Frédéric Godin
La Visitation
Personne ne venait à la Visitation par plaisir. Aucun passant, pas de promeneurs et ceux qui étaient contraints de s’y installer, arrivaient au dernier moment, espérant qu’une autre solution tomberait du ciel.
Ces bâtiments datant de la fin du 15ème siècle avaient abrité des Visitandines. Chassées à la révolution, les sœurs revinrent vers 1830 pour déguerpir quarante ans plus tard. Les immeubles maintenus en état pendant leur présence commencèrent à se dégrader.
Etouffants l’été, les appartements étaient des glacières l’hiver. L’année du grand froid, disaient les vieux, celle où des sapins gros comme des tonneaux éclataient sous l’effet du gel, on avait retrouvé la mère Viennet dans son lit, raide comme un passe lacet, blanche comme un cierge, une bouillotte en zinc gelée sur le ventre. Trois jours qu’on ne l’avait vue mais comme chacun était cloîtré chez lui ou trop occupé à trouver un seau de charbon ou trois bûches, on ne remarqua rien.
Nous sommes arrivés là, un soir’ suite à ce que mon père qualifia de mauvaise passe et ma mère de négligence absolue.
Mon père promit que ce serait momentané, que ça nous ferait plus apprécier le luxe que nous ne manquerions pas de retrouver et, agacé il ajouta que nous étions trop gâtés, ce coup de pied au cul nous remettrait les pieds sur terre. Il avait une idée toute particulière du luxe, mon père.
La maison que nous habitions jusque-là fait le lien entre la rue de la République et le quai Valette. Côté rue, la boutique où s’alignent quelques poêles à bois, une chaudière, deux lavabos, trois morceaux de chêneaux ouvragés et un présentoir où s’exposent différents modèles de tuiles. Pour suivre une cour humide, y survivent dans des bacs sans soins de fines fougères, puis un dépôt sombre et une cave où se trouve, derrière une fausse cloison bricolée, un joli petit alambic en cuivre, fait maison qui chaque hiver transforme les prunes du verger en eau de vie parfumée. Au premier, l’appartement de mon grand-père Paul, homme drôle et bienveillant porté sur la bouteille, tradition familiale, tendance qui l’aida à supporter feue ma grand-mère Berthe. A l’étage suivant, un couloir ventru dessert une ancienne cuisine, une salle de bains et une pièce encombrée de vieilleries. S‘empilent enfin la chambre d’adolescent de mon père et le grenier.
Côté quai, l’atelier et ses machines pour travailler la tôle, à coup de leviers de pédales et de manivelles on coupe, on plie, on roule le zinc. Un autre dépôt et avant le grenier, deux étages, notre appartement, cuisine et salle à manger, l’escalier mal foutu qui nous monte à nos chambres.
Mon père reste mystérieux, le peu qu’il dit est que la maison est en vente pour calmer le directeur de la BNP. Nous aurions six mois pour nous refaire, enfin nous…ça dépend de lui, du « grand » comme le surnomment ses copains. Nous on se pose des questions, il a trois ouvriers, l’entreprise tourne bien, où va l’argent, même s’il n’est pas un as pour faire les factures, ça doit laisser le moindre ! Ma mère m’a dit sans imaginer l’écho que ça aurait sur moi, que ça ne l’étonnerait pas qu’il ait une poule ! Depuis j’observe, j’épie. Elles sont toutes des poules possibles : la boulangère qui vient chercher un joint, l’infirmière qui veut acheter un poêle à bois, la veuve du percepteur qui appelle pour un devis.
C’est qu’il est beau gars le grand, avec les années il a un peu forci mais son mètre quatre-vingt-cinq étire les kilos, les dissimule, et il a le sourire d’un acteur d’Hollywood.
Pour ma mère, atterrir à la cour des miracles est une humiliation. Vingt ans qu’elle a quitté le coin ; elle fut un temps serveuse au bar La Passerelle, à cent mètres de là, tout près des faïenceries. Elle en a servi des verres, du rouge, du blanc, du Pernod, du Rhum. Elle connait l’effet de l’alcool sur les hommes, ça lui fait dégoût. Elle les revoit les ouvriers, cinq minutes après la sortie, deux, trois verres chaque soir et les fins de semaines noyées dans la vinasse, les gueules rougeaudes après quelques canons, la paye dépensée ou en partie. Les vendredi et samedi elle les a supportés, les timides que la bibine dessale au point de vous mettre une main au cul, les méchants encore plus mauvais, les beaux encore plus beaux avec les yeux qui brillent et le bagout qui leur vient, les moches encore plus vilains les yeux injectés de sang, les cons comme leurs pieds qui savent tout, d’un coup et la ramènent sans cesse, les mal mariés qui promettent la lune mais qui veulent un acompte, un p’tit baiser, allez Simone, ceux assis au bout du zinc qui chantent sans plus pouvoir articuler. Il faut alors les virer à minuit, sortir ceux qui tiennent tout juste debout et qui en veulent encore, trous sans fonds, le dernier avant le prochain, un p’tit pour la route. Alors seulement, finir la vaisselle, nettoyer la salle, et subir l’horreur des chiottes où ils ont vidé leurs bonbonnes de vessies en arrosant du mur à leurs godasses, dégueulé, porcs qu’ils sont !
