Luminitza C. Tigirlas
Enfin Herba luminaria
Un mètre quatre-vingt-seize ! Pourquoi pas ? Cela reste toujours une forme humaine. Naud Orman est filiforme et d’une transparence cadavérique. Ses jambes faiblissent depuis que ses quatre-vingt-dix kilos de muscles sont descendus à soixante-douze pour chuter assez rapidement jusqu’à cinquante-quatre kilogrammes à peine. Peu à peu, son entraineur de basketball l’a oublié sur le banc de réserve. Le mannequinat n’est pas dans ses veines et les publicitaires l’ont chassé du mirage cocotier où il se faisait asperger de l’eau-lait. Sa grand-mère le plaint de drôle de manière : « tu es toujours vert, mon Bouillon-blanc, mais ne t’en fais pas ».
Dimanche dernier, Naud refit le chemin de chez lui, sur les hauteurs montdoriennes au village de Pierres Dorées et lui demanda sans détours ce que cela voulait dire. D’où lui venaient ces mots ? Il a beau les broyer – rien pour leur trouver un quelconque sens. Mamie le prit par la main et le conduisit au fond du jardin qu’il ne visitait plus depuis son départ de l’autre côté de l’enfance. Face à une plante-cierge plus haute que son petit-fils, elle s’arrêta :
- Tu vois ce lait qui s’écoule dès qu’on fissure sa feuille ?
C’était une sorte de pissenlit géant aux feuilles gris argent, munit d’un éventail de fleurs jaunes ridiculement malformées au sommet. Les mains de mamie, déformées par l’arthrite, mais tout de même habiles, ouvrirent imperceptiblement une feuille dessinée en forme de losange denté. Le décollement de la tige remplit la base de la feuille avec une multitude de gouttes d’un lait végétal épais. Naudy, redevenu petit dans son esprit, voulut le cueillir avec son doigt et peut-être même le porter à sa bouche.
- Ni-ni-ni, on ne tète pas de ce laitage ! fit grand-mère empressée. Depuis la nuit des temps, le Bouillon-blanc a la réputation d’être un porteur de sortilège.
- Je ne te croyais pas friande de ces niaiseries obscurantistes.
- L’homme moderne n’échappe pas à son sort. Ton amaigrissement vertigineux ne me paraît pas une chose naturelle.
- Le docteur dit que mon psychisme me dessèche et cherche ma mort.
Malgré tout, son bilan sanguin serait « impeccable », pas de carences, on ne le fait pas hospitaliser. Depuis qu’il a vu sur l’écran de l’ordinateur retourné en biais que son médecin avait écrit en face de son nom : Anodexe, Anorexe et Anosexe, il cherche la signification de ces trois mots. C’était probablement dans la rubrique diagnostic et dans ce cas-là il vaut mieux savoir par soi-même à quoi s’en tenir :
- Alunete, est-ce un code médical, qu’en penses-tu ?
Sa fiancée n’est pas dupe. Elle sait qu’on l’appelle Alunete, mais préfère se taire. La question lancée par Naudy est purement formelle. Il lui paraît souhaitable que son gars puisse d’abord confronter ses propres suppositions entre elles.
Bien entendu, cette fille espiègle n’est pas enchantée lorsqu’il déborde de calme. Parfois, il est sanguin et elle n’aime pas non plus qu’il s’énerve. Quand il explose, il tape dans un mur et il a déjà atterri blessé aux urgences. Ce lundi encore, il a commis ce geste, mais « délicatement », il a frappé et le mur a dû se dire « ce n’est qu’un petit tapotage ». Naud doit faire jaillir tout ce qu’il garde en lui, les frustrations qu’il s’inflige : tout se décharge d’un coup.
Pourquoi se refuse-t-il ces choses agréables qui constituent l’existence de n’importe quel jeune homme ? Pour se procurer une Ford Mustang de collection ? C’est vrai, ce rêve à la gloire de James Dean dans « La fureur de vivre », demande des économies soutenues et permanentes. Mais en partie, Naud maintient l’abstinence, à coup sûr, pour persécuter sa copine. Afin de l’embêter à son tour, Alunete invente un sigle S.A.D., qui lui colle à la peau dès qu’on sait le décrypter : Suicidaire, Asocial, Dépressif. Aïe ! Aïe ! Aïe !
