Marie-Hélène Moreau
Baiser glacé
J’ai toujours aimé l’hiver. Le silence lorsque la neige tombe et s’amoncelle sur le bord des chemins. Le crissement de ses cristaux sous mes semelles. La trace de mes pas... Et puis les promesses de Noël.
Le bonhomme de neige, un bonnet sur la tête, deux cailloux pour les yeux et son nez en carotte. Les cadeaux, emballés dans du papier brillant, posés sous le sapin. Les batailles, dehors, avec les copains du quartier. La neige qui coule dans le col, mouille le pantalon et vous glace le sang. Cette neige au goût âcre que l’on mange pour rire ou parce qu’on a perdu.
J’habite un petit lotissement, poussé comme un champignon au bout des champs, juste à côté du lac. Oh, ce n’est pas un grand lac ! Mais assez pour que l’été, avec les autres garçons, on gonfle les bateaux pneumatiques. On fait des batailles de pirates. On chasse les grenouilles. L’hiver, on sort les luges. On attend que le lac gèle pour s’y laisser glisser, voir qui ira le plus loin. On joue aux esquimaux, aussi. On pêche les poissons dans un trou de la glace. Les parents n’aiment pas ça, ils trouvent que c’est dangereux. Mais on s’amuse tellement ! Et puis, il n’y a jamais grand-chose à faire, par ici. La ville est bien trop loin.
Ça fait longtemps que j’ai pris l’habitude de passer dehors le plus clair de mon temps. Une manière d’échapper aux repas silencieux, aux regards qui s’évitent, cette tension dans la voix lorsqu’il faut se parler parce qu’on n’a pas le choix. Je n’ai pas été triste lorsqu’ils m’ont annoncé que tout était fini. Soulagé, presque. C’était juste avant de comprendre que papa s’en allait.
La neige est venue tard, cette année. J’ai presque cru qu’elle ne viendrait jamais. Comme si la nature avait décidé que le printemps, cette fois, succéderait à l’automne, oubliant de refroidir la terre, faire frissonner les hommes. Et de geler le lac.
Dès les premiers flocons, j’ai cherché mon écharpe et mes gants, mon bonnet. Celui avec le pompon bleu. Papa me l’a offert. C’était l’année dernière, lorsque je l’ai revu pour la dernière fois.
— Couvre-toi ! Tu vas attraper froid et c’est encore moi qui serai obligée de me lever la nuit quand tu seras malade. Et pense à…
Je ne l’écoutais plus. Elle répète sans cesse les mêmes choses, et crie car je n’obéis pas. Elle pleure, aussi, parfois. Grand-mère dit qu’il faut être gentil. Que ce n’est pas facile.
Mais je n’y suis pour rien.
Le chemin devant la maison était recouvert d’une pellicule blanche qu’aucun humain n’avait encore foulée. Je savais qu’il n’y aurait personne pour jouer avec moi. Tous mes amis s’en vont aux vacances de Noël, et je reste tout seul. J’ai suivi les traces des animaux qui avaient profité de la nuit pour chercher à manger. J’ai parfois trouvé des terriers comme ça ! Je guette l’entrée du trou, allongé dans la neige. Je n’attrape que des rhumes, transi, et trempé jusqu’aux os.
Je me suis dirigé vers le lac, ce matin. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être ai-je suivi les traces d’un animal, encore. Ou simplement ai-je été attiré par le scintillement de la neige par-delà la colline. J’ai contourné la butte et je suis descendu sur la rive déserte. La glace était recouverte d’une fine couche de neige. Une neige toute neuve qui venait de tomber et ne tarderait pas à se changer en glace, à son tour. Je me suis approché et de ma manche, j’ai balayé la neige sur le bord. La glace était si belle, si transparente. Je suis resté longtemps, hypnotisé, à regarder l’eau qui coulait en-dessous.
