Patrick Hellin
Machines
... Il était tôt, cinq heures. Avant que sonne le réveille-matin... La rue était silencieuse... était silencieuse... silencieuse...
Jeannot se redressa sur sa chaise en bois, regarda une mouche se poser sur sa main. Il était tard, il devait se dépêcher, la nuit allait bientôt tomber. Il reprit.
Tout était calme encore, virgule, c’était encore la nuit...La nuit...Ou la nuit...Nuit...Le jour se levait doucement...Doucement, et j’entendis les premiers bruits...Bruits...
Il mit son crayon en bouche, repoussa une mèche de cheveux qui lui gênait la vue. Sept heures. Il avait à peine commencé.
Des bruits de pas, j’entendais des mots, euh...Non, des paroles, oui, des paroles les vélos qui envahissaient la rue. Parfois un rire ou un juron. Et de plus en plus vite, elle se remplissait de monde...Les ouvriers, les ouvriers qui se rendaient à l’usine. A l’usine, point.
Il entendit un de ses frères geindre à l’étage. Louis l’embêtait encore, il fallait bouger maintenant. Avant de laisser là son travail, il écrivit encore
...Le son d’une sirène, longue,longue...euh... un peu sinistre, se fit alors entendre, point-virgule ? Point d’exclamation ?
Il posa son crayon, referma son cahier et jeta un coup d’œil à la petit horloge de porcelaine.
Dans l’obscurité de la chambre, les aiguilles indiquaient cinq heures. Comme d’habitude, il s’était réveillé bien avant la sonnerie du réveille-matin. Sa femme se retourna dans le lit. Pour elle, cette semaine, ce serait plus tard, vers 14 heures, le système des « équipes contraires » pour garder l’enfant, plus facile et pas besoin de crèches qui d’ailleurs n’existaient pas encore.
Il descendit les escaliers en jurant. On a beau dire, on ne s’habitue jamais, même après 30 ans, on ne s’habitue jamais à ce lever si tôt et puis avec les somnifères, principalement le véronal obligatoire pour passer la nuit, il fallait presque un thermo de café et cinq ou six cigarettes pour enfin s’éveiller et être prêt. Prêt à bosser. La minuscule cave-cuisine était froide car le poêle à charbon s’était éteint. Un peu de givre trainait encore sur les vitres...Il fit un feu en tirant sur sa première cigarette et mit la table.
Noël et Louis se mirent à manger goulument, trop rapidement
- Eh ! Salis pas mon cahier, Louis, fait gaffe, bouffe pas comme un porc, et toi, laisse mon crayon. Bouffer, occupez-vous d’ça et d’ rien d’autres.
- Mais, ...Jeannot, c’est lui...c’est lui qui...
Il retailla son crayon pendant que ces deux petits frères se chamaillaient pour un pot de sirop.
...Son long son...à la sirène....Son trop long son...Ah il était content de celle-là, ça oui.
Après avoir avalé une dernière bouchée, Jean enfila son bleu de travail, l’usine n’était pas loin, un kilomètre peut-être deux ...Il prit son manteau, son écharpe à carreaux et quitta la pièce.
...Le long son d’une sirène qui rythmait la cadence des pas.... Non, non pas « des pas »...De leurs pas...C’est mieux...
Le petit jardin était figé par le gel. Il toussa, la gorge déjà irritée par le tabac blond, poussa la petite barrière qui fermait la ruelle longeant le pignon de la maison et s’engouffra dans la rue.
...Le bruit des pas des ouvriers, certains en sabots, qui enflait dans toutes les rues...Et toujours les sirènes...
- Louis, laisse ton frère...J’le dirais à maman...
...Clap-clap...et aussi les pédaliers des vélos...
