Jean-Christophe Perriau
Symphonie de la haine
Ali jette un nouveau coup d’œil à sa montre. Plus d’une demi-heure que les autres sont rentrés dans le hall de la gigantesque tour qui surplombe la Cité de l’espoir.
Cité de l’Espoir ! Comment a-t-on pu ainsi nommer ces murs qui suintent le désespoir ? se demande le jeune homme. Encore un choix de ces tristes hommes politiques qui ne peuvent plus mentir qu’à eux-mêmes : ceux qui les écoutaient ont changé de station, délaissant les grandes ondes des promesses non tenues pour les discours racoleurs de la bande FN. Où est l’espoir dans ces trois mille logements dit sociaux qui désocialisent à tour de bras, quand ils ne poussent pas au suicide ? Un ravalement de façade tous les cinq ans pour tenter de faire oublier qu’à l’intérieur, tout tombe en ruine. Ces tours ressemblent à ces vieilles femmes trop souvent liftées qui elles aussi ne parviennent plus à mentir qu’à elles-mêmes.
Ali ferme les yeux, se laisse porter par les sons. Un scooter passe en pétaradant. Il entend déjà les gens râler derrière leurs rideaux. Une sono explose quelque part, volume maximum. Un jingle publicitaire vient résonner contre les murs des tours, projeté depuis une multitude de fenêtres. Le même jingle, en simultané. Le même programme, quasiment partout. Malgré la multiplication des chaines, TF1 continuent de squatter des écrans de plus en plus grands, de plus en plus chers. Pour des cerveaux de plus en plus disponibles.
Ali rouvre les yeux, commence à s’impatienter. Pourquoi les gars restent-ils aussi longtemps ? Il doit sûrement y avoir une embrouille. Son imagination tourne à plein régime, alimentée par les séries américaines qu’il avale et les scénarios de sa Playstation. Ignorant l’angoissante naissante du jeune homme, la pièce musicale se poursuit de l’autre côté sans la moindre fausse note, stéréo parfaite. Place aux chœurs : on s’engueule à l’étage, vertement. Des cris, des larmes, des gens qui rugissent dans leur portable, un nourrisson qui hurle sa faim, qui semble avoir déjà compris que seuls les plus braillards survivent dans cet univers.
Et puis brusquement, couvrant l’ensemble des voix et des instruments, un coup de feu. Sec. Qui se propage dans l’air saturé. Ali sursaute. Les battements de son cœur viennent prendre part au concert.
Un film, rien qu’un film. Une télé trop bruyante. Comme d’habitude. Il est plus de vingt-deux heures : la notion de tapage nocturne n’existe pas ici, le tapage est permanent. Tous les soirs, la cité fait son mix entre les paraboles qui, tel le lierre, rampent le long des balcons. Même les sirènes de police parviennent à se glisser dans cette sombre symphonie.
Ali connaît tous ces bruits, il a grandi avec eux. Pourtant il n’est pas à son aise, car ici, on ne le connaît pas. Chez lui, pas de souci : on le respecte, on le salue, on le hait, on l’insulte… mais au moins on le connaît, il existe. Alors qu’ici… Ali vient de la Cité de l’A3, dressée au bord de l’autoroute afin que le bruit du bitume puisse couvrir les cris des victimes et de la révolte des jeunes. Personne ne connaît plus le vrai nom de la cité, ni son histoire : seuls subsistent le surnom, la réputation et les images passées en boucle lors des émeutes de 2005. Le virtuel a rempli l’espace.
Ali regarde le hall dans lequel les autres se sont engouffrés pour le laisser seul à côté de la voiture. Trop jeune, trop fougueux, pas assez d’expérience… Tout seul ? Il ne risque rien, ont-ils juré : le danger est là-haut, dans l’appartement sordide qu’ils sont allés visiter. Il aurait pu rétorquer que seul, on est rien : les jeunes agissent en bande, les flics se déplacent en bande, les contrôleurs contrôlent en bande, les politiques escroquent en bande organisée… Seul, on ne peut rien, on n’existe pas. Mais il n’a rien dit, peur d’être mal vu. Il est jeune, il a le temps de faire ses preuves.