En quittant ce quartier elle pensait l’avoir laissé à jamais assez loin. Ce traître de mari l’y replonge.
Le premier que nous avons croisé c’est Pique la lune, un surnom comme prénom depuis toujours, rapport à son strabisme vers le haut. Béret vissé sur le crâne, noir du charbon qu'il monte, hotte sur le dos dans les étages les plus modestes de la ville. Bois et charbon, sur mon dos, c’est mon boulot qu’il dit « monter d’la chaleur où qu’y en faut ! ». Il reste dans un deux pièces au quatrième, en ménage avec la femme Cannut
On dit qu’on s’habitue à tout. La baignoire est jaunasse, les robinets déposent leurs auréoles de rouille, la crasse semble être à son aise partout, invitée depuis toujours. Ma mère décrète que nous laisserions les habits dans nos valises, qu’on ne mangerait pas un sac de sel dans ce gourbi. Après dix jours elle semble à bout, elle pose des torchons partout pour que rien ne soit en contact avec les étagères, les placards et l’évier. Pour elle qui a le cafard facile, c’en est trop. Dès qu’elle le peut, elle raconte sa jeunesse, son père héros de guerre, deux balles dans l’épaule, son retour estropié et aigri, sa mère morte trois jours avant ses onze ans, sclérose en plaques, paralysée depuis des années, l’espoir déçu d’un traitement en Suisse où l’on part quelques semaines et qui dévore les économies plutôt que le mal, la mort que la voisine lui apprend en venant la chercher à l’école. Le père qui vient voir la maitresse, vous comprenez, je suis seul, il me faut quelqu'un à la maison pour tenir le ménage, le linge et les repas, mais monsieur vous n’y pensez pas, Simone a quatorze ans, c’est une bonne élève ! Arguments pas retenus, plus de leçons, ni de devoirs, la lessiveuse et la tambouille ! Quand elle raconte, ma mère ça vous tire les larmes. Heureusement qu’il y a des pauses dans l’négatif, des entractes dans la tristesse. C’est ma partie préférée, celle de l’oncle, tueur à l’abattoir, père des cousins jumeaux, homme adorable qui vient chercher tous les gosses chaque dimanche pour les sortir de la triste maison. Ce sont les loisirs, la pêche, les cueillettes, champignons, mûres, les ramassages, noix, escargots baveux, les casse-croutes au bord du Doubs, l’eau qui file. Puis ses histoires, il sait les raconter, il mime, il en rajoute, il est lui puis ses collègues, et le patron et l’gendarme, on rigole, on oublie… Et celle-ci, son histoire de chien qu’on aurait en soi quand on nait, un adorable cabot et une méchante carne. Tu vois ma p’tite Simone c’est à toi de choisir lequel tu nourris, le gentil ou le méchant. Moi je donne la moitié à chacun mais j’ai toujours une boulette dans la poche pour le molosse, c’est mieux. Mais toi, avec tes grands yeux et ton sourire timide, t’engraisse le mignon hein, laisse pas crever l’autre sinon le jour où tu auras besoin de lui, tu pourras toujours siffler, il ne viendra pas. Promis…Elle promet.
Je ne sais pas s’il lui a parlé d’un cheval qu’on a aussi en soi et qu’il suffit de monter pour fuir et réaliser ses rêves mais ce jeudi soir elle n’est plus là. Chacun a une enveloppe déposée sur la table. Ma mère me dit qu’elle m’aime mais qu’elle ne veut pas mourir en faisant le constat que chaque fois dans sa vie quelqu’un d’autre a décidé pour elle.
Deux ans après son départ elle nous a envoyé une lettre, elle expliquait qu’elle était partie retrouver Angelo Genaro dans le Michigan USA. Ce soldat lui avait envoyé pendant vingt-cinq ans des lettres garnies de billets, vingt, cinquante et cent dollars à Noël. Ce jeudi matin-là, avec cette cagnotte et sa vieille valise, elle avait pris le car, le train puis le bateau pour vivre ce qu’elle considérait désormais légitime.
Le grand mit trois ans à s’en remettre. Trois années de Visitation donc !