Il y avait peu de voitures, la plupart des travailleurs habitaient près du lieu de leur travail. Il entendait ses pas résonner dans la rue encore vide. Son fils...Il lui avait montré hier sa rédaction qu’il avait gardée...Depuis tout ce temps... il se demandait bien comment ce bout de papier couvert de sa belle écriture ronde et sans faute, comment il avait fait pour traverser tant de décennies... Sa rédaction... Il se rappelait bien...Le matin se lève...Qu’entendez-vous ? A quoi pensez-vous ? Quels sentiments éprouvez-vous ? Ah ça, il s’en rappelait encore, de Monsieur Varlet, une terreur en français, même avec eux, qui étaient tous destinés à l’usine, certains disaient condamnés à perpétuité, pire encore que la mort...
Mais lui, il avait jamais vu les choses comme ça, même s’il le sentait mieux encore que beaucoup, ce joug qui lui pesait sur les épaules.
Alors, j’entends mon père se lever et réveiller ma mère. Ils s’engueulent. Je m’enfouis encore plus dans la chaleur du lit. Je n’ai aucune envie de me réveiller...L’école. La porte s’ouvre pourtant. Ma mère.
Et là, marchant dans les rues froides de la cité endormie, Jean se rappelait Monsieur Varlet, son crâne chauve et ses gueuleries... Mais, c’est vrai qu’il voulait leur apprendre...Avec sa petite moustache sévère...De la classe de 14, lui, pas un mou, pas un mec qui en voulait pas, ou plutôt si, un mec que ça débectait, un gars qu’aurait bien filé, mais qu’a pas pu, bref un de ceux qu’avaient été et qu’étaient restés... Pour le reste...Le combat rapproché dans la boue gelée des boyaux...le couteau qui glissait net entre les côtes avec la vie de l’autre qui sifflait comme un ballon crevé, un peu ridicule, et tellement banal...Les épaisseurs de cadavres que traversaient les pieds, les mains, le corps tout entier qui se reposait enfin sur ces magmas de charognes, de cadavres d’hommes, d’animaux...L’odeur, l’odeur du sacrifice, la puanteur du Sacré... L’éclairage de nuit qui rendait le front fantomatique avec parfois des balles isolées qui sifflaient, histoire d’entretenir la peur chez l’ennemi... Tchacataktakatak et parfois un gars qui laissait une jambe sur une mine ou les couilles Boum-boum ou encore des obus ffffffffff qui siffaient ffffffff au dessus des casques déjà vides fffffff et qui frappaient là comme ça éclatant les têtes, vidant les tripes, détruisant les regards, cassant les gueules dans une abjection de chairs agglomérées, conglomérats livides de corps déchiquetés, d’ennemis parfois, s’étreignant amoureusement dans le mélange de leur carcasse et Pang Pang Bâââââm frrrouuouu- Les casques à pointes, ces démons, ces démons. L’attaque de nuit, la carotide tranchée dans le sommeil, propre, net, la mort silencieuse aussi...la baïonnette, les intestins, ouverts, et la merde, le sang et encore la merde....Bang BANG Tchakatakatacacaca...FFfFFFFFfffffff BBBâââââââmmmmm froououououououo brammmmm sarabande glacée de fractures ouvertes, de gangrènes purulentes, d’amputations, encore d’amputations, d’ablations, de suppressions, de retranchements, de sectionnements à vif, brûlures des tronches, crânes fendus, la cervelle coulant sur l’ennemi écœuré, plaies écœurantes d’où pissait l’espoir et ça dansait mes amis ça dansait dans les rythmes endiablés d’un front immobile.
Tchakatakatacacaca..FFfFFFFFfffffffBBBâââââââmmmmm froououououououo brammmmm
Alors Monsieur Varlet, on lui faisait pas...ça non...Il pensait...voilà il pensait que savoir bien écrire, ça éviterait les guerres...On ne peut pas lui en vouloir à m’sieur Varlet de s’être trompé, hein...
Par la fenêtre, je vois bien que maintenant la rue est pleine, d’hommes, de femmes, frigorifiés, courant presque au travail virgule ? Point ?