Pour tuer le temps, il s’assoit dans la 306, joue avec les boutons de la radio. Vivement qu’il ait le permis. Il voit un gamin filer devant lui sur une mini-moto, sans casque. Il n’a pas dix ans et il est là, si tard. Les paroles de NTM traversent l’esprit de Ali : "j’ai pas de conseil à donner… laisse pas traîner ton fils, si tu veux pas qu’il glisse…"
Brusquement, des phares se dirigent vers lui, l’aveuglent. Ali hésite, jette un regard inquiet vers le hall. Une BM noire, vitres teintées, s’arrête à quelques mètres de sa 306. Les portières claquent bruyamment dans l’indifférence générale d’une population trop habituée à ce qu’on ne la respecte plus. Quatre silhouettes massives s’extraient du véhicule.
Cris de femme, crissement de pneus, voix à la télé… la musique se poursuit autour du parking. Pourtant Ali ne l’entend plus. Il n’entend que les graviers qui crissent sous les pieds des quatre molosses qui passent devant lui, brassard orange à l’épaule. La BAC. Son inquiétude monte d’un cran. Ali sent que ça va mal finir. On le toise sans un mot, on entre dans le hall. C’est là-haut que ça se passe. Ali sort de la voiture mais il est trop loin pour entendre quoi que ce soit.
Il n’a pas le loisir de s’inquiéter plus longtemps, une autre voiture s’engage sur le parking. Une BM identique à la précédente. Ali est une nouvelle fois piégé dans les phares comme un malheureux animal. Il ne peut esquisser le moindre geste, réduit à suivre le manège de la berline, le cœur battant. Depuis les émeutes, personne n’a désamorcé la bombe. La télé se fait régulièrement l’écho d’une bavure, d’une agression d’un flic, d’une altercation entre la police et les jeunes… Tout contact peut tourner à l’affrontement sans la moindre raison. Juste une haine farouche entre deux acteurs pris par le jeu, mis en scène par des médias qui voient leur audimat et leurs ventes augmenter avec les chiffres de l’insécurité. Deux courbes bien parallèles, liées entre elles par le Ministre de la haine.
La voiture s’arrête devant lui, les portes s’ouvrent lentement. Trois hommes avancent vers lui. La même carrure que les précédents. Le même regard plein de rage, de haine, d’envie d’en découdre. Ali tente malgré tout de garder son calme, de ne pas laisser paraître le sentiment de panique qui coule le long de son dos. Il n’a jamais vu ces gars-là, mais il sait comment ils fonctionnent. Il est déjà tombé sur ce genre de mastodontes au bulbe atrophié dont le plus grand plaisir est de se faire un gars comme lui.
- Qu’est-ce que tu fais là, enculé ?
Ne pas répondre. Gagner du temps, en espérant que les autres vont bientôt sortir. Eviter le piège, ne pas céder à la provocation. Il ne connaît que trop la célèbre formule selon laquelle tout ce qu’il dira pourra être retenu contre lui… Les trois hommes enchaînent les questions avec agressivité.
- T’es tout seul ?
- Y sont où tes copains ?
- Et ta maman ? Elle est pas avec toi, ta maman ?
L’idée suscite l’image. Malgré la situation, Ali pense à sa mère, qui lui disait sans cesse de faire attention à ses fréquentations. Depuis, sa mère est rentrée au bled. Si elle savait, se dit-il en souriant…
Brusquement, les questions cessent. Son sourire sonne comme l’ultime provocation, le prétexte tant attendu. Tout va très vite. Trop vite. Sans la moindre somation, une main énorme vient claquer contre sa tempe. Une deuxième claque, sur la joue, encore plus forte. Ali est déséquilibré. Alors qu’il tente de se redresser, un poing énorme s’écrase sur son nez. Il s’écroule contre la 306 et reçoit une volée de coups. Dans les côtes, les jambes, le visage. Son seul réflexe est de se recroqueviller sur lui-même. Ali sait qu’il y des gens derrière leurs rideaux, attirés par le sang. Il voudrait crier, alerter les autres, mais il n’en a plus la force. Déjà, sa garde commence à baisser. Les larmes se mêlent au sang, sa vue se brouille. Une dernière vision se fraye un chemin à travers le voile rouge qui s’abat devant ses yeux : Ali voit le bâton fondre sur son crâne.
