instant-là, sous l’emprise de la mélodie, elle l’aimait follement.
- Tu te souviens quand ça monte… comme ça ? insista-t-elle encore.
Elle lui chantonna le passage qu’elle aimait tout particulièrement. Elle aurait voulu lui dire que cette hausse soudaine de la note vers l’aigu la bouleversait, comme le scintillement du soleil sur la surface de l’eau, mais elle ne trouvait pas comment dire, s’emmêlait, n’osait pas, s’énervait aussi que les mots soient si faibles…
- Oui, oui, disait Val, acquiesçant volontiers, mais il était ailleurs.
Il n’était plus dans la musique, elle le sentait.
Demain, elle lui enverrait l’enregistrement par mail. Comme une lettre d’amour - une déclaration. Est-ce qu’il le recevrait comme cela ? Il ne répondait jamais aux mails, ou alors très laconiquement. Tant pis, elle devait le lui envoyer. Il fallait qu’il comprenne.
Qu’il comprenne quoi ? se demanda-t-elle.
Mais voyons, qu’elle l’aimait… qu’elle l’aimait ?
Vraiment ?
Mais oui, elle se voyait déjà le dire, droit dans les yeux, avec des éclairs, comme une fanatique - à son compagnon, à ses deux petites filles, à Ben, à sa mère.
Le train arriva, la sirène retentit, les portes s’ouvrirent puis se refermèrent comme une guillotine.
Jessie souffrait. Val - le sentait-il qu’elle n’était pas comme d’habitude ? ne disait rien.
Puis il dit, un peu gêné :
- Je suis désolé pour l’autre soir, je suis parti vite, mais Ben avait sa voiture alors…
Elle rougit un peu.
- Je comprends… t’inquiète pas.
Il insista :
- Mais c’était bien, vraiment, tu as été super.
- Oui, oui, enfin j’ai fait ce que j’ai pu…
Elle n’était pas bien du tout, voulait absolument changer de sujet et se remit à chantonner dans l’espoir que cela le ferait taire.
Il ne dit plus rien.
Les portes s’ouvrirent, hésitèrent un instant… puis se refermèrent.
« Inexorablement », devait penser Jessie.
Ou encore : « Tragiquement ».
Elle regardait droit devant elle, se forçant à s’intéresser au babillage des jeunes filles qui leur faisaient face. Une blonde, une brune. Elles parlaient fort, articulaient bien. L’une d’elles tenait un livre, une pièce de théâtre, dont elle récitait des passages à son amie. Elles étaient absorbées, contentes, pétillantes. L’art ici était un plaisir, un jeu, une consolation. Pourquoi pour elle il était tout le contraire ?
« Je ne serai jamais une artiste », se répéta-t-elle comme une formule contre le mauvais sort.
Jessie chantonna encore. Elle espérait que cela ramène Val à l’essentiel : cette mélodie, ce moment si beau où ils avaient chanté ensemble, lui avec son piano, elle avec sa voix. S’en souvenait-il ? elle le regarda du coin de l’oeil. Son visage gardait encore le pouvoir dont la mélodie lui avait fait le don tout à l’heure sur scène : il irradiait de beauté, de puissance.
Le coeur de Jessie battit à tout rompre. Elle posa la main sur l’étui de l’accordéon de Jo.
- Il y a quoi à l’intérieur ?
Il ouvrit la fermeture éclair. Elle posa les doigts sur l’ivoire de l’instrument.
- On dirait des ongles.
Sa main à lui vint toucher l’instrument, comme pour vérifier ce qu’elle venait de dire.
- Oui, dit-il dans un sourire.
Leurs doigts se frôlèrent une seconde… puis se séparèrent.
Il était parti, sa station était arrivée vite.
- Allez… avait-il dit avec un petit soupir, hissant son accordéon sur le dos.
Il l’avait embrassé sur les deux joues rapidement, sans se concentrer.
- A samedi, il lui avait dit.
