Ginette Vijaya
Au pied des chênes
Mon travail qui avant tout devait être solitaire se métamorphosa. La forêt où j’entrai m’aspira comme un fétu de paille. Je fus accaparé par les cris prodigieux des animaux. Les plantes avaient leur langage. Je fus soulevé par les voûtes des feuillages qui renversaient sur moi leurs jarres de branchages. Je fus vite entouré par de multiples présences.
Cartographe et géologue, je devais répertorier toutes les pistes des sous-bois pour le compte de l’Office de Tourisme. Je chavirais sous le poids de mon matériel de cordages et de piquets. Je manquais souvent de m’aplatir sur les pieds mousseux d’arbres proéminents qui plongeaient dans des révérences de racines. Puis, des mots se firent entendre. Des appels se passaient de pierre en pierre ; je traversais un aréopage où se tenaient des conciliabules. Des pieds de digitales valsaient ; de fines campanules faisaient la ronde. Des accents de douleur secouaient le sol grisâtre lorsque je plantais mes piquets de fer. Un concert de plaintes d’âmes meurtries m’enfonçait dans une oppression pesante. Après une journée de labeur intense, je m’adossai à une pierre et m’allongeai les jambes. Ma main fourragea dans le tapis herbeux de feuilles sèches. Je trouvai une longue plante flexible semblable à un jonc ; je la plantai entre les dents et je me mis à la mâchonner. Je sombrai dans un profond sommeil. Qui me réveilla ?
Je me levai d’un bond, ankylosé. Avais-je absorbé un élixir ? Mes affaires étaient éparpillées autour de moi dans les fougères que je saccageais férocement, emporté par une frénésie que je ne contrôlais plus. Je dérangeais mille espèces étranges lorsque, accroupi, encore hébété, je découvris des traces de petits pieds dans la terre meuble ; je clignai des yeux et observai les empreintes qui m’indiquaient une route à suivre. Je leur emboîtai le pas et je marchai, courbé, penché sur la ligne tortueuse filant dans les allées, les virages. Car les petits pieds s’amusaient à amorcer des tournants, me jetant dans un dédale de sentiers que je ne connaissais plus. Là, il eût fallu planter un écriteau marqué : « Premier virage » mais j’avais perdu toute la notion du temps. J’avais eu loisir de marquer déjà l’emplacement où j’avais vu la première empreinte par un écriteau : « Première empreinte de pas ». A vouloir suivre cette piste hasardeuse, je ne regardais plus que le sol et je me heurtais souvent aux arbres, m’affalant dans les taillis, m’écorchant aux épineux. Je remarquais aussi un grand nombre de choses qui m’avaient échappé ; il y avait des trognons de pomme, des restes de nourriture, des reliefs de repas qu’on avait à peine terminés. Des voix se levèrent, de mains me saluèrent, venant des quelques excavations qui plongeaient dans les entrailles de la terre. Là, soudain, je vis disparaître un pied ! Par Bélénos ! Un pied ! J’étais sûr d’avoir vu un pied prestement s’enfuir dans les fourrés ! Ce n’était certes pas une vision, j’étais convaincu d’avoir vu un pied. Le petit elfe m’avait invité à le suivre. Je devinais une ombre derrière laquelle je cherchais la silhouette ; je m’élançais vite, je trébuchais et très épuisé, je me laissais presque choir sur les tapis herbeux, je me relevais, je courais : ce fut une course éperdue puis las, je m’agenouillai, affamé, assoiffé. Je caressai des pierres polies que j’avais remarquées au creux d’une grosse racine renversée. Je distinguai autour des roches un sol propre, bien entretenu avec des provisions entassées dans un coin : noisettes, pommes, feuilles à mâcher ; celles-ci avaient un goût légèrement sucré. Elles apaisèrent ma soif. Je réalisai que des paniers repas étaient placés là, sous les arbres, comme si on cherchait à assouvir ma faim. J’avais