-Louis, maintenant, monte avec Noël et fous-lui la paix...
Jean tourna le coin de la rue. D’autres pas s’étaient joints aux siens. Clap-clap-clap, en rythme, à contretemps, des contrepoints, toute une machinerie symphonique, concertante, au premier balcon, aux premières loges de l’opéra-bouffe dont ils étaient tous les pantins mécanisés...Tantôt il saluait un camarade qui le croisait, tantôt il échangeait trois mots avec un voisin...Clap-clap-clap...
Mon père, Pierre, à son tour, va rejoindre ces vagues de travailleurs...Je ne le reverrai que le soir. Je sentis une larme, une grosse larme rouler sur ma joue...Je ne savais pas pourquoi elle roulait, grosse comme un poing me semblait-il...
C’était maintenant un flot, un courant. Parfois, un tram éclairé et rempli de travailleurs flamands le dépassait, des camarades...Un jour, Jean, il avait coupé deux doigts à l’un d’eux.Un accident. Son ami flamand n’avait pas entendu le signal de mise en marche, allez donc, la vie même en temps de paix c’est con. Alors la machine Zim-Zimm-Zimmm, tout de suite trop tard, Zim-Zimm-Zimmm, les deux doigts, hop, dans l’air graisseux, ...hop-hop...Ils avaient sauté, hop...comme animés d’une vie autonome, presque hop-hop. Et loin encore, à dix mètres. Roger, le Flamand, il ne lui en avait jamais voulu, de ces doigts perdus...Il l’aimait bien, c’était son pote, Jean.
Mais lui...
Donc cette rédaction qu’il avait retrouvée hier, il l’avait montré à son fils. Il avait bien vu qu’il avait été impressionné, ça oui, il avait vu le coup d’œil admiratif qu’il lui avait lancé. C’était bien écrit et il lui avait dit.
Je pleurais parce que je l’imaginais tout seul, dans cette foule de solitaires, recouverts par l’obscurité de cette nuit d’hiver. Courageux et sans espoir. Et que ça sera toujours comme ça pour lui, jusqu’à la fin. Les enfants, ils le sentent le désespoir de leurs parents et les parents, ils le savent...
Il en était fier que son gamin aime sa rédaction. Il avait vu la cote de M. Varlet, 8/10... C’était bien ça, et il était sévère, tu sais, le professeur.
Il croisa quand même quelques voitures. Maintenant, il pourrait sûrement s’en offrir une, il avait vu, une Renault 4, rouge vif, chez un petit concessionnaire, elle était pas chère et il pourrait ... enfin...la mer, il avait jamais vu la mer.
Les pas maintenant étaient moins présents, chacun s’étaient engouffrés dans son usine à soi, rien qu’à soi Pour lui, de toute manière, c’était trop tôt. Il vit la grande barrière qui fermait l’entrée de l’usine. A cette heure-là, elle était toujours ouverte.
.La mère, elle travaillait un peu plus tard. Elle nettoyait les toilettes au charbonnage. Mais là, elle s’occupait de mes deux frères, préparait les collations, et décrochait le linge qui pendait à travers toute la pièce.
Il pénétra dans la cour de l’usine alors qu’un soleil froid perçait les derniers nuages de l’aurore. L’équipe de nuit venait de partir, il n’avait pas beaucoup de temps.
Voilà, pour moi, le matin, c’est ça,...J’aime l’ambiance de la rue qui s’éveille et puis je suis aussi triste. Je suis triste parce que
Jeannot posa à nouveau son crayon sur la table. Son père rentrait. Il courut l’embrasser.
Jean, c’était une chose, un petit truc qu’il s’était trouvé, histoire de mettre un peu de fantaisie, un truc un peu « artiste », un bazar pittoresque qu’on aimerait raconter plus tard, une toquade d’oublié, un caprice de sans-gains. Le groupe était vide, pas encore un ouvrier, une ouvrière, pas de brigadier ni de contremaître, un groupe plongé dans le noir-huile et dans l’haleine grasse de l’intervalle, dans la stupeur du silence suspendu entre deux équipes.