La société n’est pas faite pour Naud Orman. Il a horreur des gens qui arnaquent, qui commettent des vols. Ce n’est pas pour autant qu’il n’aime pas la vie, il a « juste des remarques », c’est elle, la fiancée, qui le fait douter. « L’image que je reflète n’est pas la mienne. Comment suis-je réellement ? Suis-je la personne qu’elle décrit ou la personne que je pense être ? » Pour ne pas tirer le diable par la queue, Naud évite soigneusement de se montrer nu-nu devant Alunete. Le noir dans la chambre ne fait pas non plus ériger son sexe. Cela lui ferait gaspiller trop d’énergie. Elle se sent comme une jument privée de sa chevauchée, de sa botte de foin, de son morceau de sucre, de…
- Le couvent n’est pas pour moi… Je ne ferai pas vœu de chasteté.
Les allusions de la fiancée le mettent en colère, elle veut tout de lui : rires, sourires, mots d’admiration et de réconfort, des étreintes passionnelles… Alors qu’il ne lui reste que son squelette, Alunete en dégustera bien une tranche de ce corps décharné, sa fente croquerait avec frénésie un bout, non, le tout ! son membre si inoffensif. Pourquoi en ferait-il une bête ?
Le dimanche de Pâques approche, Naud prévoit de parler à son père de ses histoires d’image corporelle, « il ne sera pas aussi objectif que moi-même, mais moins bernant que la fiancée vicieuse». En dépit de la culpabilité qui tisse sa toile d’araignée autour de tout ce qui a trait au plaisir, il se permet beaucoup de chocolat, « ah, le gourmand ! » Une voix rabougrie le débauche : « tu as le droit de te faire plaisir ». Enfin, il essaie de se laisser vivre. Autrement, c’est le roi des règlementations, des restrictions et des énormes et grandioses empilements de scrupules. Les tonneaux de Christo dressés à la Fondation Maeght ne sont rien à côté des édifications de Naud Orman, artiste des bornages et de leur rumination en bande moëbienne.
Ce fort embarras avec moi-même a imposé d’emblée la troisième personne comme si un narrateur il-ifié pouvait mieux s’y prendre avec les ambiguïtés de ma présence au monde. Me hasarder à me terrer sous des vétilles pronominales alors que le cocufié de l’altération somatique c’est moi et personne d’autre !
Voyons les carnations de ce paysage de bérézina avec l’emploi d’un mi ton du Je. Mi ton, mythomane, mytho maniaque, hypocondriaque, mitochondrie vous rendez-vous compte où l’on arrive par pur jeu en partant d’un demi-son qu’on attribuerait au Je suprême ? Est-ce le vrai départ de ce récit ? Il a eu un éclair, nous nous abritons dans une ancienne bergerie restaurée et les tonnerres s’enchaînant dehors font trembler nos fesses. Plutôt celles d’Alunete, satinées et rondelettes, parce que moi j’ai tout fait fondre dans les incendies du doute. Ma chair a brûlé au fil des jours et ma peau rétrécit chaque instant, bientôt on pourra m’installer sur un stand spécial au Musée de l’Homme à côté des Têtes réduites des Jivaros. L’étiquette sera lapidaire : « Spécimen asséché d’affects ». Les foules feront la queue pour se faire pardonner leur indifférence actuelle.
Pardonnez-moi de m’égarer, la pluie s’acharnant sur le causse me rend encore plus hésitant. Les poutres de la bergerie descendent de plus en plus, écrasant le reste infime de ma bonne humeur offerte à Alunete qui a œuvré de son mieux pour m’attirer à la campagne. Un cadre pittoresque, n’est pas ? En Latoulzanie, le diable chevauche les nuages d’un chaudron à l’autre, les secoue sans ménagements et déverse des trombes d’eau avec spiritueux sur les érables de Montpelier, sur leurs chevelures épaisses aux petites feuilles découpées en forme de cœur qui en redemandent. Pas moi ! Je ne suis pas friand de telles abondances à flaques et de prêches de cieux en détresse.