abandonné gourdes et sacoches en suivant les traces du petit être qui m’appelait. Car j’entendais des appels : « Viens ! Oublie et viens ! On t’emmène ! » Ces mots étaient prononcés différemment, avec une richesse musicale qui pénétrait mes sens sans aucune difficulté et je comprenais tout sans avoir rien appris ni réfléchi. Seule une harpe gémissait ; les buissons autour de moi fleuraient bon la terre sèche. Quand je reconnus les effluves d’un petit air humide, je sus que mes sens s’étaient aiguisés au point que je parvenais même à reconnaître les notes cristallines qui tombaient des branches et montaient des futaies. Des concerts secrets se tenaient sur les gradins du ciel, on ovationnait. J’étais sollicité de toutes parts. Le chemin que je suivais aboutit sur un terrain spongieux auprès d’une mare croulante de mousse et qui, en s’étirant, se cognait à des pierres ; l’eau scintillante se faufilait entre les rochers couverts de lichen et de brindilles ; les marques de pied se figèrent à travers les mottes épaisses de terre imbibée d’eau. Le trajet n’était pas achevé. Je me retournai, gagné par une vague euphorie. L’appel venait de ma droite où, à l’ombre des racines, je voyais danser des feux ! De faibles lucioles s’illuminaient, se propageaient, lueurs vacillantes comme l’éclat rougeoyant d’une lave incandescente. Les feuilles s’agitaient, se levaient, se balançaient. Une fête battait son plein ! J’étais convié à la fête du printemps primitif où la nature se pare tout entière de pierreries, de lumière et d’or ! Par Cernunnos ! Je m’aventurais sur des sentiers où je faisais d’étranges rencontres. Sangliers et chevreuils étaient pacifiques : ils baissaient leurs têtes fières en tapant du sabot, sans aucune moue belliqueuse. Cerfs et daims avaient dans le regard une sauvagerie grandiose que j’appréciais. Je me retrouvai au centre d’une petite clairière faiblement éclairée. Des petits êtres bien présents m’entouraient en bruissant autour de mes chaussures. Je me surpris à ne rien écraser, ni pieds ni pas ni empreintes ni faines. J’étais devenu méticuleux. Je m’étais muni d’un bourdon de bois qui me servait à m’orienter dans l’herbe. Je redressais les tiges affaiblies ; les empreintes étaient devenues très légères. A peine posait-on le pied sur l’herbe ; on se dissimulait sous les feuilles, discrètement protégé par les ombres mouvantes. Une force silencieuse se développait en moi. Des pierres levées agencées pour servir de table couvraient les bords de la mare humide de paillettes. Certaines étaient renversées, alignées en cercle, sièges imaginaires pour assister à une célébration rituelle. L’herbe était plus verte, plus drue, plus épaisse autour des rochers : on dansait, car j’entendais des bruissements d’ailes très proches, des étoffes qui froufroutaient, des capes qui claquaient et des battements de pied aussi cinglants que le choc des cymbales .Une danse joyeuse et euphorique s’exécutait dans l’herbe. Je me sentais parfois entraîné, poussé par des mains qui s’agrippaient à mes manches. J’avisai les feuilles placées sur les pierres, remplies de petites pommes rouges ; il y avait aussi d’autres fruits étranges que je goûtais à même la peau ; leur chair juteuse s’écoulait autour de ma bouche déjà ivre de joie. On m’invitait à manger, à boire, à rire, à sortir de ma carapace rigoureuse. Une énergie puissante régnait autour de moi ; on célébrait une noce à la gloire d’une joie si simple que j’en fus étranglé de bonheur. J’étais plein d’un vin enivrant qu’on me faisait boire à la fontaine d’un verre dont j’avais négligé la saveur. Ce chant divin qui montait jusqu’au ciel en se divisant en strophes multiples lorsqu’il traversait les dômes de feuilles était un pur cantique !