Dès le lendemain, le jeune homme fait la une. L’image passe de main en main, de télé en télé : la portière maculée de sang, le corps inanimé, le visage du Ministre de l’Intérieur incrusté dans l’écran, qui promet de faire toute la lumière, et la légende, en grosses lettres :
"Ali Ait, 22 ans, jeune stagiaire de la police nationale, tombé dans un guet-apens, battu à mort par une vingtaine de jeunes…"
Quelques jours plus tard, une vidéo filmée par un voisin est mise en ligne. On y voit trois (et non vingt) jeunes frapper avec une violence inouïe le jeune flic en uniforme. Sur la même page, on peut voir les portraits d’Ali et de Sami, le frère d’un des trois agresseurs, tué quelques jours plus tôt lors d’un contrôle de police qui a dégénéré.
"ALI ET SAMI, 22 ANS, TUES PAR LA HAINE."
Ali ferme les yeux, se laisse porter par les sons. Un scooter passe en pétaradant. Il entend déjà les gens râler derrière leurs rideaux. Une sono explose quelque part, volume maximum. Un jingle publicitaire vient résonner contre les murs des tours, projeté depuis une multitude de fenêtres. Le même jingle, en simultané. Le même programme, quasiment partout. Malgré la multiplication des chaines, TF1 continuent de squatter des écrans de plus en plus grands, de plus en plus chers. Pour des cerveaux de plus en plus disponibles.
Ali rouvre les yeux, commence à s’impatienter. Pourquoi les gars restent-ils aussi longtemps ? Il doit sûrement y avoir une embrouille. Son imagination tourne à plein régime, alimentée par les séries américaines qu’il avale et les scénarios de sa Playstation. Ignorant l’angoissante naissante du jeune homme, la pièce musicale se poursuit de l’autre côté sans la moindre fausse note, stéréo parfaite. Place aux chœurs : on s’engueule à l’étage, vertement. Des cris, des larmes, des gens qui rugissent dans leur portable, un nourrisson qui hurle sa faim, qui semble avoir déjà compris que seuls les plus braillards survivent dans cet univers.
Et puis brusquement, couvrant l’ensemble des voix et des instruments, un coup de feu. Sec. Qui se propage dans l’air saturé. Ali sursaute. Les battements de son cœur viennent prendre part au concert.
Un film, rien qu’un film. Une télé trop bruyante. Comme d’habitude. Il est plus de vingt-deux heures : la notion de tapage nocturne n’existe pas ici, le tapage est permanent. Tous les soirs, la cité fait son mix entre les paraboles qui, tel le lierre, rampent le long des balcons. Même les sirènes de police parviennent à se glisser dans cette sombre symphonie.
Ali connaît tous ces bruits, il a grandi avec eux. Pourtant il n’est pas à son aise, car ici, on ne le connaît pas. Chez lui, pas de souci : on le respecte, on le salue, on le hait, on l’insulte… mais au moins on le connaît, il existe. Alors qu’ici… Ali vient de la Cité de l’A3, dressée au bord de l’autoroute afin que le bruit du bitume puisse couvrir les cris des victimes et de la révolte des jeunes. Personne ne connaît plus le vrai nom de la cité, ni son histoire : seuls subsistent le surnom, la réputation et les images passées en boucle lors des émeutes de 2005. Le virtuel a rempli l’espace.
Ali regarde le hall dans lequel les autres se sont engouffrés pour le laisser seul à côté de la voiture. Trop jeune, trop fougueux, pas assez d’expérience… Tout seul ? Il ne risque rien, ont-ils juré : le danger est là-haut, dans l’appartement sordide qu’ils sont allés visiter. Il aurait pu rétorquer que seul, on est rien : les jeunes agissent en bande, les flics se déplacent en bande, les contrôleurs contrôlent en bande, les politiques escroquent en bande organisée… Seul, on ne peut rien, on n’existe pas. Mais il n’a rien dit, peur d’être mal vu. Il est jeune, il a le temps de faire ses preuves.
Pour tuer le temps, il s’assoit dans la 306, joue avec les boutons de la radio. Vivement qu’il ait le permis. Il voit un gamin filer devant lui sur une mini-moto, sans casque. Il n’a pas dix ans et il est là, si tard. Les paroles de NTM traversent l’esprit de Ali : "j’ai pas de conseil à donner… laisse pas traîner ton fils, si tu veux pas qu’il glisse…"
Brusquement, des phares se dirigent vers lui, l’aveuglent. Ali hésite, jette un regard inquiet vers le hall. Une BM noire, vitres teintées, s’arrête à quelques mètres de sa 306. Les portières claquent bruyamment dans l’indifférence générale d’une population trop habituée à ce qu’on ne la respecte plus. Quatre silhouettes massives s’extraient du véhicule.