Alunete aussi se liquéfie par ses extrémités ne serait-ce qu’en portant son regard par la fenêtre encore plus minuscule, puisqu’encombrée par les tissages multiples des mygales guetteuses. Moi, j’ai choisi de me tenir devant la porte ouverte ma silhouette s’y découpe en signe d’exclamation. Mon désarroi intime s’est concentré dans cette posture offerte de profil à Alunete et de face à une réplique d’elle une lavatere touffue et ses efflorescences rose-trempé dans un souvenir de sa sœur la haute trémière. En toute majesté entre les deux fille et fleur , je me laisse aller à un tressaillement léger dans mon entrejambes. Mon sexe se rappelle à moi en vain, je ne lui permettrai pas de prendre le pouvoir. Je lance un rapide coup d’œil de biais pour m’assurer qu’Alunete n’a rien remarqué.
À ce moment-là, en même temps qu’un grincement de bois massif, je détecte sur l’escalier en colimaçon un Adam qui descend en bâillant. Me distinguant à peu près, il se couvre de quelques baragouinages :
- Oublié pic-pic… elle puc-puc comme ça…m’annuler moi… sommeil lourd… que m’a-t-elle versé dans le cahors ?
Alunete tourne la tête, elle ne se gêne pas pour évaluer le mâle arrêté sur la pénultième marche.
- Votre copine a tout pris ?
C’est le peu de mots que la fouineuse Alunete a trouvé à dire. Ne pensait-elle qu’aux habits de ce mâle oublié du séjour précèdent ? Possible, mais l’équivoque du « pris, prendre » devant un jeune dénudé pouvait-il m’échapper ? Le sens sexuel de son intonation me flattait les papilles : le « tout pris » se traduisait brusquement par « es-tu à sec ou trouveras tu encore de quoi jouir ? » Alunete elle-même n’avait pas conscience de ce dont elle parlait. J’ai décidé de leur venir en aide :
- Va, ma sauterelle, monte, monte avec lui pour voir ce qu’il lui reste…
Ma part d’enchantement fût de maintenir dans mon expression l’ambiguïté du suspens, de suivre du regard les fesses athlétiques du gars et les chevilles gracieuses de ma fiancée, d’entendre ses cris étouffés dans le plaisir et d’imaginer que la bête du gars était encore affamée. Dans cet état de ravissement, je fis un seul pas (de mon envergure !) au-delà du seuil en pierre brute. Les jambes de l’ondée se resserrèrent autour de mes tempes, mon sang se mit à frémir, j’ai formé mon poing droit : « quelle idiotie d’avoir engagé cet étalon pour satisfaire la lubricité d’Alunete » ! Ma révolte faisait bouillonner les giclées à vrai dire suffisamment hystériques du grand ciel tout aussi étonné que moi-même de mon sens de l’intrigue.
Lorsque ma fureur se dilua dans le goût amer de la santoline, je vis le personnage de tout à l’heure en train de redescendre entièrement équipé de mes affaires : mes chaussures timberland, mon jean de chez Sandro, ma chemise, ma ceinture militaire ! Derrière son épaule, une Alunete visage rougi et souriant, me lance un trille de tourterelle blanche, « un thé au jasmin ou à la rose, que préfères-tu, mon grillon ? » Le mystère se défait : c’était donc moi le démon viril qui faisait l’amour à ma fiancée ! Et pendant ce temps-là mon âme vaquait à émerveiller par une mèche écarlate et un brin folâtre chaque érable de Montpelier vivant aux alentours de l’ancienne bergerie. J’étais leur soleil dévergondé dans une brèche du flot têtu et de l’ennui vert.
Cette parenthèse en Latoulzanie se referme d’elle-même, je ne lui ai rien demandé, mais elle s’est sentie persécutée par l’humidité constante. Qui sait ? La tourmentée était peut-être Alunete qui aurait encore préféré d’écouter Mendelssohn dans la grange de l’Allemand, expatrié et mélomane, plutôt que de se faire mouiller avec des broutilles. Enfin, la divagation s’est retirée du même coup. Pas avant de nous avoir offert sur une chaise longue bleue la naissance d’une cicada orni tout juste sortie de terre. Elle somnolait à ses débuts, vert pâle en train de se remettre de ses émotions de mue, voire de ses sécrétions métaphoriques. À côté gisait son exuvie brunâtre, translucide au ventre percé par le passage pénible du nouveau cymbaliste. C’était un mâle parce que je l’ai vite entendu tirer frénétiquement sur ses cymbales clic-clac ! dans la résonnance de sa chapelle. Belle hérésie d’appeler ainsi son ventre vide !
