Jean-David Herschel
Be-Bop-A-Lula
À Quentin Delobelle
« Quel joli mariage ! s’exclama la tante Lucie, dont la robe compliquée luisait sous les lustres de cristal. L’habit va si bien à Randolphe !
– Lui que je n’ai jamais connu qu’en jeans, il me paraît fort déguisé, plaisanta le cousin Léonide.
– Et l’épousée est aussi très à son avantage dans sa robe de satin, reprit Lucie sans se soucier des propos de Léonide ; on la croirait tout droit sortie d’un songe.
– Je me méfie plutôt des mariages internationaux, intervint le cousin Xénon entre deux longues gorgées de vin, mais je dois reconnaître que cette petite Américaine a bien de la grâce. »
L’orchestre, après avoir interprété des musiques rapides et sautillantes pour encourager les danses, jouait pour l’instant des romances languissantes, signalant aux quatre cents invités que l’heure était à la dégustation du prochain plat et à la conversation. Celle-ci allait bon train à ma table, qui se composait en majorité d’alliés et de collatéraux du marié, réunis pour la première fois depuis dix ans dans ce luxueux hôtel de Memphis. À ma droite, pourtant, un vieux monsieur restait silencieux, quoiqu’il affichât un sourire constant.
Sa physionomie, et sa mise surtout, me parurent singulières. Il ne devait pas dépasser un mètre soixante-cinq. Les yeux, qu’il avait très bleus, lançaient je ne sais quelle étincelle scrutatrice et caressante. La mâchoire carrée, le front large, les pommettes saillantes et la bouche charnue annonçaient un caractère volontaire, éclectique et voluptueux. Les cheveux, encore bien fournis et soigneusement coiffés en arrière, s’enflaient au sommet du crâne sous l’action de la gomina. Au centre de la chemise blanche, légèrement lustrée, à col noir ouvert, s’étalait une patte à motif floral et étoilé noir, délicat et original. Le costume de couleur crème, où se fichait une pochette de soie blanche soigneusement pliée en quatre, s’amplifiait aux épaules, soulignant la carrure, tandis que le pantalon bouffant, à liseré losangé, se resserrait progressivement jusqu’à la cheville. Je promenai discrètement mon regard du côté des chaussures, et lorsque je découvris le daim bleu sur l’épaisse semelle de crêpe, je saisis l’allusion à la vieille chanson de Carl Perkins, Blue suede shoes, et n’éprouvai plus aucun doute sur la période dont mon voisin cultivait la nostalgie.
« Bonsoir Monsieur, lui dis-je dans mon mauvais anglais. Etes-vous de la famille de l’épousée ?
– Oui, Monsieur, je suis le grand-oncle de Janis, Rick Hampton.
– Et je m’appelle Jacquemin Maréchal, un ami de Randolphe. J’espère que vous pardonnerez mon indiscrétion, mais ne seriez-vous pas amateur de la mode américaine des années 50 ?
– Il n’y a pas là d’indiscrétion, Monsieur. Mais vous devez savoir que ce que vous appelez mode des années 50, c’était celle des kids exclusivement. Nos parents, très conservateurs, regardaient nos bananes, nos rouflaquettes, nos motos et notre rock’n’roll avec une sainte horreur. Aujourd’hui, nous devons passer pour ringards aux yeux du nouvel arrivage de kids !
– Mais non, vous êtes très élégant. Puis-je vous demander quelle musique écoutaient vos parents ?
– Ce que l’on donnait dans les dancings, et qui passait à la radio : la musique des big bands, du jazz, mais expurgé de toute sauvagerie, un jazz assagi par les canons de l’industrie blanche ; un peu dans le genre de ce que joue l’orchestre en ce moment. De jolies mélodies sentimentales. J’aimais beaucoup cela, d’ailleurs : pour moi, la musique se résumait à ces ballades où il n’est question que de clairs de lune et de cœurs brisés. Mais quand Bill Haley a déboulé avec son Rock around the clock, en 1954, j’ai envoyé aux orties toute la guimauve pour me jeter à corps perdu dans la nouvelle religion. Et quand Elvis chanta That’s all right, mes copains et moi, du haut de nos quinze ans, comprîmes qu’une chose capitale venait de se produire.