Papa, lui, est parti loin d’ici. Un endroit où il ne neige jamais. J’ai du mal à y croire. Mais s’il le dit, je suis sûr que c’est vrai. Il m’a dit, aussi, que je viendrais le retrouver un jour. Qu’on jouera comme avant.
Je ne sais pas. Maman dit qu’il a refait sa vie avec une autre femme qui a un fils aussi. Je crois qu’elle dit ça juste pour que je le déteste.
Je ne le déteste pas. Je voudrais juste qu’il m’appelle plus souvent.
Je voudrais qu’il m’appelle.
D’un coup, un lapin est sorti d’un fourré, juste derrière le saule. Il ne m’avait pas vu. Il se déplaçait avec précaution, humant l’air en relevant la tête, le museau en avant.
Il ressemblait à celui que j’avais lorsque j’étais petit. Mon père l’avait ramené à la maison, un jour, et malgré l’avis de ma mère, nous l’avions adopté. Il était doux et chaud. Je passais des heures à caresser sa fourrure et il se laissait faire, blotti tout contre moi. Je lui racontais des histoires, et comme dans les contes que mon père lisait le soir, j’imaginais qu’il allait me répondre.
Un matin, je l’ai retrouvé dans sa cage. Il était déjà froid. Ma mère l’a fourré dans un sac poubelle avant que j’ai pu réagir. Elle disait que la terre était trop dure pour creuser une tombe, qu’elle irait à la benne, tout au bout du chemin. Mon père, lui, n’a rien dit. Il ne voulait pas se fâcher avec elle - les occasions étaient tellement nombreuses -, mais je suis sûr au fond, qu’il était triste, aussi.
J’ai pleuré longtemps, ce soir-là. J’ai même refusé de descendre dîner. Je m’étais mis en tête d’attendre qu’ils soient couchés pour aller à la benne récupérer le sac. Il n’y aurait personne dans la rue à cette heure, je ne me ferai pas prendre. Je savais où j’irai creuser la tombe. Sous le saule, juste à côté du lac. Il serait bien. Je trouverai deux bâtons pour fabriquer une croix et un bout de ficelle pour les assembler. Une carotte aussi, pour qu’il ait ce qu’il faut, au cas où. Je me suis endormi, épuisé.
Le lendemain, lorsqu’enfin je me suis réveillé, la benne avait été vidée. C’était un peu comme trahir un ami, et j’ai espéré qu’il était heureux là où il était parti - un paradis pour les lapins ? -, qu’il me pardonnerait.
Ça fait longtemps, déjà. J’avais presque oublié.
Le lapin a poursuivi son chemin dans la neige. Si blanc qu’on le voyait à peine. Soudain, il s’est tourné vers moi, comme pour s’assurer que je le suivais bien. À cet instant, je n’aurais pas été surpris qu’il se mette à parler.
Je l’ai suivi. Il trottinait sans paraître désormais remarquer ma présence. À peine s’il jetait parfois un coup d’oeil vers moi. Il continuait son chemin, moi quelques pas derrière lui, glissant doucement sur la glace pour ne pas l’effrayer. Jusqu’à nous retrouver en plein milieu du lac. Personne autour de nous. Juste le blanc de la neige sur la colline, en face, et ce silence, autour.
Là, il s’est retourné lentement et il m’a regardé. J’ai vu son museau frémir et ses yeux qui semblaient vouloir dire quelque chose. Je n’ai jamais su quoi.
La glace a cédé d’un coup sous mes pieds, et avant que l’eau ne me submerge, j’ai croisé son regard. Il a penché la tête drôlement, et il a poursuivi sa route, son derrière sautillant à chacun de ses pas. Puis il a disparu. Une fraction de seconde, devant ce blanc immense, je me suis demandé s’il avait été là.
Mon corps dérive. Je sens le froid sur ma peau. La lumière s’éloigne et je sais qu’elle ne reviendra pas. J’ai perdu la notion du temps, de l’espace. Tout est si calme, ici.