Moi, quoiqu’il en fût de la digression à la bergerie aux estivants, j’avais pour ouvrage d’aller tout droit et plus vite que cela au bout de tout sens possible avec les trois termes du spécialiste (endocrinologue ?) : Anodexe ! Anorexe ! Anosexe ! L’exclamation vient de soi, Alunete n’est pas obligée de protester. Évidemment, elle s’en mêle :
- Ne crie pas, tu heurtes mon oreille interne et je n’ai pas envie de faire ma crise de tétanie.
- Ce n’est pas adressé à toi.
- À qui d’autre ? À part moi, il n’y a personne dans la garçonnière.
- Mon appel est lancé dans l’absolu : tu n’as rien à y voir. En tout cas, là où atterrissent mes points d’exclamation il n’y a point d’Alunete.
Ce dernier argument risque de l’exciter encore plus. J’entends le silence. La fiancée se balance dans le vide. Le temps qu’elle cherche à attraper un mot pour me défigurer, je plane ailleurs, tout en me méfiant d’une réaction trop intempestive de sa part.
C’est là que le Bouillon-blanc me faisait un clin d’œil et une de ses larmes laiteuses me titillait les narines. Me narguant, le végétal fredonnait :
- Ano-ano-ano… et maintenant dans l’autre sens… ona-ona-ona… Les voyelles dansent autour de la consonne, elles aiment l’interversion. Tu as perçu ce renversement de rythme ?
Pas faux, la mesure était battue différemment. Je ne le contredisais pas, je me tenais sous le rappel : mon intérêt majeur portait sur le sens. Nullement sur la cadence de la prononciation de mes trois mots-maîtres. Alors pourquoi devais-je me mettre à les hurler à tue-tête ?
J’eus ainsi un premier soupçon : Bouillon-blanc se prend réellement pour une Herbe à Bonhomme et s’installe peu à peu dans ma carcasse. Je n’ai rien contre. Le souci est archaïque sa provenance n’est pas d’une espèce pure, mais hybride. Précisément, il est marié d’une manière symbiotique à une lactuca altissima, une laitue gigantesque à tige érigée, ivoire, visqueuse (est-ce possible ?). Ses feuilles laineuses, blanchâtres contiennent de l’opium et du latex, ingrédients qui ne me déplaisent pas. Une lenteur contraint cette dame plantureuse à l’immobilité, elle exprime le fait d’être toujours gravide – en lactation.
Je ressentais une satisfaction étrange de me savoir peuplé par une formule de bâtardise, de m’identifier à elle. L’inévitable m’apparaissait nettement et l’annonce fut contenue dans le trio : Anodexe ! Anorexe ! Anosexe ! Toujours exclamatif, comme une alerte de l’éternité. Ana – via les grecs anciens est le préfixe de ce qui monte – à nouveau, vers le haut, à travers…
Pourquoi n’ai-je droit qu’à un –a- privatif ? Mais que suis-je bête ! Un docteur carbure aux racines latines. Ces dictionnaires ne se trouvent aucunement dans mes bibliothèques.
- Alunete !
- Ce n’est pas de mon ressort !
Si je l’appelle pour d’autres raisons que ce qui la fait jouir, elle ne se sent pas concernée. Wikipédia est de meilleur soutien. Comme une Walkyrie qui s’occuperait de mon âme, la texture du site me souffle les éléments du code : -Anno-, enfin tu as l’âge d’un homme. Rex veut dire Roi, par conséquent : Anorexe signifie âge de roi. Avec ma main droite – dextera, j’agite les trois termes ensemble dans le bol invisible d’un bar tout aussi transparent et j’obtiens la sentence suivante : « L’habilité de l’esprit royal ne se compte point par le sexe. »
Puis-je ignorer l’Anorexia et le défaut d’appétit qu’on attribue à cette forme de vie morbide depuis si longtemps déjà ?