– Bill Haley et Elvis Presley vous paraissaient nouveaux, mais au fond, leur musique ne se bornait-elle pas à reprendre les recettes du rhythm’n’blues des musiciens noirs ?
– Mais nous n’avions pas accès au rhythm’n’blues des musiciens noirs ! Tout était nettement séparé, à l’époque. Des radios noires et des radios blanches, des hit-parades noirs et d’autres blancs ! Vous n’imagineriez pas une telle chose, de nos jours, n’est-ce pas ? Les premiers apôtres du rock’n’roll nous apportaient donc des chansons que nous n’aurions jamais dû entendre, du moins à notre âge. Ils les interprétaient à leur manière, avec une rythmique plus brutale, en poussant plus à fond leurs amplis. Nous entendions les guitares électriques rugir, et ça nous rendait dingues ! Nous avions envie de tout casser. Le comble de l’hystérie revenait aux filles, qui hurlaient, pleuraient, se griffaient le visage. Je n’ai jamais saisi comment elles remuaient la tête à toute vitesse, tout en produisant des cris stridents et en se tirant les cheveux ; il y a là une performance énigmatique, dont le moteur résidait peut-être dans le charisme très viril d’Elvis Presley et de quelques autres. Car Elvis mêlait à cette puissance sonore une incroyable sensualité, par sa voix de velours, son regard de braise, son jeu de scène déhanché. Nous voulions tous lui ressembler, et toutes les filles rêvaient d’épouser cette image !
– Comment vos parents réagissaient-ils à votre adhésion au rock ?
– Tout cela relevait à leurs yeux de la régression. On passait d’un raffinement mélodique à une surenchère de bruit et d’excitation. Ils estimaient d’une profonde débilité les paroles des hits, et il faut bien admettre que ça ne disait pas grand-chose. Des histoires de danse, d’amourette et d’onomatopées. C’est drôle de penser au jugement de mes parents sur le rock’n’roll, alors que j’ai aujourd’hui le double de leur âge d’alors. Notre panoplie, surtout, leur paraissait bizarre : nos chemises à carreaux, foulards, blousons de cuir, nos danses tourbillonnantes… Mais pour moi, il n’existait rien de plus beau. D’ailleurs, il s’agissait de bien plus que d’une mode : d’une révolution, si nous ne craignions les grands mots. Cependant je ne pensais pas à cela. Je regardais le rock’n’roll et son attirail comme l’incarnation même de la jeunesse. Il ne pouvait s’envisager de rester à l’écart. »
L’homme se confiait facilement, me parlait avec familiarité, en ponctuant ses paroles de gestes précis de chef d’orchestre. Et je sentais qu’au cœur la passion l’habitait aussi vivace qu’à l’époque dont nous nous entretenions. La mère de la mariée vint poser à nos côtés devant un photographe apathique.
« T’amuses-tu, oncle Ricky ? Nous avons pensé que tu te trouverais bien aux côtés de Monsieur Maréchal. Lui aussi est musicien !
– Quel est votre instrument, demandai-je au vieux rocker ? Laissez-moi deviner : la guitare.
– Un bon point pour vous ! Plus précisément une guitare demi-caisse électrique, une Gretsch G6120, le modèle même que jouait Eddie Cochran. Car nous parlions d’Elvis et de Bill Haley, et nous pourrions évoquer Chuck Berry, Little Richard, Jerry Lee Lewis et tous les autres grands, mais l’artiste qui décida de ma vocation musicale a pour nom Cochran. Ce garçon possédait toutes les qualités rêvées de l’homme de scène : une voix remarquablement variée dans ses inflexions, un jeu instrumental subtil, une présence scénique impeccable, et surtout le génie de l’écriture. Contrairement à la plupart de ses pairs, il composait ses propres chansons. D’ailleurs, si vous prêtez bien l’oreille à des titres tels que Somethin’ else ou C’mon everybody, vous verrez que l’on s’éloigne des douze mesures du blues et de sa gamme. L’héritage noir américain est réinterprété par une oreille profondément ciselée par la country-music. Ce que l’on entend peut paraître tout simple, mais n’appartient qu’à lui, et je pense que, s’il avait vécu, le rock américain eût pris une autre orientation.
