Fabrice Bessard-Duparc
Le voyage de noces de madame Himbert
--Voilà ! Tu y es, dit-il, soulevant péniblement Simone dans l'étroite allée du wagon. Le train roulait encore mais Albert était impatient de descendre sur le quai, trop pressé d'en finir avec ça. Son putain d'océan !
Toute sa petite vie elle avait voulu voir cette immensité toute bleue que lui trouvait inutile. Toute cette eau qui ne servait à rien ! Mais comme depuis peu elle ne voyait plus, il lui raconterait les mouettes rieuses, les bateaux et les embruns. Il trouverait les mots qu'il faut pour qu'elle imagine, de là où elle était. Toute sa petite vie elle avait rêvé de poser ses pieds nus sur le sable mais comme depuis peu elle ne marchait plus, il la porterait jusqu'au rivage. Il trouverait bien le pas pour qu'elle imagine, de là où elle était. Toute sa petite vie, elle s'était demandée à quoi pouvait bien ressembler la chanson du vent dans les haubans mais comme, depuis peu, elle n'entendait plus, il sifflerait pour qu'elle imagine....
--La voilà ta mer ! bougonna-t-il, la déposant avec soulagement comme un gros paquet tout en haut de la dune . Le souffle court, il s'assit au milieu des oyats, seuls conquérants des sables, se débarrassa d'une besace qu'il portait en bandoulière et la posa à ses pieds.
--T'es contente ! Tu l'as ton bon dieu d'océan ! Lança-t-il d'un hochement de tête vers le large.
Les coudes sur les genoux, il posa la tête dans le creux de ses mains et ferma les yeux. Toutes ces années passées près d'elle, le jour comme la nuit, si loin l'un de l'autre. Elle derrière son comptoir, lui derrière son étal. À chacun son territoire. La boucherie, c'était tout leur univers. Lui désossait, coupait, tranchait. Elle encaissait, souriait et remerciait. Tant d'amabilité pour les autres mais, pour lui, presque rien ; elle lui offrait juste le strict nécessaire telle la bise matinale, parfois même un bref relent d'amour en fin de semaine les rares fois qu'elle se lovait contre lui comme pour s'excuser de tous ses vilains mots ; elle consentait à lui donner la dose qu'il fallait pour qu'il ne la détestât pas totalement.
--C'est ma boucherie, comme elle disait, c'est mon commerce, mon héritage, lui répétait-elle constamment comme si elle avait reçu une vie toute prête à l'emploi, déjà toute tracée, écrite et signée au bas d'un feuillet chez le notaire. Une boutique en plein cœur du village, transmise de père en fils puis de père en fille comme avaient été transmises sa laideur et sa cupidité. Et lui dans tout ça ? il n'était qu'une pièce rapportée au magot qu'elle amassait dans l'armoire de famille, dans le sucrier en porcelaine ou encore sous le matelas, matelas qu'elle soulevait toutes les semaines pour vérifier que le compte y était. Elle ne voyait en son mari que le bon garçon quelque peu imbécile mais courageux. C'était là l'essentiel.
--Et il est où, mon voyage de noces ? lui demandait-elle à tout bout de champs. Albert ne voyait dans cette question que le reproche incessant d'une épouse blessante qu'il haïssait un peu plus à chaque réprimande et, aux remarques bien affûtées qu'elle lui lançait, il répondait par des coups de hachoirs tranchants sur le billot.
--Tous les maris offrent un voyage de noces à leur femme, insistait-elle. De toute façon, tu ne m'as jamais rien offert car tu n'as rien et sans moi tu ne serais qu'un découpeur de cochons, un tueur des abattoirs.
Les seuls pays qu'elle avait parcourus étaient scotchés sur le frigidaire ; de lointaines et inaccessibles contrées qu'elle revisitait parfois en faisant la vaisselle ; des territoires qu'elle ne foulerait jamais et qui arrivaient chaque été par la poste avec au dos l'immuable petite pensée pour tata Simone..... que ses petits-neveux s'appliquaient à écrire sous peine d'être privés de glaces au chocolat. Elle rêvait de côtes sauvages alors qu'Albert comptait ses cotes de porc.