Naudy a résolu l’énigme, cependant la mort ricane plusieurs fois de suite à ses côtés par une écriture en couleur glauque, ses feuilles s’offrent le sabbat en vert bleuté.
- Tu es herba luminaria !
Naud perçoit de plus en plus clairement le réel de son fantasme. Il se défait hâtivement de chacune de ses foliations, s’enduit de goudron mélangé à de la mélasse.
- Feu-u-u-u !!!
Le cierge noir d’un mètre quatre-vingt-seize entend d’un ailleurs la voix d’Alunete :
- Naudy, d’où vient cette torche ?! Naudy… montre-toi…
- Tu vois ce lait qui s’écoule dès qu’on fissure sa feuille ?
C’était une sorte de pissenlit géant aux feuilles gris argent, munit d’un éventail de fleurs jaunes ridiculement malformées au sommet. Les mains de mamie, déformées par l’arthrite, mais tout de même habiles, ouvrirent imperceptiblement une feuille dessinée en forme de losange denté. Le décollement de la tige remplit la base de la feuille avec une multitude de gouttes d’un lait végétal épais. Naudy, redevenu petit dans son esprit, voulut le cueillir avec son doigt et peut-être même le porter à sa bouche.
- Ni-ni-ni, on ne tète pas de ce laitage ! fit grand-mère empressée. Depuis la nuit des temps, le Bouillon-blanc a la réputation d’être un porteur de sortilège.
- Je ne te croyais pas friande de ces niaiseries obscurantistes.
- L’homme moderne n’échappe pas à son sort. Ton amaigrissement vertigineux ne me paraît pas une chose naturelle.
- Le docteur dit que mon psychisme me dessèche et cherche ma mort.
Malgré tout, son bilan sanguin serait « impeccable », pas de carences, on ne le fait pas hospitaliser. Depuis qu’il a vu sur l’écran de l’ordinateur retourné en biais que son médecin avait écrit en face de son nom : Anodexe, Anorexe et Anosexe, il cherche la signification de ces trois mots. C’était probablement dans la rubrique diagnostic et dans ce cas-là il vaut mieux savoir par soi-même à quoi s’en tenir :
- Alunete, est-ce un code médical, qu’en penses-tu ?
Sa fiancée n’est pas dupe. Elle sait qu’on l’appelle Alunete, mais préfère se taire. La question lancée par Naudy est purement formelle. Il lui paraît souhaitable que son gars puisse d’abord confronter ses propres suppositions entre elles.
Bien entendu, cette fille espiègle n’est pas enchantée lorsqu’il déborde de calme. Parfois, il est sanguin et elle n’aime pas non plus qu’il s’énerve. Quand il explose, il tape dans un mur et il a déjà atterri blessé aux urgences. Ce lundi encore, il a commis ce geste, mais « délicatement », il a frappé et le mur a dû se dire « ce n’est qu’un petit tapotage ». Naud doit faire jaillir tout ce qu’il garde en lui, les frustrations qu’il s’inflige : tout se décharge d’un coup.
Pourquoi se refuse-t-il ces choses agréables qui constituent l’existence de n’importe quel jeune homme ? Pour se procurer une Ford Mustang de collection ? C’est vrai, ce rêve à la gloire de James Dean dans « La fureur de vivre », demande des économies soutenues et permanentes. Mais en partie, Naud maintient l’abstinence, à coup sûr, pour persécuter sa copine. Afin de l’embêter à son tour, Alunete invente un sigle S.A.D., qui lui colle à la peau dès qu’on sait le décrypter : Suicidaire, Asocial, Dépressif. Aïe ! Aïe ! Aïe !
La société n’est pas faite pour Naud Orman. Il a horreur des gens qui arnaquent, qui commettent des vols. Ce n’est pas pour autant qu’il n’aime pas la vie, il a « juste des remarques », c’est elle, la fiancée, qui le fait douter. « L’image que je reflète n’est pas la mienne. Comment suis-je réellement ? Suis-je la personne qu’elle décrit ou la personne que je pense être ? » Pour ne pas tirer le diable par la queue, Naud évite soigneusement de se montrer nu-nu devant Alunete. Le noir dans la chambre ne fait pas non plus ériger son sexe. Cela lui ferait gaspiller trop d’énergie. Elle se sent comme une jument privée de sa chevauchée, de sa botte de foin, de son morceau de sucre, de…
- Le couvent n’est pas pour moi… Je ne ferai pas vœu de chasteté.