Jessie le regardait partir, descendre les escaliers. Elle était soulagée, mais elle souffrait, se sentait mal aimée, exclue de son rapport à la musique à lui, plus naturel, plus léger, plus organique, comme l’oxygène pour un corps, tandis qu’elle était comme une novice qui découvrait le crack, ou comme une touriste américaine très maquillée découvrant la Joconde ou la Tour Eiffel - toute sa vie, au Champ de Mars au pied des pelouses, elle avait été témoin de leur extase, de leur folie, prenant des photos et bégayant : Oh my god, it’s incredible, oh my god.
Et elle se moquait d’eux, les trouvait bêtes, tellement bêtes.
Mais ce soir, calée comme un animal sur ce siège tout au fond du dernier wagon, démêlant maladroitement, nerveusement, les fils de ses écouteurs pour les disposer sur ses oreilles et réécouter la mélodie de tout à l’heure qu’elle avait enregistrée, battant des doigts la mesure, balançant la tête au rythme, psalmodiant certains passages en fermant les yeux, Jessie avait bien le même air béat et effaré, douloureux, que ces Américaines trop maquillées.
Et si elle avait osé exprimer son sentiment par des mots, les seuls qui se seraient bousculés hors de sa bouche, auraient été :
Oh my god, my god. Oh my god.
Le piano et le chant dansèrent quelques instants ensemble avant de mourir, d’abord le chant, puis le piano.
Il y eut quelques applaudissements.
Val et Jessie, ils étaient jolis ensemble à jouer comme ça, « Ils s’entendent bien sur scène », c’est ce qu’on disait invariablement.
« Est-ce qu’ils sont ensemble ? » demande quelqu’un à quelqu’un d’autre.
Mais pas du tout, Jessie a deux enfants, et Val est marié.
Jessie sourit à Val qui le lui rend, ce sont des sourires honnêtes, complices et sans secret, inspirés par la beauté de l’instant, la satisfaction du travail bien fait ?
« Il n’y a que cela qui compte, pense quelqu’un dans l’assistance en les regardant, faire des choses… Il n’y a que cela qui au bout du compte a de la valeur. »
Jessie salue timidement, Val avec plus d’assurance, c’est le professionnel du groupe, il sait comment faire, il ne ressent plus depuis très longtemps la honte d’être l’objet des regards et de leurs applaudissements, il en est arrivé à un stade où il se fiche un peu du public, parfois même il le méprise - ces gens-là lui rappellent que la musique est un travail à monnayer, ils lui rappellent l’autre face du miroir - les concessions, les après-concerts à fréquenter, les cachets obligatoires, les fins de mois impossibles - alors que pour lui la musique, ça n’est rien d’autre que, eh bien, la musique.
Ce soir, elle ne connaissait presque personne. Des amis d’amis d’amis. Jessie les regardait partir et lorsque le dernier s’en alla, c’était comme si on avait arraché le dernier pétale du beau bouquet de tout à l’heure et qu’il n’en restait plus qu’une tige et qu’un coeur, mais un coeur mis à nu, sans protection, à vif - destiné à se faire piétiner dans très peu de temps.
Jessie enfila son manteau, Val hissa son accordéon sur le dos. Il annonça qu’il allait aux toilettes, elle y alla à sa suite. Ils marchaient dans l’hiver frais, Val et Ben parlaient de leur prochain concert, Jessie sifflotait l’air de la mélodie. Ben les quitta, il prenait la ligne 7. Avant de partir, il fit promettre à Jessie qu’elle lui envoie le soir-même ce qu’elle avait enregistré sur son téléphone pendant le concert. Elle descendit quatre à quatre les escaliers, Val à ses côtés. Elle cherchait un sujet…
- Comment va Charlotte ?
- Ca va, elle se pose des questions sur ce qu’elle va faire après sa formation, cet été. Mais elle progresse bien.
- Et tu as réglé tes problèmes d’intermittence ?
- Toujours pas, j’attends une réponse.
Il répondait gentiment, sans se presser. Il se prêtait à ses questions comme un joujou dans les mains impatientes d’un enfant et qui ne prêterait pas vraiment attention à l’enfant.