J’en comprenais même les paroles ! On y parlait des saisons qui se suivent, des vents lancinants qui font plier les ramures, des trombes d’eau, des étés accablants, des jours qui passent par le royaume des morts. Même la mort avait de puissants accents de fête quand le retour des ensevelis était annoncé avec force clameur et enthousiasme ; car on attendait le retour des disparus qui, disait la complainte, sommeillaient dans les brumes d’Avalon. Où avais-je entendu ce mot ? Des légendes anciennes s’échappèrent de ma mémoire. Je ne me souvenais pas d’en avoir autant engrangé ! Tout me revint et obtint mon sacrement ; je refis les gestes qu’attendaient de moi les êtres cachés dans les buissons. On m’observait avec une extrême vigilance. Des récits poussiéreux, prodigieux de désuétude, déroulaient leurs parchemins usés : Lancelot avait dû les consulter maintes fois lorsqu’il errait entre les arbres, aux pieds desquels il avait cherché la quiétude infinie. Je psalmodiai quelques versets d’un livre que je ne connaissais pas mais qui s’ouvrait comme on ouvre une porte. On me prenait par la main, on me poussait à l’intérieur de la forêt qui devint de plus en plus énigmatique. Les arbres dans ces contrées répondaient à un nom de dieu ou de démiurge ; les cavités qui se devinaient d’entre les racines étaient numérotées par des brins d’herbe. L’endroit était peuplé ; les arbres surpeuplés ; et les pierres et les bois et les plantes, tout était vivant, tout devenait vivace ; les gens s’aimaient dans une gaieté folle et endiablée. Je me promenais parmi une foule de créatures empressées ; des tours de bouleaux s’alignaient devant moi jusqu’à entourer un saule pleureur courbant ses branches écornées ; celles-ci cachaient des lucarnes transparentes car je crus y voir de la lumière. Je m’approchai, plein d’assurance et poussé par la magie du lieu. Tout était totalement enchanteur et pourtant, je pressentais des présences. Un visage marqué par la douceur se penchait à l’une des fenêtres. Je me souvins alors de Merlin retenu par Morgane, prisonnière elle- même d’une passion dévorante. J’étais parvenu aux confins du Val sans Retour ! Encore un nom qui effleura ma conscience. Tout avait un nom, tout était écrit depuis la nuit des temps, répété par des millions de petits êtres qui grouillaient dans la forêt, foule immense, venue adorer la porte où se présentaient ceux qui avaient été choisis pour recevoir d’incroyables dons du ciel. On me chargeait d’offrandes somptueuses : un calice d’or où je buvais l’inaltérable savoir des anciens prêtres qui officiaient au pied des chênes ; des rameaux de gui et de houx sanctifiaient mon autorité authentifiant mon installation dans le domaine des dieux ; puis je reçus une grosse pierre émeraude si finement ciselée que je compris qu’on m’offrait la force créatrice en me transmettant une puissante énergie. Je me souvins alors d’une légende où le roi Arthur faisait la chasse au pouvoir divin. Au faîte de sa gloire, torturé par le pouvoir, il n’eut de cesse que de parvenir à tout saisir. A l’instar de la légende, on me donnait tout ; on me tendait le sceptre, on me posait le diadème ; le torque était passé à mon cou ; on me ceignait du bandeau royal ! J’étais investi de toutes les puissances de la forêt : lorsque les empreintes du pied réapparurent soudain avec une netteté incontournable, je les suivis encore, entraîné cette fois par une folle démesure, enivré, enchaîné. On me bousculait, on me tiraillait ; je sentis mes vêtements se déchirer ; les pans de mon pantalon n’étaient plus que lambeaux ; mes chaussettes tirebouchonnaient, mordillées par endroits. Et pourtant, à vouloir les suivre, je volais presque derrière ces petits êtres tapageurs qui sifflaient à mes oreilles : « Viens ! Prends le torque ! Le royaume est à toi !» Les liens des fagots épais me faisaient trébucher ; je m’empêtrais. Les fils de la Vierge me labouraient le visage à mesure que j’entrais dans les halliers sauvages. Bois de cerf, cornes de bouc, branches d’épineux, tout s’enchevêtrait pour créer l’envoûtement. Là où j’allais, rien ne se consumait. Tout crépitait ! Viens revoir la maison de Viviane ! L’or des temps anciens ! Je me rappelais Viviane qui s’occupait des enfants perdus et les élevait en les