Un jour nous fîmes nos valises pour retourner dans cette maison que plusieurs générations de gens désordonnés avaient rendu invendable. Ce retour n’eut rien de la fête espérée, la Visitation et le Michigan avaient grignoté notre joie de vivre.
Etouffants l’été, les appartements étaient des glacières l’hiver. L’année du grand froid, disaient les vieux, celle où des sapins gros comme des tonneaux éclataient sous l’effet du gel, on avait retrouvé la mère Viennet dans son lit, raide comme un passe lacet, blanche comme un cierge, une bouillotte en zinc gelée sur le ventre. Trois jours qu’on ne l’avait vue mais comme chacun était cloîtré chez lui ou trop occupé à trouver un seau de charbon ou trois bûches, on ne remarqua rien.
Nous sommes arrivés là, un soir’ suite à ce que mon père qualifia de mauvaise passe et ma mère de négligence absolue.
Mon père promit que ce serait momentané, que ça nous ferait plus apprécier le luxe que nous ne manquerions pas de retrouver et, agacé il ajouta que nous étions trop gâtés, ce coup de pied au cul nous remettrait les pieds sur terre. Il avait une idée toute particulière du luxe, mon père.
La maison que nous habitions jusque-là fait le lien entre la rue de la République et le quai Valette. Côté rue, la boutique où s’alignent quelques poêles à bois, une chaudière, deux lavabos, trois morceaux de chêneaux ouvragés et un présentoir où s’exposent différents modèles de tuiles. Pour suivre une cour humide, y survivent dans des bacs sans soins de fines fougères, puis un dépôt sombre et une cave où se trouve, derrière une fausse cloison bricolée, un joli petit alambic en cuivre, fait maison qui chaque hiver transforme les prunes du verger en eau de vie parfumée. Au premier, l’appartement de mon grand-père Paul, homme drôle et bienveillant porté sur la bouteille, tradition familiale, tendance qui l’aida à supporter feue ma grand-mère Berthe. A l’étage suivant, un couloir ventru dessert une ancienne cuisine, une salle de bains et une pièce encombrée de vieilleries. S‘empilent enfin la chambre d’adolescent de mon père et le grenier.
Côté quai, l’atelier et ses machines pour travailler la tôle, à coup de leviers de pédales et de manivelles on coupe, on plie, on roule le zinc. Un autre dépôt et avant le grenier, deux étages, notre appartement, cuisine et salle à manger, l’escalier mal foutu qui nous monte à nos chambres.
Mon père reste mystérieux, le peu qu’il dit est que la maison est en vente pour calmer le directeur de la BNP. Nous aurions six mois pour nous refaire, enfin nous…ça dépend de lui, du « grand » comme le surnomment ses copains. Nous on se pose des questions, il a trois ouvriers, l’entreprise tourne bien, où va l’argent, même s’il n’est pas un as pour faire les factures, ça doit laisser le moindre ! Ma mère m’a dit sans imaginer l’écho que ça aurait sur moi, que ça ne l’étonnerait pas qu’il ait une poule ! Depuis j’observe, j’épie. Elles sont toutes des poules possibles : la boulangère qui vient chercher un joint, l’infirmière qui veut acheter un poêle à bois, la veuve du percepteur qui appelle pour un devis.
C’est qu’il est beau gars le grand, avec les années il a un peu forci mais son mètre quatre-vingt-cinq étire les kilos, les dissimule, et il a le sourire d’un acteur d’Hollywood.
Pour ma mère, atterrir à la cour des miracles est une humiliation. Vingt ans qu’elle a quitté le coin ; elle fut un temps serveuse au bar La Passerelle, à cent mètres de là, tout près des faïenceries. Elle en a servi des verres, du rouge, du blanc, du Pernod, du Rhum. Elle connait l’effet de l’alcool sur les hommes, ça lui fait dégoût. Elle les revoit les ouvriers, cinq minutes après la sortie, deux, trois verres chaque soir et les fins de semaines noyées dans la vinasse, les gueules rougeaudes après quelques canons, la paye dépensée ou en partie. Les vendredi et samedi elle les a supportés, les timides que la bibine dessale au point de vous mettre une main au cul, les méchants encore plus mauvais, les beaux encore plus beaux avec les yeux qui brillent et le bagout qui leur vient, les moches encore plus vilains les yeux injectés de sang, les cons comme leurs pieds qui savent tout, d’un coup et la ramènent sans cesse, les mal mariés qui promettent la lune mais qui veulent un acompte, un p’tit baiser, allez Simone, ceux assis au bout du zinc qui chantent sans plus pouvoir articuler. Il faut alors les virer à minuit, sortir ceux qui tiennent tout juste debout et qui en veulent encore, trous sans fonds, le dernier avant le prochain, un p’tit pour la route. Alors seulement, finir la vaisselle, nettoyer la salle, et subir l’horreur des chiottes où ils ont vidé leurs bonbonnes de vessies en arrosant du mur à leurs godasses, dégueulé, porcs qu’ils sont !