Cris de femme, crissement de pneus, voix à la télé… la musique se poursuit autour du parking. Pourtant Ali ne l’entend plus. Il n’entend que les graviers qui crissent sous les pieds des quatre molosses qui passent devant lui, brassard orange à l’épaule. La BAC. Son inquiétude monte d’un cran. Ali sent que ça va mal finir. On le toise sans un mot, on entre dans le hall. C’est là-haut que ça se passe. Ali sort de la voiture mais il est trop loin pour entendre quoi que ce soit.
Il n’a pas le loisir de s’inquiéter plus longtemps, une autre voiture s’engage sur le parking. Une BM identique à la précédente. Ali est une nouvelle fois piégé dans les phares comme un malheureux animal. Il ne peut esquisser le moindre geste, réduit à suivre le manège de la berline, le cœur battant. Depuis les émeutes, personne n’a désamorcé la bombe. La télé se fait régulièrement l’écho d’une bavure, d’une agression d’un flic, d’une altercation entre la police et les jeunes… Tout contact peut tourner à l’affrontement sans la moindre raison. Juste une haine farouche entre deux acteurs pris par le jeu, mis en scène par des médias qui voient leur audimat et leurs ventes augmenter avec les chiffres de l’insécurité. Deux courbes bien parallèles, liées entre elles par le Ministre de la haine.
La voiture s’arrête devant lui, les portes s’ouvrent lentement. Trois hommes avancent vers lui. La même carrure que les précédents. Le même regard plein de rage, de haine, d’envie d’en découdre. Ali tente malgré tout de garder son calme, de ne pas laisser paraître le sentiment de panique qui coule le long de son dos. Il n’a jamais vu ces gars-là, mais il sait comment ils fonctionnent. Il est déjà tombé sur ce genre de mastodontes au bulbe atrophié dont le plus grand plaisir est de se faire un gars comme lui.
- Qu’est-ce que tu fais là, enculé ?
Ne pas répondre. Gagner du temps, en espérant que les autres vont bientôt sortir. Eviter le piège, ne pas céder à la provocation. Il ne connaît que trop la célèbre formule selon laquelle tout ce qu’il dira pourra être retenu contre lui… Les trois hommes enchaînent les questions avec agressivité.
- T’es tout seul ?
- Y sont où tes copains ?
- Et ta maman ? Elle est pas avec toi, ta maman ?
L’idée suscite l’image. Malgré la situation, Ali pense à sa mère, qui lui disait sans cesse de faire attention à ses fréquentations. Depuis, sa mère est rentrée au bled. Si elle savait, se dit-il en souriant…
Brusquement, les questions cessent. Son sourire sonne comme l’ultime provocation, le prétexte tant attendu. Tout va très vite. Trop vite. Sans la moindre somation, une main énorme vient claquer contre sa tempe. Une deuxième claque, sur la joue, encore plus forte. Ali est déséquilibré. Alors qu’il tente de se redresser, un poing énorme s’écrase sur son nez. Il s’écroule contre la 306 et reçoit une volée de coups. Dans les côtes, les jambes, le visage. Son seul réflexe est de se recroqueviller sur lui-même. Ali sait qu’il y des gens derrière leurs rideaux, attirés par le sang. Il voudrait crier, alerter les autres, mais il n’en a plus la force. Déjà, sa garde commence à baisser. Les larmes se mêlent au sang, sa vue se brouille. Une dernière vision se fraye un chemin à travers le voile rouge qui s’abat devant ses yeux : Ali voit le bâton fondre sur son crâne.
Dès le lendemain, le jeune homme fait la une. L’image passe de main en main, de télé en télé : la portière maculée de sang, le corps inanimé, le visage du Ministre de l’Intérieur incrusté dans l’écran, qui promet de faire toute la lumière, et la légende, en grosses lettres :
"Ali Ait, 22 ans, jeune stagiaire de la police nationale, tombé dans un guet-apens, battu à mort par une vingtaine de jeunes…"
Quelques jours plus tard, une vidéo filmée par un voisin est mise en ligne. On y voit trois (et non vingt) jeunes frapper avec une violence inouïe le jeune flic en uniforme. Sur la même page, on peut voir les portraits d’Ali et de Sami, le frère d’un des trois agresseurs, tué quelques jours plus tôt lors d’un contrôle de police qui a dégénéré.
"ALI ET SAMI, 22 ANS, TUES PAR LA HAINE."