À force, il fallut bien qu'il cède, qu'il range ses couteaux, qu'il accroche le tablier et qu'il mette l'écriteau sur la vitrine.... fermé pour congés. Les clients n'en revinrent pas. Ils passaient et repassaient, ne pouvant y croire, mais quand ils aperçurent le mari de la bouchère revenir avec deux grandes valises flambant neuves, tous comprirent qu'il se passait un événement inhabituel : la bouchère fermait bien pour quelques jours . Alors on discuta à demi-mot d'une maladie rare ; on chuchota une probable opération à Paris. On s'émut même, propageant la nouvelle dans la rue commerçante, imaginant le pire pour Madame Simone car Madame Simone était des plus aimable et des plus souriante. Quant à son mari, il devait être l'homme le plus démuni au monde face au drame qui avait touché de plein fouet la patronne tant appréciée.
Nul n'entendit, au petit matin, le pas pressé d'Albert dans l'escalier de la cave ; nul ne l'entendit maudire le poids des valises. Nul ne le vit se diriger vers la gare et nul ne le vit monter dans le wagon déserté à cette heure. À peine le contrôleur qui poinçonna son billet eut-il quelque intérêt pour lui, juste un coup d’œil furtif sur les deux bagages posés à ses pieds. Le trajet serait long. Aussi, il avait pris soin de partir aux aurores afin que Simone puisse arriver le plus tôt possible et profiter ainsi, de là où elle était, du bord de mer.
Assis en haut de la dune, il parlait ainsi face au vent, face à l'horizon vide, face au désert de sable, seul au monde avec Simone, muette à présent, Simone qu'il n'osait plus regarder, toute boudinée qu'elle était au milieu de tant d'espace, la tête ailleurs, les yeux secs et révulsés, les membres désorganisés.
--T'es contente, tu l'as ton voyage de noces, c'est pas faute de me l'avoir reproché. Ne t'inquiète pas ; Je vais te raconter comment c'est et je vais t'emporter voir l'eau ma Simone mais avant... Il ouvrit la besace et en sortit, enroulée dans du papier journal, une flûte à champagne, celle des grandes occasions, celle qui clinque, celle des amoureux avec les bulles qui remontent le long des parois et éclatent en feux d'artifice, celle des naissances, des baptêmes et des mariages.
--Tu m'excuseras ma Simone mais j'en ai qu'un de verre comme celui-là parce que, comme t'es là, tu peux plus boire....il avait le sourire des hommes apaisés, de ceux qui n'entendent plus geindre. Il sortit alors deux bouteilles enveloppées dans un drap humide, avec sur chacune d'elles une grosse étiquette rouge et des fioritures tout autour, des bouteilles pour les amoureux, les naissances, les baptêmes et les mariages.
--Tu vois... celles là, je les ai gardées pour toi ma Simone, pour ton voyage de noces, celui que tu as tant voulu. Il avait le sourire des hommes heureux, de ceux qui, sous la tonnelle du bistrot, voient passer les femmes des autres.
Il en cala une contre sa jambe, garda l'autre dans ses mains, enleva le fer qui maintenait le bouchon puis laissa monter celui-ci lentement jusqu'à ce que, sous la pression du liquide, il soit propulsé d'un coup sec vers les nuages qui s'amoncelaient juste au dessus. Quiconque serait passé non loin de là aurait senti dans l'air comme une célébration, une victoire fêtée dans un moment d'absolue liberté. Quiconque aurait flâné sur la plage aurait entendu le rire balourd d'un homme égaré dans la tourmente.
Le verre tombé au sol, Albert buvait à présent à pleines gorgées le vin pétillant rempli d'étoiles. Il s'abreuvait comme s'abreuvent les bêtes dans les auges, assoiffé et primitif. Le boucher se désaltérait ; le boucher s'alcoolisait, jetait de-ci de-là des éclats de rire aussi tranchants que le couperet pour mieux éclater en sanglots. Il déboucha la seconde bouteille et la brandit dans le soir naissant.
--Ma Simone ! ma moitié ! …. ou plutôt mes moitiés ! Il riait de plus belle.
--Ah! j'ai perdu la tête........ mais toi aussi, ma Simone, toi aussi tu l'as perdue ! Il s'étouffait presque, la gorge pleine de vin.
--J'en ai débité des bestiaux, mais des comme toi.... ah ça non....... jamais !
Il gueulait de joie comme couinent de douleur les cochons éventrés ; il tenta de se lever mais une fois debout, chancela , trébucha puis tomba, roulant jusqu'au bas de la dune.