Alors, une à une, il allumait les grosses lampes qui éclairaient les doubles rangées de machines. Puis, une à une, il les mettait en marche, successivement et, pour finir, toutes à la fois, elles chantaient pour lui la rengaine insensée du Métal et de l’Acier.
Boum-Boum-Pratch-Pratch-Kling-Klang-Bang-Bang-Boum-Boum-Pratch-Pratch-Kling-Klan
Et ça crissait, grinçait, circulait, stridulait, vrombissait, les courroies et les câbles, ces filins d’acier, les amarres de son existence, toutes ces longues rênes qui s’étaient enroulées autour de sa vie sans même arriver à l’étrangler, qu’il maitrisait enfin...enfin...Et vroum patch- Prrrèèèèèèpîîîîî-et plaffff...pîîîî^... Ces presses qui laminaient, bourraient, bourraient encore et encore, les poussées vers le haut, la chute brutale, l’écrasement à vide, ces manurhin royales aux mouvements séquentiels, les aléseuses-fraiseuses allemande à déplacement linéaire, tous ces engins, ces instruments, ces dispositifs, ces automates vivants à cinématique continue, vroup – vroup- tchiling –tchiling-tcchhhh-tccchhh-tcccchhh- déformation des visages, assemblage des corps, décomposition et dissolution des gestes devenu ombres, anéantissement de la matière, aplatissement des pièces, épatement des vies...Toutes ces sortes de mécanismes, ces appareils brûlants, frénétiques, qui tournaient dans sa tête comme des roulements à bille exaltés et échauffés à en devenir l’âme, l’âme et le corps, l’âme et le corps de sa tête morcelée, ce corps, cette âme, vannés depuis toujours, épuisés d’avant sa naissance, épuisement de l’épuisement et tout ce tintamarre métallique qui pistonnait, fumait à qui mieux-mieux dans les cylindres, qui déroulait ces bobines en fusion, pendant que lui seul dans cette partie ouest de l’usine vilebrequinait à nouveau sur une cigarette qu’il aurait voulu en fonte.
Et puis tous...Tous ces...Ces.... Et vroum patch- Prrrèèèèèèpîîîîî-et plaffff...pîîîî^... Et vroum patch- Prrrèèèèèèpîîîîî-et plaffff...pîîîî^... Et vroum patch- Prrrèèèèèèpîîîîî-et plaffff...pîîîî^... ces grondements graves qui résonnaient sur le métal froid, et puis ce souffle, cet hymne grandiose qui le portait jusqu’au-delà des charpentes métalliques, plus loin que tout, plus loin que le dégoût.
La fabrique devenait un vaisseau sanglant, une caravelle saignante, survolant les villes rouges nuits, à la proue de bronze, crachant des fumeroles empoisonnées de ses sabords abolis, et par dessus, mille ponts mêlés, les mille impasses omniprésentes de l’amour et de la haine, le bateau-usine sur tout l’horizon, sur toutes les terres, qui noient tous les abris de son ombre aigre et âcre avec ses courtines remplies de misères et de fourneaux carbonisés, au dessus des peuples mourants, des générations entières, en strates successives, images impalpables dansant comme des diablotins livides sur les murs du soufre, jeunesses bouffées par les acides purpurins, navire-amiral qui hèle le ciel de son enfer, cinglant à travers les siècles vers des lointains sans ports , belluaires ahanant dans ce panthéon lumineux des obscurs, sur des houles de boulons, s’agitant sur des trombes de foreuses, de marteaux, de lime, les voiles gonflées de feu et de fer, et à la hune, toujours, toujours, la vieille sirène qui hurlait Terre ! Terre ! Terre s’il vous plait !!