Très vite, elle arrêta de lui en poser. Elle était fatiguée, était sortie tard la veille. Tout au fond d’elle, elle était encore bouleversée par la beauté fragile de la mélodie, et plus le métro allait vite, plus le moment diamant de tout à l’heure pâlissait et plus la mélodie sacrée, sublime, exquise, faiblissait, réduite au miaou d’un petit chat malade. Tout, ce métro, ces couloirs, ces questions sans gravité, sans enjeu, rien ne lui semblait à la hauteur de ce moment grave, religieux, qui la remplissait encore et qu’on conspirait à lui faire oublier.
Ils s’installèrent dans le wagon côte à côte, avec leurs genoux qui se touchaient. Ils s’étaient habitués à cette proximité physique du fait des concerts dans les caves minuscules où la chaise haute d’où elle chantait était souvent calée contre l’extrémité de son piano à lui, et puis il y avait aussi le moment où juste avant les concerts, derrière le rideau gras des loges, il lui prenait les mains en rituel de bonne chance d’artiste, et surtout, bien plus difficiles, les regards entre deux chansons, sa tête qui acquiesce, leurs sourires, des petits mots échangés - et qui font dire au public : « Ils s’entendent bien ».
Mais en dehors de la scène, Jessie restait timide, sur la réserve, le corps hésitant, tandis que lui, Val, était à l’aise, tactile et affectueux -
« C’est parce que lui est habitué à ce genre de rapport, c’est un artiste, il fait ça tout le temps », pensait Jessie qui d’un coup se mettait à détester les artistes, ce monde, ces codes.
Jamais je ne serai une artiste, se disait-elle comme si elle était une vierge qui parlerait des prostituées.
Le métro chancelait dans la vitesse. Elle ne savait pas trop quoi dire, alors elle sifflotait la mélodie avec un certain désespoir.
- Elle était belle, celle-là, non ?
Val acquiesça, mais sans plus. Il la sifflota à son tour.
- Non, pas celle-là.
Elle sifflota de nouveau.
- Celle-là. Tu vois ?
Val hocha la tête.
Les cheveux de Val avaient poussé depuis leur dernière rencontre. Il était grand et maigre comme un oiseau échassier, habillé pauvrement, trainait ses chaussures de randonnée Go Sport sur les pédales des pianos des caves parisiennes, ajoutant parfois un petit accessoire montrant qu’il n’était pas complètement dénué de coquetterie - un chapeau melon, une veste noire, une chemise blanche, une paire de lunettes de soleil en hiver. Mais elle avait appris à aimer ce corps maigre, ces poils de barbe hirsute et roux, sa négligence, sa facilité à vivre de rien, sans penser à demain. A cet instant-là, sous l’emprise de la mélodie, elle l’aimait follement.
- Tu te souviens quand ça monte… comme ça ? insista-t-elle encore.
Elle lui chantonna le passage qu’elle aimait tout particulièrement. Elle aurait voulu lui dire que cette hausse soudaine de la note vers l’aigu la bouleversait, comme le scintillement du soleil sur la surface de l’eau, mais elle ne trouvait pas comment dire, s’emmêlait, n’osait pas, s’énervait aussi que les mots soient si faibles…
- Oui, oui, disait Val, acquiesçant volontiers, mais il était ailleurs.
Il n’était plus dans la musique, elle le sentait.
Demain, elle lui enverrait l’enregistrement par mail. Comme une lettre d’amour - une déclaration. Est-ce qu’il le recevrait comme cela ? Il ne répondait jamais aux mails, ou alors très laconiquement. Tant pis, elle devait le lui envoyer. Il fallait qu’il comprenne.
Qu’il comprenne quoi ? se demanda-t-elle.
Mais voyons, qu’elle l’aimait… qu’elle l’aimait ?
Vraiment ?
Mais oui, elle se voyait déjà le dire, droit dans les yeux, avec des éclairs, comme une fanatique - à son compagnon, à ses deux petites filles, à Ben, à sa mère.