Les allusions de la fiancée le mettent en colère, elle veut tout de lui : rires, sourires, mots d’admiration et de réconfort, des étreintes passionnelles… Alors qu’il ne lui reste que son squelette, Alunete en dégustera bien une tranche de ce corps décharné, sa fente croquerait avec frénésie un bout, non, le tout ! son membre si inoffensif. Pourquoi en ferait-il une bête ?
Le dimanche de Pâques approche, Naud prévoit de parler à son père de ses histoires d’image corporelle, « il ne sera pas aussi objectif que moi-même, mais moins bernant que la fiancée vicieuse». En dépit de la culpabilité qui tisse sa toile d’araignée autour de tout ce qui a trait au plaisir, il se permet beaucoup de chocolat, « ah, le gourmand ! » Une voix rabougrie le débauche : « tu as le droit de te faire plaisir ». Enfin, il essaie de se laisser vivre. Autrement, c’est le roi des règlementations, des restrictions et des énormes et grandioses empilements de scrupules. Les tonneaux de Christo dressés à la Fondation Maeght ne sont rien à côté des édifications de Naud Orman, artiste des bornages et de leur rumination en bande moëbienne.
Ce fort embarras avec moi-même a imposé d’emblée la troisième personne comme si un narrateur il-ifié pouvait mieux s’y prendre avec les ambiguïtés de ma présence au monde. Me hasarder à me terrer sous des vétilles pronominales alors que le cocufié de l’altération somatique c’est moi et personne d’autre !
Voyons les carnations de ce paysage de bérézina avec l’emploi d’un mi ton du Je. Mi ton, mythomane, mytho maniaque, hypocondriaque, mitochondrie vous rendez-vous compte où l’on arrive par pur jeu en partant d’un demi-son qu’on attribuerait au Je suprême ? Est-ce le vrai départ de ce récit ? Il a eu un éclair, nous nous abritons dans une ancienne bergerie restaurée et les tonnerres s’enchaînant dehors font trembler nos fesses. Plutôt celles d’Alunete, satinées et rondelettes, parce que moi j’ai tout fait fondre dans les incendies du doute. Ma chair a brûlé au fil des jours et ma peau rétrécit chaque instant, bientôt on pourra m’installer sur un stand spécial au Musée de l’Homme à côté des Têtes réduites des Jivaros. L’étiquette sera lapidaire : « Spécimen asséché d’affects ». Les foules feront la queue pour se faire pardonner leur indifférence actuelle.
Pardonnez-moi de m’égarer, la pluie s’acharnant sur le causse me rend encore plus hésitant. Les poutres de la bergerie descendent de plus en plus, écrasant le reste infime de ma bonne humeur offerte à Alunete qui a œuvré de son mieux pour m’attirer à la campagne. Un cadre pittoresque, n’est pas ? En Latoulzanie, le diable chevauche les nuages d’un chaudron à l’autre, les secoue sans ménagements et déverse des trombes d’eau avec spiritueux sur les érables de Montpelier, sur leurs chevelures épaisses aux petites feuilles découpées en forme de cœur qui en redemandent. Pas moi ! Je ne suis pas friand de telles abondances à flaques et de prêches de cieux en détresse.
Alunete aussi se liquéfie par ses extrémités ne serait-ce qu’en portant son regard par la fenêtre encore plus minuscule, puisqu’encombrée par les tissages multiples des mygales guetteuses. Moi, j’ai choisi de me tenir devant la porte ouverte ma silhouette s’y découpe en signe d’exclamation. Mon désarroi intime s’est concentré dans cette posture offerte de profil à Alunete et de face à une réplique d’elle une lavatere touffue et ses efflorescences rose-trempé dans un souvenir de sa sœur la haute trémière. En toute majesté entre les deux fille et fleur , je me laisse aller à un tressaillement léger dans mon entrejambes. Mon sexe se rappelle à moi en vain, je ne lui permettrai pas de prendre le pouvoir. Je lance un rapide coup d’œil de biais pour m’assurer qu’Alunete n’a rien remarqué.