Mes yeux se sont fermés et je vois des images - le visage de mon père, un bonhomme de neige, le pompon d’un bonnet sous le saule -, avant que l’eau glacée ne remplisse mes poumons.
Je flotte doucement sous la glace transparente. Je n’ai plus froid maintenant.
J’habite un petit lotissement, poussé comme un champignon au bout des champs, juste à côté du lac. Oh, ce n’est pas un grand lac ! Mais assez pour que l’été, avec les autres garçons, on gonfle les bateaux pneumatiques. On fait des batailles de pirates. On chasse les grenouilles. L’hiver, on sort les luges. On attend que le lac gèle pour s’y laisser glisser, voir qui ira le plus loin. On joue aux esquimaux, aussi. On pêche les poissons dans un trou de la glace. Les parents n’aiment pas ça, ils trouvent que c’est dangereux. Mais on s’amuse tellement ! Et puis, il n’y a jamais grand-chose à faire, par ici. La ville est bien trop loin.
Ça fait longtemps que j’ai pris l’habitude de passer dehors le plus clair de mon temps. Une manière d’échapper aux repas silencieux, aux regards qui s’évitent, cette tension dans la voix lorsqu’il faut se parler parce qu’on n’a pas le choix. Je n’ai pas été triste lorsqu’ils m’ont annoncé que tout était fini. Soulagé, presque. C’était juste avant de comprendre que papa s’en allait.
La neige est venue tard, cette année. J’ai presque cru qu’elle ne viendrait jamais. Comme si la nature avait décidé que le printemps, cette fois, succéderait à l’automne, oubliant de refroidir la terre, faire frissonner les hommes. Et de geler le lac.
Dès les premiers flocons, j’ai cherché mon écharpe et mes gants, mon bonnet. Celui avec le pompon bleu. Papa me l’a offert. C’était l’année dernière, lorsque je l’ai revu pour la dernière fois.
— Couvre-toi ! Tu vas attraper froid et c’est encore moi qui serai obligée de me lever la nuit quand tu seras malade. Et pense à…
Je ne l’écoutais plus. Elle répète sans cesse les mêmes choses, et crie car je n’obéis pas. Elle pleure, aussi, parfois. Grand-mère dit qu’il faut être gentil. Que ce n’est pas facile.
Mais je n’y suis pour rien.
Le chemin devant la maison était recouvert d’une pellicule blanche qu’aucun humain n’avait encore foulée. Je savais qu’il n’y aurait personne pour jouer avec moi. Tous mes amis s’en vont aux vacances de Noël, et je reste tout seul. J’ai suivi les traces des animaux qui avaient profité de la nuit pour chercher à manger. J’ai parfois trouvé des terriers comme ça ! Je guette l’entrée du trou, allongé dans la neige. Je n’attrape que des rhumes, transi, et trempé jusqu’aux os.
Je me suis dirigé vers le lac, ce matin. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être ai-je suivi les traces d’un animal, encore. Ou simplement ai-je été attiré par le scintillement de la neige par-delà la colline. J’ai contourné la butte et je suis descendu sur la rive déserte. La glace était recouverte d’une fine couche de neige. Une neige toute neuve qui venait de tomber et ne tarderait pas à se changer en glace, à son tour. Je me suis approché et de ma manche, j’ai balayé la neige sur le bord. La glace était si belle, si transparente. Je suis resté longtemps, hypnotisé, à regarder l’eau qui coulait en-dessous.
Papa, lui, est parti loin d’ici. Un endroit où il ne neige jamais. J’ai du mal à y croire. Mais s’il le dit, je suis sûr que c’est vrai. Il m’a dit, aussi, que je viendrais le retrouver un jour. Qu’on jouera comme avant.
Je ne sais pas. Maman dit qu’il a refait sa vie avec une autre femme qui a un fils aussi. Je crois qu’elle dit ça juste pour que je le déteste.