investissant de tous les pouvoirs ! Les traces des pieds m’entraînaient bien loin, vers des mares dont je ne soupçonnais pas même l’existence ! Par la déesse Mère de la Nature entière ! S’il y avait des cascades dans cette forêt, il y avait sûrement des personnages aquatiques qui s’ébattaient dans les eaux vives et qui n’attendaient qu’un visiteur égaré pour subrepticement le rafraîchir ! Avais-je perdu la raison ? Que faisais-je dans cette citadelle obscure, imprenable, aux sortilèges effrayants ? Je me mis à hurler : « Si vous êtes là, fées des sources, remettez-moi sur mon chemin ! Je veux sortir ! » Mais les pas me guidaient vers un ailleurs si improbable que j’eus la force de résister. Je fis demi-tour ; j’ignorai les empreintes des pieds et je pris mes jambes à mon cou ! Pourchassé, poursuivi, je courus comme un fou en entendant les bruits saccadés des petits pieds invisibles derrière moi. Ils cherchaient à me renverser. Je ne voulais plus rien. Je ne voulais plus qu’être moi-même. Aveuglé de larmes, je fonçai et débouchai de la forêt avec le ciel qui me gicla à plein visage. Enfin libéré ! J’étais libéré des liens qui m’entravaient. Le soleil, la lande, la vérité aveuglante de lumière m’aspergèrent de leurs caresses véritables ! Des petits peuples étranges habitaient la forêt ; ils y vivaient depuis toujours car je les reconnaissais enfin ; ils faisaient partie de moi-même, ils constituaient les différentes figures qui peuplaient mon être intime. C’était moi, l’être qui chantait son désir de vivre de liberté ; c’était encore moi l’être qui m’avait entraîné jusqu’aux racines de la terre pour montrer mon véritable visage. Moi encore qui vivais dans un château de verre, emmuré dans mes rêves de beauté et de tranquillité ; ne m’étais-je donc pas reconnu en Arthur dans mes tentatives ambitieuses de décrocher une gloire lumineuse ? Pourtant, j’avais cru les avoir domptés ces personnages qui étaient enfouis au fond de moi-même et qui au contact des formidables accords lyriques que rendait la forêt profonde, avaient pris plaisir à vagabonder, avides d’atteindre les limites de la connaissance. Je leur avais donné une chance de s’épanouir, telles des corolles de fleurs s’évasant d’aise avant le déracinement.
Je reconnus mes outils et mon matériel de géographe. Levant les yeux vers les frondaisons, je lançai une salutation muette : « Excusez-moi, les amis ! Merci pour votre invitation mais je préfère avoir les pieds sur terre ! »
Je me levai d’un bond, ankylosé. Avais-je absorbé un élixir ? Mes affaires étaient éparpillées autour de moi dans les fougères que je saccageais férocement, emporté par une frénésie que je ne contrôlais plus. Je dérangeais mille espèces étranges lorsque, accroupi, encore hébété, je découvris des traces de petits pieds dans la terre meuble ; je clignai des yeux et observai les empreintes qui m’indiquaient une route à suivre. Je leur emboîtai le pas et je marchai, courbé, penché sur la ligne tortueuse filant dans les allées, les virages. Car les petits pieds s’amusaient à amorcer des tournants, me jetant dans un dédale de sentiers que je ne connaissais plus. Là, il eût fallu planter un écriteau marqué : « Premier virage » mais j’avais perdu toute la notion du temps. J’avais eu loisir de marquer déjà l’emplacement où j’avais vu la première empreinte par un écriteau : « Première empreinte de pas ». A vouloir suivre cette piste hasardeuse, je ne regardais plus que le sol et je me heurtais souvent aux arbres, m’affalant dans les taillis, m’écorchant aux épineux. Je remarquais aussi un grand nombre de choses qui m’avaient échappé ; il y avait des trognons de pomme, des restes de nourriture, des reliefs de repas qu’on avait à peine terminés. Des voix se levèrent, de mains me saluèrent, venant des quelques excavations qui plongeaient dans les entrailles de la terre. Là, soudain, je vis disparaître un pied ! Par Bélénos ! Un pied ! J’étais sûr d’avoir vu un pied prestement s’enfuir dans les fourrés ! Ce n’était certes pas une vision, j’étais convaincu d’avoir vu un pied. Le petit elfe m’avait invité à le suivre. Je devinais une ombre derrière laquelle je cherchais la silhouette ; je m’élançais vite, je trébuchais et très épuisé, je me laissais presque choir sur les tapis herbeux, je