Et pendant que les capitaines absents, endormis dans leurs rêves d’absolus martelés, menaient une ronde infernale et grotesque autour des cadavres pourrissants des hommes d’équipage, lui, il souriait.
Il était bien. Il était chez lui.
Il mit son crayon en bouche, repoussa une mèche de cheveux qui lui gênait la vue. Sept heures. Il avait à peine commencé.
Des bruits de pas, j’entendais des mots, euh...Non, des paroles, oui, des paroles les vélos qui envahissaient la rue. Parfois un rire ou un juron. Et de plus en plus vite, elle se remplissait de monde...Les ouvriers, les ouvriers qui se rendaient à l’usine. A l’usine, point.
Il entendit un de ses frères geindre à l’étage. Louis l’embêtait encore, il fallait bouger maintenant. Avant de laisser là son travail, il écrivit encore
...Le son d’une sirène, longue,longue...euh... un peu sinistre, se fit alors entendre, point-virgule ? Point d’exclamation ?
Il posa son crayon, referma son cahier et jeta un coup d’œil à la petit horloge de porcelaine.
Dans l’obscurité de la chambre, les aiguilles indiquaient cinq heures. Comme d’habitude, il s’était réveillé bien avant la sonnerie du réveille-matin. Sa femme se retourna dans le lit. Pour elle, cette semaine, ce serait plus tard, vers 14 heures, le système des « équipes contraires » pour garder l’enfant, plus facile et pas besoin de crèches qui d’ailleurs n’existaient pas encore.
Il descendit les escaliers en jurant. On a beau dire, on ne s’habitue jamais, même après 30 ans, on ne s’habitue jamais à ce lever si tôt et puis avec les somnifères, principalement le véronal obligatoire pour passer la nuit, il fallait presque un thermo de café et cinq ou six cigarettes pour enfin s’éveiller et être prêt. Prêt à bosser. La minuscule cave-cuisine était froide car le poêle à charbon s’était éteint. Un peu de givre trainait encore sur les vitres...Il fit un feu en tirant sur sa première cigarette et mit la table.
Noël et Louis se mirent à manger goulument, trop rapidement
- Eh ! Salis pas mon cahier, Louis, fait gaffe, bouffe pas comme un porc, et toi, laisse mon crayon. Bouffer, occupez-vous d’ça et d’ rien d’autres.
- Mais, ...Jeannot, c’est lui...c’est lui qui...
Il retailla son crayon pendant que ces deux petits frères se chamaillaient pour un pot de sirop.
...Son long son...à la sirène....Son trop long son...Ah il était content de celle-là, ça oui.
Après avoir avalé une dernière bouchée, Jean enfila son bleu de travail, l’usine n’était pas loin, un kilomètre peut-être deux ...Il prit son manteau, son écharpe à carreaux et quitta la pièce.
...Le long son d’une sirène qui rythmait la cadence des pas.... Non, non pas « des pas »...De leurs pas...C’est mieux...
Le petit jardin était figé par le gel. Il toussa, la gorge déjà irritée par le tabac blond, poussa la petite barrière qui fermait la ruelle longeant le pignon de la maison et s’engouffra dans la rue.
...Le bruit des pas des ouvriers, certains en sabots, qui enflait dans toutes les rues...Et toujours les sirènes...
- Louis, laisse ton frère...J’le dirais à maman...
...Clap-clap...et aussi les pédaliers des vélos...
Il y avait peu de voitures, la plupart des travailleurs habitaient près du lieu de leur travail. Il entendait ses pas résonner dans la rue encore vide. Son fils...Il lui avait montré hier sa rédaction qu’il avait gardée...Depuis tout ce temps... il se demandait bien comment ce bout de papier couvert de sa belle écriture ronde et sans faute, comment il avait fait pour traverser tant de décennies... Sa rédaction... Il se rappelait bien...Le matin se lève...Qu’entendez-vous ? A quoi pensez-vous ? Quels sentiments éprouvez-vous ? Ah ça, il s’en rappelait encore, de Monsieur Varlet, une terreur en français, même avec eux, qui étaient tous destinés à l’usine, certains disaient condamnés à perpétuité, pire encore que la mort...