Quand deux gendarmes qui faisaient leur ronde aperçurent une forme inerte sur la plage, ils accoururent et trouvèrent Albert profondément endormi. Levant la tête, l'un deux aperçut deux énormes valises tout en haut de la butte. Ils la gravirent. Elles semblaient neuves et bien remplies ces valises ! Les sangles avaient été tendues avec une poigne de fer et ils durent s'y mettre à deux pour en venir à bout. Alors, lorsque enfin ils ouvrirent les bagages, l'un des gendarmes tomba à la renverse et l'autre recula, s 'agenouilla et vomit. Madame Himbert, d'une façon très inhabituelle, avait eu, comme toute épouse adorée, son voyage de noces…
--La voilà ta mer ! bougonna-t-il, la déposant avec soulagement comme un gros paquet tout en haut de la dune . Le souffle court, il s'assit au milieu des oyats, seuls conquérants des sables, se débarrassa d'une besace qu'il portait en bandoulière et la posa à ses pieds.
--T'es contente ! Tu l'as ton bon dieu d'océan ! Lança-t-il d'un hochement de tête vers le large.
Les coudes sur les genoux, il posa la tête dans le creux de ses mains et ferma les yeux. Toutes ces années passées près d'elle, le jour comme la nuit, si loin l'un de l'autre. Elle derrière son comptoir, lui derrière son étal. À chacun son territoire. La boucherie, c'était tout leur univers. Lui désossait, coupait, tranchait. Elle encaissait, souriait et remerciait. Tant d'amabilité pour les autres mais, pour lui, presque rien ; elle lui offrait juste le strict nécessaire telle la bise matinale, parfois même un bref relent d'amour en fin de semaine les rares fois qu'elle se lovait contre lui comme pour s'excuser de tous ses vilains mots ; elle consentait à lui donner la dose qu'il fallait pour qu'il ne la détestât pas totalement.
--C'est ma boucherie, comme elle disait, c'est mon commerce, mon héritage, lui répétait-elle constamment comme si elle avait reçu une vie toute prête à l'emploi, déjà toute tracée, écrite et signée au bas d'un feuillet chez le notaire. Une boutique en plein cœur du village, transmise de père en fils puis de père en fille comme avaient été transmises sa laideur et sa cupidité. Et lui dans tout ça ? il n'était qu'une pièce rapportée au magot qu'elle amassait dans l'armoire de famille, dans le sucrier en porcelaine ou encore sous le matelas, matelas qu'elle soulevait toutes les semaines pour vérifier que le compte y était. Elle ne voyait en son mari que le bon garçon quelque peu imbécile mais courageux. C'était là l'essentiel.
--Et il est où, mon voyage de noces ? lui demandait-elle à tout bout de champs. Albert ne voyait dans cette question que le reproche incessant d'une épouse blessante qu'il haïssait un peu plus à chaque réprimande et, aux remarques bien affûtées qu'elle lui lançait, il répondait par des coups de hachoirs tranchants sur le billot.
--Tous les maris offrent un voyage de noces à leur femme, insistait-elle. De toute façon, tu ne m'as jamais rien offert car tu n'as rien et sans moi tu ne serais qu'un découpeur de cochons, un tueur des abattoirs.
Les seuls pays qu'elle avait parcourus étaient scotchés sur le frigidaire ; de lointaines et inaccessibles contrées qu'elle revisitait parfois en faisant la vaisselle ; des territoires qu'elle ne foulerait jamais et qui arrivaient chaque été par la poste avec au dos l'immuable petite pensée pour tata Simone..... que ses petits-neveux s'appliquaient à écrire sous peine d'être privés de glaces au chocolat. Elle rêvait de côtes sauvages alors qu'Albert comptait ses cotes de porc.
À force, il fallut bien qu'il cède, qu'il range ses couteaux, qu'il accroche le tablier et qu'il mette l'écriteau sur la vitrine.... fermé pour congés. Les clients n'en revinrent pas. Ils passaient et repassaient, ne pouvant y croire, mais quand ils aperçurent le mari de la bouchère revenir avec deux grandes valises flambant neuves, tous comprirent qu'il se passait un événement inhabituel : la bouchère fermait bien pour quelques jours . Alors on discuta à demi-mot d'une maladie rare ; on chuchota une probable opération à Paris. On s'émut même, propageant la nouvelle dans la rue commerçante, imaginant le pire pour Madame Simone car Madame Simone était des plus aimable et des plus souriante. Quant à son mari, il devait être l'homme le plus démuni au monde face au drame qui avait touché de plein fouet la patronne tant appréciée.