En quittant ce quartier elle pensait l’avoir laissé à jamais assez loin. Ce traître de mari l’y replonge.
Le premier que nous avons croisé c’est Pique la lune, un surnom comme prénom depuis toujours, rapport à son strabisme vers le haut. Béret vissé sur le crâne, noir du charbon qu'il monte, hotte sur le dos dans les étages les plus modestes de la ville. Bois et charbon, sur mon dos, c’est mon boulot qu’il dit « monter d’la chaleur où qu’y en faut ! ». Il reste dans un deux pièces au quatrième, en ménage avec la femme Cannut
On dit qu’on s’habitue à tout. La baignoire est jaunasse, les robinets déposent leurs auréoles de rouille, la crasse semble être à son aise partout, invitée depuis toujours. Ma mère décrète que nous laisserions les habits dans nos valises, qu’on ne mangerait pas un sac de sel dans ce gourbi. Après dix jours elle semble à bout, elle pose des torchons partout pour que rien ne soit en contact avec les étagères, les placards et l’évier. Pour elle qui a le cafard facile, c’en est trop. Dès qu’elle le peut, elle raconte sa jeunesse, son père héros de guerre, deux balles dans l’épaule, son retour estropié et aigri, sa mère morte trois jours avant ses onze ans, sclérose en plaques, paralysée depuis des années, l’espoir déçu d’un traitement en Suisse où l’on part quelques semaines et qui dévore les économies plutôt que le mal, la mort que la voisine lui apprend en venant la chercher à l’école. Le père qui vient voir la maitresse, vous comprenez, je suis seul, il me faut quelqu'un à la maison pour tenir le ménage, le linge et les repas, mais monsieur vous n’y pensez pas, Simone a quatorze ans, c’est une bonne élève ! Arguments pas retenus, plus de leçons, ni de devoirs, la lessiveuse et la tambouille ! Quand elle raconte, ma mère ça vous tire les larmes. Heureusement qu’il y a des pauses dans l’négatif, des entractes dans la tristesse. C’est ma partie préférée, celle de l’oncle, tueur à l’abattoir, père des cousins jumeaux, homme adorable qui vient chercher tous les gosses chaque dimanche pour les sortir de la triste maison. Ce sont les loisirs, la pêche, les cueillettes, champignons, mûres, les ramassages, noix, escargots baveux, les casse-croutes au bord du Doubs, l’eau qui file. Puis ses histoires, il sait les raconter, il mime, il en rajoute, il est lui puis ses collègues, et le patron et l’gendarme, on rigole, on oublie… Et celle-ci, son histoire de chien qu’on aurait en soi quand on nait, un adorable cabot et une méchante carne. Tu vois ma p’tite Simone c’est à toi de choisir lequel tu nourris, le gentil ou le méchant. Moi je donne la moitié à chacun mais j’ai toujours une boulette dans la poche pour le molosse, c’est mieux. Mais toi, avec tes grands yeux et ton sourire timide, t’engraisse le mignon hein, laisse pas crever l’autre sinon le jour où tu auras besoin de lui, tu pourras toujours siffler, il ne viendra pas. Promis…Elle promet.
Je ne sais pas s’il lui a parlé d’un cheval qu’on a aussi en soi et qu’il suffit de monter pour fuir et réaliser ses rêves mais ce jeudi soir elle n’est plus là. Chacun a une enveloppe déposée sur la table. Ma mère me dit qu’elle m’aime mais qu’elle ne veut pas mourir en faisant le constat que chaque fois dans sa vie quelqu’un d’autre a décidé pour elle.
Deux ans après son départ elle nous a envoyé une lettre, elle expliquait qu’elle était partie retrouver Angelo Genaro dans le Michigan USA. Ce soldat lui avait envoyé pendant vingt-cinq ans des lettres garnies de billets, vingt, cinquante et cent dollars à Noël. Ce jeudi matin-là, avec cette cagnotte et sa vieille valise, elle avait pris le car, le train puis le bateau pour vivre ce qu’elle considérait désormais légitime.
Le grand mit trois ans à s’en remettre. Trois années de Visitation donc !
Un jour nous fîmes nos valises pour retourner dans cette maison que plusieurs générations de gens désordonnés avaient rendu invendable. Ce retour n’eut rien de la fête espérée, la Visitation et le Michigan avaient grignoté notre joie de vivre.