Mais lui, il avait jamais vu les choses comme ça, même s’il le sentait mieux encore que beaucoup, ce joug qui lui pesait sur les épaules.
Alors, j’entends mon père se lever et réveiller ma mère. Ils s’engueulent. Je m’enfouis encore plus dans la chaleur du lit. Je n’ai aucune envie de me réveiller...L’école. La porte s’ouvre pourtant. Ma mère.
Et là, marchant dans les rues froides de la cité endormie, Jean se rappelait Monsieur Varlet, son crâne chauve et ses gueuleries... Mais, c’est vrai qu’il voulait leur apprendre...Avec sa petite moustache sévère...De la classe de 14, lui, pas un mou, pas un mec qui en voulait pas, ou plutôt si, un mec que ça débectait, un gars qu’aurait bien filé, mais qu’a pas pu, bref un de ceux qu’avaient été et qu’étaient restés... Pour le reste...Le combat rapproché dans la boue gelée des boyaux...le couteau qui glissait net entre les côtes avec la vie de l’autre qui sifflait comme un ballon crevé, un peu ridicule, et tellement banal...Les épaisseurs de cadavres que traversaient les pieds, les mains, le corps tout entier qui se reposait enfin sur ces magmas de charognes, de cadavres d’hommes, d’animaux...L’odeur, l’odeur du sacrifice, la puanteur du Sacré... L’éclairage de nuit qui rendait le front fantomatique avec parfois des balles isolées qui sifflaient, histoire d’entretenir la peur chez l’ennemi... Tchacataktakatak et parfois un gars qui laissait une jambe sur une mine ou les couilles Boum-boum ou encore des obus ffffffffff qui siffaient ffffffff au dessus des casques déjà vides fffffff et qui frappaient là comme ça éclatant les têtes, vidant les tripes, détruisant les regards, cassant les gueules dans une abjection de chairs agglomérées, conglomérats livides de corps déchiquetés, d’ennemis parfois, s’étreignant amoureusement dans le mélange de leur carcasse et Pang Pang Bâââââm frrrouuouu- Les casques à pointes, ces démons, ces démons. L’attaque de nuit, la carotide tranchée dans le sommeil, propre, net, la mort silencieuse aussi...la baïonnette, les intestins, ouverts, et la merde, le sang et encore la merde....Bang BANG Tchakatakatacacaca...FFfFFFFFfffffff BBBâââââââmmmmm froououououououo brammmmm sarabande glacée de fractures ouvertes, de gangrènes purulentes, d’amputations, encore d’amputations, d’ablations, de suppressions, de retranchements, de sectionnements à vif, brûlures des tronches, crânes fendus, la cervelle coulant sur l’ennemi écœuré, plaies écœurantes d’où pissait l’espoir et ça dansait mes amis ça dansait dans les rythmes endiablés d’un front immobile.
Tchakatakatacacaca..FFfFFFFFfffffffBBBâââââââmmmmm froououououououo brammmmm
Alors Monsieur Varlet, on lui faisait pas...ça non...Il pensait...voilà il pensait que savoir bien écrire, ça éviterait les guerres...On ne peut pas lui en vouloir à m’sieur Varlet de s’être trompé, hein...
Par la fenêtre, je vois bien que maintenant la rue est pleine, d’hommes, de femmes, frigorifiés, courant presque au travail virgule ? Point ?
-Louis, maintenant, monte avec Noël et fous-lui la paix...