Le train arriva, la sirène retentit, les portes s’ouvrirent puis se refermèrent comme une guillotine.
Jessie souffrait. Val - le sentait-il qu’elle n’était pas comme d’habitude ? ne disait rien.
Puis il dit, un peu gêné :
- Je suis désolé pour l’autre soir, je suis parti vite, mais Ben avait sa voiture alors…
Elle rougit un peu.
- Je comprends… t’inquiète pas.
Il insista :
- Mais c’était bien, vraiment, tu as été super.
- Oui, oui, enfin j’ai fait ce que j’ai pu…
Elle n’était pas bien du tout, voulait absolument changer de sujet et se remit à chantonner dans l’espoir que cela le ferait taire.
Il ne dit plus rien.
Les portes s’ouvrirent, hésitèrent un instant… puis se refermèrent.
« Inexorablement », devait penser Jessie.
Ou encore : « Tragiquement ».
Elle regardait droit devant elle, se forçant à s’intéresser au babillage des jeunes filles qui leur faisaient face. Une blonde, une brune. Elles parlaient fort, articulaient bien. L’une d’elles tenait un livre, une pièce de théâtre, dont elle récitait des passages à son amie. Elles étaient absorbées, contentes, pétillantes. L’art ici était un plaisir, un jeu, une consolation. Pourquoi pour elle il était tout le contraire ?
« Je ne serai jamais une artiste », se répéta-t-elle comme une formule contre le mauvais sort.
Jessie chantonna encore. Elle espérait que cela ramène Val à l’essentiel : cette mélodie, ce moment si beau où ils avaient chanté ensemble, lui avec son piano, elle avec sa voix. S’en souvenait-il ? elle le regarda du coin de l’oeil. Son visage gardait encore le pouvoir dont la mélodie lui avait fait le don tout à l’heure sur scène : il irradiait de beauté, de puissance.
Le coeur de Jessie battit à tout rompre. Elle posa la main sur l’étui de l’accordéon de Jo.
- Il y a quoi à l’intérieur ?
Il ouvrit la fermeture éclair. Elle posa les doigts sur l’ivoire de l’instrument.
- On dirait des ongles.
Sa main à lui vint toucher l’instrument, comme pour vérifier ce qu’elle venait de dire.
- Oui, dit-il dans un sourire.
Leurs doigts se frôlèrent une seconde… puis se séparèrent.
Il était parti, sa station était arrivée vite.
- Allez… avait-il dit avec un petit soupir, hissant son accordéon sur le dos.
Il l’avait embrassé sur les deux joues rapidement, sans se concentrer.
- A samedi, il lui avait dit.
Jessie le regardait partir, descendre les escaliers. Elle était soulagée, mais elle souffrait, se sentait mal aimée, exclue de son rapport à la musique à lui, plus naturel, plus léger, plus organique, comme l’oxygène pour un corps, tandis qu’elle était comme une novice qui découvrait le crack, ou comme une touriste américaine très maquillée découvrant la Joconde ou la Tour Eiffel - toute sa vie, au Champ de Mars au pied des pelouses, elle avait été témoin de leur extase, de leur folie, prenant des photos et bégayant : Oh my god, it’s incredible, oh my god.
Et elle se moquait d’eux, les trouvait bêtes, tellement bêtes.
Mais ce soir, calée comme un animal sur ce siège tout au fond du dernier wagon, démêlant maladroitement, nerveusement, les fils de ses écouteurs pour les disposer sur ses oreilles et réécouter la mélodie de tout à l’heure qu’elle avait enregistrée, battant des doigts la mesure, balançant la tête au rythme, psalmodiant certains passages en fermant les yeux, Jessie avait bien le même air béat et effaré, douloureux, que ces Américaines trop maquillées.
Et si elle avait osé exprimer son sentiment par des mots, les seuls qui se seraient bousculés hors de sa bouche, auraient été :
Oh my god, my god. Oh my god.