me relevais, je courais : ce fut une course éperdue puis las, je m’agenouillai, affamé, assoiffé. Je caressai des pierres polies que j’avais remarquées au creux d’une grosse racine renversée. Je distinguai autour des roches un sol propre, bien entretenu avec des provisions entassées dans un coin : noisettes, pommes, feuilles à mâcher ; celles-ci avaient un goût légèrement sucré. Elles apaisèrent ma soif. Je réalisai que des paniers repas étaient placés là, sous les arbres, comme si on cherchait à assouvir ma faim. J’avais abandonné gourdes et sacoches en suivant les traces du petit être qui m’appelait. Car j’entendais des appels : « Viens ! Oublie et viens ! On t’emmène ! » Ces mots étaient prononcés différemment, avec une richesse musicale qui pénétrait mes sens sans aucune difficulté et je comprenais tout sans avoir rien appris ni réfléchi. Seule une harpe gémissait ; les buissons autour de moi fleuraient bon la terre sèche. Quand je reconnus les effluves d’un petit air humide, je sus que mes sens s’étaient aiguisés au point que je parvenais même à reconnaître les notes cristallines qui tombaient des branches et montaient des futaies. Des concerts secrets se tenaient sur les gradins du ciel, on ovationnait. J’étais sollicité de toutes parts. Le chemin que je suivais aboutit sur un terrain spongieux auprès d’une mare croulante de mousse et qui, en s’étirant, se cognait à des pierres ; l’eau scintillante se faufilait entre les rochers couverts de lichen et de brindilles ; les marques de pied se figèrent à travers les mottes épaisses de terre imbibée d’eau. Le trajet n’était pas achevé. Je me retournai, gagné par une vague euphorie. L’appel venait de ma droite où, à l’ombre des racines, je voyais danser des feux ! De faibles lucioles s’illuminaient, se propageaient, lueurs vacillantes comme l’éclat rougeoyant d’une lave incandescente. Les feuilles s’agitaient, se levaient, se balançaient. Une fête battait son plein ! J’étais convié à la fête du printemps primitif où la nature se pare tout entière de pierreries, de lumière et d’or ! Par Cernunnos ! Je m’aventurais sur des sentiers où je faisais d’étranges rencontres. Sangliers et chevreuils étaient pacifiques : ils baissaient leurs têtes fières en tapant du sabot, sans aucune moue belliqueuse. Cerfs et daims avaient dans le regard une sauvagerie grandiose que j’appréciais. Je me retrouvai au centre d’une petite clairière faiblement éclairée. Des petits êtres bien présents m’entouraient en bruissant autour de mes chaussures. Je me surpris à ne rien écraser, ni pieds ni pas ni empreintes ni faines. J’étais devenu méticuleux. Je m’étais muni d’un bourdon de bois qui me servait à m’orienter dans l’herbe. Je redressais les tiges affaiblies ; les empreintes étaient devenues très légères. A peine posait-on le pied sur l’herbe ; on se dissimulait sous les feuilles, discrètement protégé par les ombres mouvantes. Une force silencieuse se développait en moi. Des pierres levées agencées pour servir de table couvraient les bords de la mare humide de paillettes. Certaines étaient renversées, alignées en cercle, sièges imaginaires pour assister à une célébration rituelle. L’herbe était plus verte, plus drue, plus épaisse autour des rochers : on dansait, car j’entendais des bruissements d’ailes très proches, des étoffes qui froufroutaient, des capes qui claquaient et des battements de pied aussi cinglants que le choc des cymbales .Une danse joyeuse et euphorique s’exécutait dans l’herbe. Je me sentais parfois entraîné, poussé par des mains qui s’agrippaient à mes manches. J’avisai les feuilles placées sur les pierres, remplies de petites pommes rouges ; il y avait aussi d’autres fruits étranges que je goûtais à même la peau ; leur chair juteuse s’écoulait autour de ma bouche déjà ivre de joie. On m’invitait à manger, à boire, à rire, à sortir de ma carapace rigoureuse. Une énergie puissante régnait autour de moi ; on célébrait une noce à la gloire d’une joie si simple que j’en fus étranglé de bonheur. J’étais plein d’un vin enivrant qu’on me faisait boire à la fontaine d’un verre dont j’avais négligé la saveur. Ce chant divin qui montait jusqu’au ciel en se divisant en strophes multiples lorsqu’il traversait les dômes de feuilles était un pur cantique !