Jean tourna le coin de la rue. D’autres pas s’étaient joints aux siens. Clap-clap-clap, en rythme, à contretemps, des contrepoints, toute une machinerie symphonique, concertante, au premier balcon, aux premières loges de l’opéra-bouffe dont ils étaient tous les pantins mécanisés...Tantôt il saluait un camarade qui le croisait, tantôt il échangeait trois mots avec un voisin...Clap-clap-clap...
Mon père, Pierre, à son tour, va rejoindre ces vagues de travailleurs...Je ne le reverrai que le soir. Je sentis une larme, une grosse larme rouler sur ma joue...Je ne savais pas pourquoi elle roulait, grosse comme un poing me semblait-il...
C’était maintenant un flot, un courant. Parfois, un tram éclairé et rempli de travailleurs flamands le dépassait, des camarades...Un jour, Jean, il avait coupé deux doigts à l’un d’eux.Un accident. Son ami flamand n’avait pas entendu le signal de mise en marche, allez donc, la vie même en temps de paix c’est con. Alors la machine Zim-Zimm-Zimmm, tout de suite trop tard, Zim-Zimm-Zimmm, les deux doigts, hop, dans l’air graisseux, ...hop-hop...Ils avaient sauté, hop...comme animés d’une vie autonome, presque hop-hop. Et loin encore, à dix mètres. Roger, le Flamand, il ne lui en avait jamais voulu, de ces doigts perdus...Il l’aimait bien, c’était son pote, Jean.
Mais lui...
Donc cette rédaction qu’il avait retrouvée hier, il l’avait montré à son fils. Il avait bien vu qu’il avait été impressionné, ça oui, il avait vu le coup d’œil admiratif qu’il lui avait lancé. C’était bien écrit et il lui avait dit.
Je pleurais parce que je l’imaginais tout seul, dans cette foule de solitaires, recouverts par l’obscurité de cette nuit d’hiver. Courageux et sans espoir. Et que ça sera toujours comme ça pour lui, jusqu’à la fin. Les enfants, ils le sentent le désespoir de leurs parents et les parents, ils le savent...
Il en était fier que son gamin aime sa rédaction. Il avait vu la cote de M. Varlet, 8/10... C’était bien ça, et il était sévère, tu sais, le professeur.
Il croisa quand même quelques voitures. Maintenant, il pourrait sûrement s’en offrir une, il avait vu, une Renault 4, rouge vif, chez un petit concessionnaire, elle était pas chère et il pourrait ... enfin...la mer, il avait jamais vu la mer.
Les pas maintenant étaient moins présents, chacun s’étaient engouffrés dans son usine à soi, rien qu’à soi Pour lui, de toute manière, c’était trop tôt. Il vit la grande barrière qui fermait l’entrée de l’usine. A cette heure-là, elle était toujours ouverte.
.La mère, elle travaillait un peu plus tard. Elle nettoyait les toilettes au charbonnage. Mais là, elle s’occupait de mes deux frères, préparait les collations, et décrochait le linge qui pendait à travers toute la pièce.
Il pénétra dans la cour de l’usine alors qu’un soleil froid perçait les derniers nuages de l’aurore. L’équipe de nuit venait de partir, il n’avait pas beaucoup de temps.
Voilà, pour moi, le matin, c’est ça,...J’aime l’ambiance de la rue qui s’éveille et puis je suis aussi triste. Je suis triste parce que
Jeannot posa à nouveau son crayon sur la table. Son père rentrait. Il courut l’embrasser.
Jean, c’était une chose, un petit truc qu’il s’était trouvé, histoire de mettre un peu de fantaisie, un truc un peu « artiste », un bazar pittoresque qu’on aimerait raconter plus tard, une toquade d’oublié, un caprice de sans-gains. Le groupe était vide, pas encore un ouvrier, une ouvrière, pas de brigadier ni de contremaître, un groupe plongé dans le noir-huile et dans l’haleine grasse de l’intervalle, dans la stupeur du silence suspendu entre deux équipes.