Je ne le déteste pas. Je voudrais juste qu’il m’appelle plus souvent.
Je voudrais qu’il m’appelle.
D’un coup, un lapin est sorti d’un fourré, juste derrière le saule. Il ne m’avait pas vu. Il se déplaçait avec précaution, humant l’air en relevant la tête, le museau en avant.
Il ressemblait à celui que j’avais lorsque j’étais petit. Mon père l’avait ramené à la maison, un jour, et malgré l’avis de ma mère, nous l’avions adopté. Il était doux et chaud. Je passais des heures à caresser sa fourrure et il se laissait faire, blotti tout contre moi. Je lui racontais des histoires, et comme dans les contes que mon père lisait le soir, j’imaginais qu’il allait me répondre.
Un matin, je l’ai retrouvé dans sa cage. Il était déjà froid. Ma mère l’a fourré dans un sac poubelle avant que j’ai pu réagir. Elle disait que la terre était trop dure pour creuser une tombe, qu’elle irait à la benne, tout au bout du chemin. Mon père, lui, n’a rien dit. Il ne voulait pas se fâcher avec elle - les occasions étaient tellement nombreuses -, mais je suis sûr au fond, qu’il était triste, aussi.
J’ai pleuré longtemps, ce soir-là. J’ai même refusé de descendre dîner. Je m’étais mis en tête d’attendre qu’ils soient couchés pour aller à la benne récupérer le sac. Il n’y aurait personne dans la rue à cette heure, je ne me ferai pas prendre. Je savais où j’irai creuser la tombe. Sous le saule, juste à côté du lac. Il serait bien. Je trouverai deux bâtons pour fabriquer une croix et un bout de ficelle pour les assembler. Une carotte aussi, pour qu’il ait ce qu’il faut, au cas où. Je me suis endormi, épuisé.
Le lendemain, lorsqu’enfin je me suis réveillé, la benne avait été vidée. C’était un peu comme trahir un ami, et j’ai espéré qu’il était heureux là où il était parti - un paradis pour les lapins ? -, qu’il me pardonnerait.
Ça fait longtemps, déjà. J’avais presque oublié.
Le lapin a poursuivi son chemin dans la neige. Si blanc qu’on le voyait à peine. Soudain, il s’est tourné vers moi, comme pour s’assurer que je le suivais bien. À cet instant, je n’aurais pas été surpris qu’il se mette à parler.
Je l’ai suivi. Il trottinait sans paraître désormais remarquer ma présence. À peine s’il jetait parfois un coup d’oeil vers moi. Il continuait son chemin, moi quelques pas derrière lui, glissant doucement sur la glace pour ne pas l’effrayer. Jusqu’à nous retrouver en plein milieu du lac. Personne autour de nous. Juste le blanc de la neige sur la colline, en face, et ce silence, autour.
Là, il s’est retourné lentement et il m’a regardé. J’ai vu son museau frémir et ses yeux qui semblaient vouloir dire quelque chose. Je n’ai jamais su quoi.
La glace a cédé d’un coup sous mes pieds, et avant que l’eau ne me submerge, j’ai croisé son regard. Il a penché la tête drôlement, et il a poursuivi sa route, son derrière sautillant à chacun de ses pas. Puis il a disparu. Une fraction de seconde, devant ce blanc immense, je me suis demandé s’il avait été là.
Mon corps dérive. Je sens le froid sur ma peau. La lumière s’éloigne et je sais qu’elle ne reviendra pas. J’ai perdu la notion du temps, de l’espace. Tout est si calme, ici.
Mes yeux se sont fermés et je vois des images - le visage de mon père, un bonhomme de neige, le pompon d’un bonnet sous le saule -, avant que l’eau glacée ne remplisse mes poumons.
Je flotte doucement sous la glace transparente. Je n’ai plus froid maintenant.