À ce moment-là, en même temps qu’un grincement de bois massif, je détecte sur l’escalier en colimaçon un Adam qui descend en bâillant. Me distinguant à peu près, il se couvre de quelques baragouinages :
- Oublié pic-pic… elle puc-puc comme ça…m’annuler moi… sommeil lourd… que m’a-t-elle versé dans le cahors ?
Alunete tourne la tête, elle ne se gêne pas pour évaluer le mâle arrêté sur la pénultième marche.
- Votre copine a tout pris ?
C’est le peu de mots que la fouineuse Alunete a trouvé à dire. Ne pensait-elle qu’aux habits de ce mâle oublié du séjour précèdent ? Possible, mais l’équivoque du « pris, prendre » devant un jeune dénudé pouvait-il m’échapper ? Le sens sexuel de son intonation me flattait les papilles : le « tout pris » se traduisait brusquement par « es-tu à sec ou trouveras tu encore de quoi jouir ? » Alunete elle-même n’avait pas conscience de ce dont elle parlait. J’ai décidé de leur venir en aide :
- Va, ma sauterelle, monte, monte avec lui pour voir ce qu’il lui reste…
Ma part d’enchantement fût de maintenir dans mon expression l’ambiguïté du suspens, de suivre du regard les fesses athlétiques du gars et les chevilles gracieuses de ma fiancée, d’entendre ses cris étouffés dans le plaisir et d’imaginer que la bête du gars était encore affamée. Dans cet état de ravissement, je fis un seul pas (de mon envergure !) au-delà du seuil en pierre brute. Les jambes de l’ondée se resserrèrent autour de mes tempes, mon sang se mit à frémir, j’ai formé mon poing droit : « quelle idiotie d’avoir engagé cet étalon pour satisfaire la lubricité d’Alunete » ! Ma révolte faisait bouillonner les giclées à vrai dire suffisamment hystériques du grand ciel tout aussi étonné que moi-même de mon sens de l’intrigue.
Lorsque ma fureur se dilua dans le goût amer de la santoline, je vis le personnage de tout à l’heure en train de redescendre entièrement équipé de mes affaires : mes chaussures timberland, mon jean de chez Sandro, ma chemise, ma ceinture militaire ! Derrière son épaule, une Alunete visage rougi et souriant, me lance un trille de tourterelle blanche, « un thé au jasmin ou à la rose, que préfères-tu, mon grillon ? » Le mystère se défait : c’était donc moi le démon viril qui faisait l’amour à ma fiancée ! Et pendant ce temps-là mon âme vaquait à émerveiller par une mèche écarlate et un brin folâtre chaque érable de Montpelier vivant aux alentours de l’ancienne bergerie. J’étais leur soleil dévergondé dans une brèche du flot têtu et de l’ennui vert.
Cette parenthèse en Latoulzanie se referme d’elle-même, je ne lui ai rien demandé, mais elle s’est sentie persécutée par l’humidité constante. Qui sait ? La tourmentée était peut-être Alunete qui aurait encore préféré d’écouter Mendelssohn dans la grange de l’Allemand, expatrié et mélomane, plutôt que de se faire mouiller avec des broutilles. Enfin, la divagation s’est retirée du même coup. Pas avant de nous avoir offert sur une chaise longue bleue la naissance d’une cicada orni tout juste sortie de terre. Elle somnolait à ses débuts, vert pâle en train de se remettre de ses émotions de mue, voire de ses sécrétions métaphoriques. À côté gisait son exuvie brunâtre, translucide au ventre percé par le passage pénible du nouveau cymbaliste. C’était un mâle parce que je l’ai vite entendu tirer frénétiquement sur ses cymbales clic-clac ! dans la résonnance de sa chapelle. Belle hérésie d’appeler ainsi son ventre vide !
Moi, quoiqu’il en fût de la digression à la bergerie aux estivants, j’avais pour ouvrage d’aller tout droit et plus vite que cela au bout de tout sens possible avec les trois termes du spécialiste (endocrinologue ?) : Anodexe ! Anorexe ! Anosexe ! L’exclamation vient de soi, Alunete n’est pas obligée de protester. Évidemment, elle s’en mêle :
- Ne crie pas, tu heurtes mon oreille interne et je n’ai pas envie de faire ma crise de tétanie.