« Quant à ses paroles, elles exprimaient bien plus que l’excitation adolescente. Elles décrivaient avec perspicacité, en quelques formules lapidaires, les traits majeurs de notre génération, ses aspirations, l’atmosphère unique de ces jours. La chape de plomb de l’école, le carcan parental, le défoulement des sorties, l’argent de poche, les jobs d’été, les voitures, tout s’y trouve ! Eh bien, à mon tour, j’ai fait des jobs d’été assommants pour acheter ma guitare, et j’ai monté un groupe avec trois amis : un pianiste, un contrebassiste et un batteur. Je composais mes morceaux, nous jouions aussi beaucoup de reprises, nous avons donné de nombreux concerts, rencontré un producteur, enregistré des disques pour Capitol, et quelques-uns de nos titres ont eu leur heure de gloire. Mais à la différence d’Eddie Cochran, j’ai vieilli. Et je ne suis pas devenu une légende !
– Comment s’appelait votre groupe ?
– The Cherry Knights, un drôle de nom, mais enfin, un nom comme un autre.
– Rick Hampton and his Cherry Knights ?
– Non, juste The Cherry Knights. Je n’aimais pas beaucoup cette excessive insistance mise sur le chanteur, et préférais un esprit de groupe.
– Où pourrais-je entendre vos chansons ?
– Si vous venez chez moi, avant de quitter Memphis, je vous montrerai mes disques de l’époque, et beaucoup d’autres disques rares. Vous verrez le juke-box et le flipper que j’ai gardés de ce temps-là ; ma moto, une Adler 250 turquoise, une twin verticale avec des roues de seize pouces ; quantité de photos dédicacées, d’affiches introuvables dont mes murs sont couverts. Vous verrez aussi une collection de chaussures et de bottes du plus haut intérêt. Si vous n’avez pas le temps de me rendre visite, allez donc sur le site Hitfactory, et écrivez le nom de mon groupe, vous pourrez entendre une vingtaine de titres.
– Comment cette aventure s’est-elle terminée ?
– De la même façon que pour les centaines de groupes qui avaient éclos durant ces années. Elvis est parti à l’armée et en est revenu métamorphosé en chanteur de variétés ; on a jeté Chuck Berry en prison ; Buddy Holy et Ritchie Valens sont morts dans un accident d’avion ; Eddie Cochran est mort dans un accident de taxi, où Gene Vincent a subi d’affreuses blessures ; Little Richard est entré dans les ordres, et nous, nous sommes entrés dans le rang. Les radios ont considéré que le rock avait assez duré, qu’il fallait favoriser le retour de la chansonnette à la gelée de groseille ; nous manquions d’argent, et nous avons dû chercher du travail. La renaissance du rock est venue d’Angleterre dans la décennie suivante, mais pour nous, c’était déjà trop tard. De plus, la musique remarquablement inventive que jouaient les Beatles et les Kinks n’était pas précisément la nôtre. La nôtre se voulait simple, festive et directe. Nous n’aurions jamais eu l’idée d’écrire des parties de basson ou de trompette piccolo, ni de mettre des tierces picardes ou des sixtes napolitaines dans nos morceaux. Penny Lane, pour nous, c’est de la musique savante. Nous nous accommodions à peu près bien de nos trois accords !
– Quel métier avez-vous exercé ?
– J’ai posé des moquettes pendant dix ans, puis j’ai vendu des encyclopédies en porte-à-porte cinq autres années, avant d’ouvrir mon magasin de disques vinyles, nommé Cherry Knight, sur Bleecker Street à New York. J’ai ensuite résisté au CD, et mon enseigne a manqué disparaître tout à fait dans les années 90 ; ensuite, c’est le disque en soi qui a failli sombrer devant l’informatisation du support musical. Enfin, le vinyle est revenu en force, grâce au Ciel, et c’est une affaire florissante que j’ai revendue il y a sept ans. J’ai soixante-seize ans, Monsieur.
– Ecoutez-vous parfois les nouveaux groupes de pop ? Suivez-vous l’actualité musicale ?