J’en comprenais même les paroles ! On y parlait des saisons qui se suivent, des vents lancinants qui font plier les ramures, des trombes d’eau, des étés accablants, des jours qui passent par le royaume des morts. Même la mort avait de puissants accents de fête quand le retour des ensevelis était annoncé avec force clameur et enthousiasme ; car on attendait le retour des disparus qui, disait la complainte, sommeillaient dans les brumes d’Avalon. Où avais-je entendu ce mot ? Des légendes anciennes s’échappèrent de ma mémoire. Je ne me souvenais pas d’en avoir autant engrangé ! Tout me revint et obtint mon sacrement ; je refis les gestes qu’attendaient de moi les êtres cachés dans les buissons. On m’observait avec une extrême vigilance. Des récits poussiéreux, prodigieux de désuétude, déroulaient leurs parchemins usés : Lancelot avait dû les consulter maintes fois lorsqu’il errait entre les arbres, aux pieds desquels il avait cherché la quiétude infinie. Je psalmodiai quelques versets d’un livre que je ne connaissais pas mais qui s’ouvrait comme on ouvre une porte. On me prenait par la main, on me poussait à l’intérieur de la forêt qui devint de plus en plus énigmatique. Les arbres dans ces contrées répondaient à un nom de dieu ou de démiurge ; les cavités qui se devinaient d’entre les racines étaient numérotées par des brins d’herbe. L’endroit était peuplé ; les arbres surpeuplés ; et les pierres et les bois et les plantes, tout était vivant, tout devenait vivace ; les gens s’aimaient dans une gaieté folle et endiablée. Je me promenais parmi une foule de créatures empressées ; des tours de bouleaux s’alignaient devant moi jusqu’à entourer un saule pleureur courbant ses branches écornées ; celles-ci cachaient des lucarnes transparentes car je crus y voir de la lumière. Je m’approchai, plein d’assurance et poussé par la magie du lieu. Tout était totalement enchanteur et pourtant, je pressentais des présences. Un visage marqué par la douceur se penchait à l’une des fenêtres. Je me souvins alors de Merlin retenu par Morgane, prisonnière elle- même d’une passion dévorante. J’étais parvenu aux confins du Val sans Retour ! Encore un nom qui effleura ma conscience. Tout avait un nom, tout était écrit depuis la nuit des temps, répété par des millions de petits êtres qui grouillaient dans la forêt, foule immense, venue adorer la porte où se présentaient ceux qui avaient été choisis pour recevoir d’incroyables dons du ciel. On me chargeait d’offrandes somptueuses : un calice d’or où je buvais l’inaltérable savoir des anciens prêtres qui officiaient au pied des chênes ; des rameaux de gui et de houx sanctifiaient mon autorité authentifiant mon installation dans le domaine des dieux ; puis je reçus une grosse pierre émeraude si finement ciselée que je compris qu’on m’offrait la force créatrice en me transmettant une puissante énergie. Je me souvins alors d’une légende où le roi Arthur faisait la chasse au pouvoir divin. Au faîte de sa gloire, torturé par le pouvoir, il n’eut de cesse que de parvenir à tout saisir. A l’instar de la légende, on me donnait tout ; on me tendait le sceptre, on me posait le diadème ; le torque était passé à mon cou ; on me ceignait du bandeau royal ! J’étais investi de toutes les puissances de la forêt : lorsque les empreintes du pied réapparurent soudain avec une netteté incontournable, je les