- Ce n’est pas adressé à toi.
- À qui d’autre ? À part moi, il n’y a personne dans la garçonnière.
- Mon appel est lancé dans l’absolu : tu n’as rien à y voir. En tout cas, là où atterrissent mes points d’exclamation il n’y a point d’Alunete.
Ce dernier argument risque de l’exciter encore plus. J’entends le silence. La fiancée se balance dans le vide. Le temps qu’elle cherche à attraper un mot pour me défigurer, je plane ailleurs, tout en me méfiant d’une réaction trop intempestive de sa part.
C’est là que le Bouillon-blanc me faisait un clin d’œil et une de ses larmes laiteuses me titillait les narines. Me narguant, le végétal fredonnait :
- Ano-ano-ano… et maintenant dans l’autre sens… ona-ona-ona… Les voyelles dansent autour de la consonne, elles aiment l’interversion. Tu as perçu ce renversement de rythme ?
Pas faux, la mesure était battue différemment. Je ne le contredisais pas, je me tenais sous le rappel : mon intérêt majeur portait sur le sens. Nullement sur la cadence de la prononciation de mes trois mots-maîtres. Alors pourquoi devais-je me mettre à les hurler à tue-tête ?
J’eus ainsi un premier soupçon : Bouillon-blanc se prend réellement pour une Herbe à Bonhomme et s’installe peu à peu dans ma carcasse. Je n’ai rien contre. Le souci est archaïque sa provenance n’est pas d’une espèce pure, mais hybride. Précisément, il est marié d’une manière symbiotique à une lactuca altissima, une laitue gigantesque à tige érigée, ivoire, visqueuse (est-ce possible ?). Ses feuilles laineuses, blanchâtres contiennent de l’opium et du latex, ingrédients qui ne me déplaisent pas. Une lenteur contraint cette dame plantureuse à l’immobilité, elle exprime le fait d’être toujours gravide – en lactation.
Je ressentais une satisfaction étrange de me savoir peuplé par une formule de bâtardise, de m’identifier à elle. L’inévitable m’apparaissait nettement et l’annonce fut contenue dans le trio : Anodexe ! Anorexe ! Anosexe ! Toujours exclamatif, comme une alerte de l’éternité. Ana – via les grecs anciens est le préfixe de ce qui monte – à nouveau, vers le haut, à travers…
Pourquoi n’ai-je droit qu’à un –a- privatif ? Mais que suis-je bête ! Un docteur carbure aux racines latines. Ces dictionnaires ne se trouvent aucunement dans mes bibliothèques.
- Alunete !
- Ce n’est pas de mon ressort !
Si je l’appelle pour d’autres raisons que ce qui la fait jouir, elle ne se sent pas concernée. Wikipédia est de meilleur soutien. Comme une Walkyrie qui s’occuperait de mon âme, la texture du site me souffle les éléments du code : -Anno-, enfin tu as l’âge d’un homme. Rex veut dire Roi, par conséquent : Anorexe signifie âge de roi. Avec ma main droite – dextera, j’agite les trois termes ensemble dans le bol invisible d’un bar tout aussi transparent et j’obtiens la sentence suivante : « L’habilité de l’esprit royal ne se compte point par le sexe. »
Puis-je ignorer l’Anorexia et le défaut d’appétit qu’on attribue à cette forme de vie morbide depuis si longtemps déjà ?
Naudy a résolu l’énigme, cependant la mort ricane plusieurs fois de suite à ses côtés par une écriture en couleur glauque, ses feuilles s’offrent le sabbat en vert bleuté.
- Tu es herba luminaria !
Naud perçoit de plus en plus clairement le réel de son fantasme. Il se défait hâtivement de chacune de ses foliations, s’enduit de goudron mélangé à de la mélasse.
- Feu-u-u-u !!!
Le cierge noir d’un mètre quatre-vingt-seize entend d’un ailleurs la voix d’Alunete :
- Naudy, d’où vient cette torche ?! Naudy… montre-toi…