Alors, une à une, il allumait les grosses lampes qui éclairaient les doubles rangées de machines. Puis, une à une, il les mettait en marche, successivement et, pour finir, toutes à la fois, elles chantaient pour lui la rengaine insensée du Métal et de l’Acier.
Boum-Boum-Pratch-Pratch-Kling-Klang-Bang-Bang-Boum-Boum-Pratch-Pratch-Kling-Klan
Et ça crissait, grinçait, circulait, stridulait, vrombissait, les courroies et les câbles, ces filins d’acier, les amarres de son existence, toutes ces longues rênes qui s’étaient enroulées autour de sa vie sans même arriver à l’étrangler, qu’il maitrisait enfin...enfin...Et vroum patch- Prrrèèèèèèpîîîîî-et plaffff...pîîîî^... Ces presses qui laminaient, bourraient, bourraient encore et encore, les poussées vers le haut, la chute brutale, l’écrasement à vide, ces manurhin royales aux mouvements séquentiels, les aléseuses-fraiseuses allemande à déplacement linéaire, tous ces engins, ces instruments, ces dispositifs, ces automates vivants à cinématique continue, vroup – vroup- tchiling –tchiling-tcchhhh-tccchhh-tcccchhh- déformation des visages, assemblage des corps, décomposition et dissolution des gestes devenu ombres, anéantissement de la matière, aplatissement des pièces, épatement des vies...Toutes ces sortes de mécanismes, ces appareils brûlants, frénétiques, qui tournaient dans sa tête comme des roulements à bille exaltés et échauffés à en devenir l’âme, l’âme et le corps, l’âme et le corps de sa tête morcelée, ce corps, cette âme, vannés depuis toujours, épuisés d’avant sa naissance, épuisement de l’épuisement et tout ce tintamarre métallique qui pistonnait, fumait à qui mieux-mieux dans les cylindres, qui déroulait ces bobines en fusion, pendant que lui seul dans cette partie ouest de l’usine vilebrequinait à nouveau sur une cigarette qu’il aurait voulu en fonte.
Et puis tous...Tous ces...Ces.... Et vroum patch- Prrrèèèèèèpîîîîî-et plaffff...pîîîî^... Et vroum patch- Prrrèèèèèèpîîîîî-et plaffff...pîîîî^... Et vroum patch- Prrrèèèèèèpîîîîî-et plaffff...pîîîî^... ces grondements graves qui résonnaient sur le métal froid, et puis ce souffle, cet hymne grandiose qui le portait jusqu’au-delà des charpentes métalliques, plus loin que tout, plus loin que le dégoût.
La fabrique devenait un vaisseau sanglant, une caravelle saignante, survolant les villes rouges nuits, à la proue de bronze, crachant des fumeroles empoisonnées de ses sabords abolis, et par dessus, mille ponts mêlés, les mille impasses omniprésentes de l’amour et de la haine, le bateau-usine sur tout l’horizon, sur toutes les terres, qui noient tous les abris de son ombre aigre et âcre avec ses courtines remplies de misères et de fourneaux carbonisés, au dessus des peuples mourants, des générations entières, en strates successives, images impalpables dansant comme des diablotins livides sur les murs du soufre, jeunesses bouffées par les acides purpurins, navire-amiral qui hèle le ciel de son enfer, cinglant à travers les siècles vers des lointains sans ports , belluaires ahanant dans ce panthéon lumineux des obscurs, sur des houles de boulons, s’agitant sur des trombes de foreuses, de marteaux, de lime, les voiles gonflées de feu et de fer, et à la hune, toujours, toujours, la vieille sirène qui hurlait Terre ! Terre ! Terre s’il vous plait !!
Et pendant que les capitaines absents, endormis dans leurs rêves d’absolus martelés, menaient une ronde infernale et grotesque autour des cadavres pourrissants des hommes d’équipage, lui, il souriait.
Il était bien. Il était chez lui.