suivis encore, entraîné cette fois par une folle démesure, enivré, enchaîné. On me bousculait, on me tiraillait ; je sentis mes vêtements se déchirer ; les pans de mon pantalon n’étaient plus que lambeaux ; mes chaussettes tirebouchonnaient, mordillées par endroits. Et pourtant, à vouloir les suivre, je volais presque derrière ces petits êtres tapageurs qui sifflaient à mes oreilles : « Viens ! Prends le torque ! Le royaume est à toi !» Les liens des fagots épais me faisaient trébucher ; je m’empêtrais. Les fils de la Vierge me labouraient le visage à mesure que j’entrais dans les halliers sauvages. Bois de cerf, cornes de bouc, branches d’épineux, tout s’enchevêtrait pour créer l’envoûtement. Là où j’allais, rien ne se consumait. Tout crépitait ! Viens revoir la maison de Viviane ! L’or des temps anciens ! Je me rappelais Viviane qui s’occupait des enfants perdus et les élevait en les investissant de tous les pouvoirs ! Les traces des pieds m’entraînaient bien loin, vers des mares dont je ne soupçonnais pas même l’existence ! Par la déesse Mère de la Nature entière ! S’il y avait des cascades dans cette forêt, il y avait sûrement des personnages aquatiques qui s’ébattaient dans les eaux vives et qui n’attendaient qu’un visiteur égaré pour subrepticement le rafraîchir ! Avais-je perdu la raison ? Que faisais-je dans cette citadelle obscure, imprenable, aux sortilèges effrayants ? Je me mis à hurler : « Si vous êtes là, fées des sources, remettez-moi sur mon chemin ! Je veux sortir ! » Mais les pas me guidaient vers un ailleurs si improbable que j’eus la force de résister. Je fis demi-tour ; j’ignorai les empreintes des pieds et je pris mes jambes à mon cou ! Pourchassé, poursuivi, je courus comme un fou en entendant les bruits saccadés des petits pieds invisibles derrière moi. Ils cherchaient à me renverser. Je ne voulais plus rien. Je ne voulais plus qu’être moi-même. Aveuglé de larmes, je fonçai et débouchai de la forêt avec le ciel qui me gicla à plein visage. Enfin libéré ! J’étais libéré des liens qui m’entravaient. Le soleil, la lande, la vérité aveuglante de lumière m’aspergèrent de leurs caresses véritables ! Des petits peuples étranges habitaient la forêt ; ils y vivaient depuis toujours car je les reconnaissais enfin ; ils faisaient partie de moi-même, ils constituaient les différentes figures qui peuplaient mon être intime. C’était moi, l’être qui chantait son désir de vivre de liberté ; c’était encore moi l’être qui m’avait entraîné jusqu’aux racines de la terre pour montrer mon véritable visage. Moi encore qui vivais dans un château de verre, emmuré dans mes rêves de beauté et de tranquillité ; ne m’étais-je donc pas reconnu en Arthur dans mes tentatives ambitieuses de décrocher une gloire lumineuse ? Pourtant, j’avais cru les avoir domptés ces personnages qui étaient enfouis au fond de moi-même et qui au contact des formidables accords lyriques que rendait la forêt profonde, avaient pris plaisir à vagabonder, avides d’atteindre les limites de la connaissance. Je leur avais donné une chance de s’épanouir, telles des corolles de fleurs s’évasant d’aise avant le déracinement.
Je reconnus mes outils et mon matériel de géographe. Levant les yeux vers les frondaisons, je lançai une salutation muette : « Excusez-moi, les amis ! Merci pour votre invitation mais je préfère avoir les pieds sur terre ! »