Nul n'entendit, au petit matin, le pas pressé d'Albert dans l'escalier de la cave ; nul ne l'entendit maudire le poids des valises. Nul ne le vit se diriger vers la gare et nul ne le vit monter dans le wagon déserté à cette heure. À peine le contrôleur qui poinçonna son billet eut-il quelque intérêt pour lui, juste un coup d’œil furtif sur les deux bagages posés à ses pieds. Le trajet serait long. Aussi, il avait pris soin de partir aux aurores afin que Simone puisse arriver le plus tôt possible et profiter ainsi, de là où elle était, du bord de mer.
Assis en haut de la dune, il parlait ainsi face au vent, face à l'horizon vide, face au désert de sable, seul au monde avec Simone, muette à présent, Simone qu'il n'osait plus regarder, toute boudinée qu'elle était au milieu de tant d'espace, la tête ailleurs, les yeux secs et révulsés, les membres désorganisés.
--T'es contente, tu l'as ton voyage de noces, c'est pas faute de me l'avoir reproché. Ne t'inquiète pas ; Je vais te raconter comment c'est et je vais t'emporter voir l'eau ma Simone mais avant... Il ouvrit la besace et en sortit, enroulée dans du papier journal, une flûte à champagne, celle des grandes occasions, celle qui clinque, celle des amoureux avec les bulles qui remontent le long des parois et éclatent en feux d'artifice, celle des naissances, des baptêmes et des mariages.
--Tu m'excuseras ma Simone mais j'en ai qu'un de verre comme celui-là parce que, comme t'es là, tu peux plus boire....il avait le sourire des hommes apaisés, de ceux qui n'entendent plus geindre. Il sortit alors deux bouteilles enveloppées dans un drap humide, avec sur chacune d'elles une grosse étiquette rouge et des fioritures tout autour, des bouteilles pour les amoureux, les naissances, les baptêmes et les mariages.
--Tu vois... celles là, je les ai gardées pour toi ma Simone, pour ton voyage de noces, celui que tu as tant voulu. Il avait le sourire des hommes heureux, de ceux qui, sous la tonnelle du bistrot, voient passer les femmes des autres.
Il en cala une contre sa jambe, garda l'autre dans ses mains, enleva le fer qui maintenait le bouchon puis laissa monter celui-ci lentement jusqu'à ce que, sous la pression du liquide, il soit propulsé d'un coup sec vers les nuages qui s'amoncelaient juste au dessus. Quiconque serait passé non loin de là aurait senti dans l'air comme une célébration, une victoire fêtée dans un moment d'absolue liberté. Quiconque aurait flâné sur la plage aurait entendu le rire balourd d'un homme égaré dans la tourmente.
Le verre tombé au sol, Albert buvait à présent à pleines gorgées le vin pétillant rempli d'étoiles. Il s'abreuvait comme s'abreuvent les bêtes dans les auges, assoiffé et primitif. Le boucher se désaltérait ; le boucher s'alcoolisait, jetait de-ci de-là des éclats de rire aussi tranchants que le couperet pour mieux éclater en sanglots. Il déboucha la seconde bouteille et la brandit dans le soir naissant.
--Ma Simone ! ma moitié ! …. ou plutôt mes moitiés ! Il riait de plus belle.
--Ah! j'ai perdu la tête........ mais toi aussi, ma Simone, toi aussi tu l'as perdue ! Il s'étouffait presque, la gorge pleine de vin.
--J'en ai débité des bestiaux, mais des comme toi.... ah ça non....... jamais !
Il gueulait de joie comme couinent de douleur les cochons éventrés ; il tenta de se lever mais une fois debout, chancela , trébucha puis tomba, roulant jusqu'au bas de la dune.
Quand deux gendarmes qui faisaient leur ronde aperçurent une forme inerte sur la plage, ils accoururent et trouvèrent Albert profondément endormi. Levant la tête, l'un deux aperçut deux énormes valises tout en haut de la butte. Ils la gravirent. Elles semblaient neuves et bien remplies ces valises ! Les sangles avaient été tendues avec une poigne de fer et ils durent s'y mettre à deux pour en venir à bout. Alors, lorsque enfin ils ouvrirent les bagages, l'un des gendarmes tomba à la renverse et l'autre recula, s 'agenouilla et vomit. Madame Himbert, d'une façon très inhabituelle, avait eu, comme toute épouse adorée, son voyage de noces…