– Je l’ai suivie très assidument jusqu’au milieu des années 2000, ce qui représente, somme toute, cinquante ans de musique. J’aime vivement les Zombies, Badfinger, XTC, je me suis passionné pour la new-wave et le ska, le trip-hop et la britpop… Et je crois qu’à présent, dans le kaléidoscope des différents mouvements, je ne m’y retrouve plus guère. J’ai atteint une sorte de saturation informative, et je cultive avec bonheur mes amours de jeunesse, le rock’n’roll et le rockabilly, ma véritable famille. Le monde a tellement changé…
– Qu’est-ce qui a changé ?
– Tout a changé. Des étiquettes de disque à la forme des bouteilles de bourbon, en passant par l’élocution des gens ou la formule de L’Heure bleue de Guerlain. Un coin de rue n’a plus sa physionomie de 54. Les femmes aussi ont changé. Vous n’allez pas me dire qu’une fille de seize ans d’aujourd’hui ressemble à sa grand-mère au même âge en 1954 ? Chacune est jolie, à sa façon, mais que puis-je vous dire ? Ce n’est pas le même peuple ! Quant aux ordinateurs, nous en ignorions l’existence balbutiante, et notre seul réseau social était notre bande de bouseux, de petits mécanos, ou la piste de danse où nous faisions tournoyer la jupe des filles. Je ne puis vous décrire l’esprit de ce temps, la folle nouveauté d’une surprise-party de ce temps, l’extravagance d’un concert de rock’n’roll où s’expérimentaient des morceaux écrits la veille, l’émotion qui s’emparait de nous dans nos sorties arrachées de haute lutte, nos aveux, nos baisers, la poésie qui nous emportait. »
À ce moment, la jeune épousée, belle comme Diane, vint s’adresser à mon voisin dans un fracas de robe, une vivacité de gestes, une abondance de sourires :
« Oncle Ricky ! Tu sais ce qui me ferait plaisir ? Que tu nous joues quelque chose. Oh, tu ne peux pas me refuser ça, dis tonton, je ne me marie pas tous les jours, après tout !
– D’accord. »
Quand, de sa voix glapissante, l’animateur de la soirée l’eut annoncé, le vieil homme se leva, releva son col et marcha d’un pas ferme jusqu’à la scène, dont il prit possession en un instant. Il saisit la guitare électrique qu’on lui tendait, appliqua la sangle et se posta devant le micro. Avant d’avoir joué la moindre note il paraissait transfiguré ; une lumière spéciale émanait de sa personne, bien plus forte que les feux des projecteurs braqués sur lui. À ma surprise, je le voyais maintenant haut de taille et jeune d’allure. Alors une voix semblant émaner d’un passé lointain, voix étonnamment fraîche, impérieuse et veloutée, déchira l’espace d’une longue syllabe :
Weeeeeeeeeeeeeeeeeell…
L’assistance retenait son souffle : où nous mènerait cette note unique et pénétrante ?
Be-bop-a-lula
She’s my babe
Be-bop-a-lula
I don’t mean, maybe
Be-bop-a-lula
She-e-e’s my baby doll
Il prononçait le u de lula presque à la française, et les mots se lovaient dans nos veines, étrangement insinuants. Les accords de guitare, qui soutenaient le chant avec la feinte nonchalance du blues dans le refrain, se firent secs dans le couplet, entrecoupés de silences tendus, et les mots planaient seuls au-dessus de ce vide instrumental. L’intensité qu’y imprimait le chanteur contredisait leur apparente insignifiance. Dans sa bouche, ils revêtaient une importance quasi-canonique, et l’on eût dit que tout son être dépendait de ces quelques vers griffonnées sur un étui de guitare en 1955 :
She’s the girl in the red blue jeans
She’s the queen of all the teens
She’s the woman that I know
Quand, avant le vers suivant, il ne resta plus, pendant deux longues pulsations, que le halètement exalté du chanteur simulant un être à bout de nerfs, nos cheveux se dressèrent sur nos têtes, et des cris s’élevèrent parmi le public, comme criaient autrefois les Blue Caps pour annoncer la voix de Gene Vincent :
She’s the woman that loves me so.