Julien Boutreux
Reviens
Le jour passe par les interstices, entre les lamelles du store. Il perce l’air noir de la chambre et vient marquer les murs, le plafond, la commode, ma peau. Je ne sens rien pourtant. Un tout autre feu consume mes pensées. J’hésite à me lever, referme les yeux. Je voudrais pouvoir suivre le trajet du jour en sens inverse, traverser l’obscurité de la chambre, me glisser à travers les lamelles du store pour m’élever dans l’azur à la vitesse de la lumière, franchir sphères et stratosphères jusqu’à l’éther noir, vide et glacé du cosmos. A la fin j’irais brûler dans la matrice soleil. Etre le jour inversé. Mais pour l’instant je glisse de l’autre côté du sommeil.
*
Elle m’a téléphoné hier soir. J’ai dû rêver. J’ai rêvé. Halluciné ? La réalité devient incertaine. Il me semble que je devrais être mort. Je sais bien que toute énergie vitale m’a quitté, que mon cœur et ma respiration se sont arrêtés. Pourtant, je continue de voir les faisceaux de photons, de ressentir l’air brillant sur ma peau. Lumière, air : il me semble qu’ils cherchent à pénétrer à l’intérieur de mes yeux, à investir l’espace derrière mes paupières. Dilater les pupilles pour tout absorber, brûler les iris puis le lobe occipital. Je m’interroge une fois de plus : mort ou pas mort ? J’ai la certitude que tout dépend de la décision que je vais prendre maintenant. C’est si peu de chose, une décision. Il suffit d’une seconde à peine pour dire oui ou non. J’hésite, me ravise, tergiverse, élude, esquive, contourne. Je n’ai jamais regardé la réalité en face. En fait, je ne sais même pas à quoi elle ressemble, ni si elle existe. Je préfère fermer les yeux ; ou bien regarder dans le noir, scruter tout à fait l’obscurité, des heures durant, et y voir des milliards de molécules multicolores et scintillantes, exactement comme les pixels d’un écran de télévision quand aucune chaîne ne vient le parasiter.
Alors, vivre ou mourir ? J’ai besoin d’uriner. Ma décision est prise : je me dresse sur mes jambes et je marche jusqu’aux toilettes, comme un automate. Peut-être que je suis un zombi. On m’aura envoûté. Ça me va.
*
Je suis comme un enfant qui nie la mort en bloc, pense qu’elle n’existe pas. Parfois je crois entendre sa voix, son rire, son pas ; je me retourne, mais il n’y a que le vide, que l’absence. Je crois qu’elle va revenir, j’y crois dur comme fer ; et d’ailleurs, chaque nuit, elle revient dans mes rêves – alors ce cauchemar prend fin. Puis recommence. Cette douleur, elle est au-delà de la force et de l’esprit d’un homme – et c’est pourquoi tout ce qu’il lui reste de lucidité refuse. Je refuse. Je refuserai jusqu’au bout, et aucun deuil ne sera jamais. Je ne peux tout de même pas dire amen à ça.
*
Par la fenêtre, il n’y a rien. Le ciel est maussade : il va pleuvoir et les oiseaux volent bas. Constellation mouvante d’un vol de martinets. Ça me fait une distraction. Je regarde dans ma main. Laquelle est la ligne de vie, celle de conduite, de fuite, d’horizon ? Tenir l’infini dans la paume de la main. Quelle connerie. Pas de secret à découvrir dans l’univers. Il n’y a que des évidences, et c’est bien là le problème.
*
Je vais changer d’air. Partir pour d’autres songes. Que le voyage commence.
*
Dans le train, je suis assis côté fenêtre et je peux tout à loisir observer les ciels défiler, dessinant du blanc au gris une géométrie étrange et poétique, mélancolique, toute en subtiles transitions. Mes pensées tentent vainement de se frayer un passage à travers cet espace immense. Ça n’est pas nouveau : je passe à travers les choses. Et les gens passent à travers moi. Je suis comme un fantôme. Ou alors, les spectres, ce sont tous les autres : je suis le seul homme vraiment vivant. Oui, c’est plutôt ça.
Je. Je pense. Donc. Je fuis. A très grande vitesse. Vers le sud. La plage, le soleil, la mer, les vacances.
Non. La nausée.
*
Je me suis arrêté au milieu de rien. Des vaches, des prés. Entre ciel et terre, entre azur et forêt. C’est plutôt bien, il fait beau, c’est calme. Je me retrouve là. Comme un imbécile. Je suis descendu du train. Pour rien. Non, pas pour rien. Pour quitter les voies ferrées toutes tracées. Eh bien, c’est une réussite. Je ne sais même pas où je suis. Sur un quai de gare, dans un bled perdu. Un nom en lettres blanches sur un panneau bleu : jamais entendu parler. Cinq cents habitants ?
Il y en a marre des monologues. Surtout des miens. Mais je n’arrive pas à en faire d’autres. Le mieux serait encore de me taire. De faire silence à l’intérieur. Je vais marcher, quitter cette gare, errer dans la campagne. Jusqu’à ce que. Je trouverai bien quelque chose. La paix ?
Des arbres s’arc-boutent au-dessus de la route. Des chants d’oiseaux rebondissent dans l’air doré. L’asphalte fond dans la chaleur du zénith et colle un peu aux semelles. Des parfums végétaux me parviennent en bouffées psychotropes. Un troquet en face de la gare. La route s’en va à droite dans les vallons très verts. Sur la gauche, le village, comme un reflet d’ancien rêve, avec des couleurs d’enfance et de bonheur perdu. Tout petit et fleuri, d’une autre époque. Un pont enjambe un petit torrent transparent. Sa fraîcheur éclabousse, et la lumière qui en jaillit provoque des supernovae miniatures. Un petit paradis en somme. Je veux vivre et mourir ici.
*
Je ne sais pas comment on peut se remettre de la mort de sa compagne. En ce qui me concerne, je commence à me dire qu’on ne s’en remet pas. On cherche dans l’espace des traces de la morte, puisque le temps se refuse à nous la rendre, est même la cause de notre malheur. On scrute l’univers dans toutes les directions, on se prend la tête dans les mains, on retourne ses yeux pour distinguer l’intérieur de son crâne. On cherche des ombres, des sons, des parfums. On agite les bras dans l’air vide comme si on voulait attraper les songes. Mais l’air glisse entre les doigts. Les larmes montent, même si on s’en fout, qu’on les ignore. On espère. On s’en va, on cherche toujours. On fouille les espaces, on examine les interstices, on écoute le moindre soupir. Les contours de la morte sont trop profondément inscrits sur les rétines pour que l’on puisse cesser de les voir partout en filigranes lumineux, superposés à toutes les choses, à tous les paysages de ce pauvre monde. La réalité n’est plus qu’une image incertaine quand un mort vous hante. Alors peut-être vaut-il mieux mourir aussi. Peut-être. A défaut, on peut toujours fermer les yeux et attendre un peu. Ma morte dessine les pleins qui m’inscrivent en creux.
Je pense à elle. A toi. Si encore j’étais sûr de pouvoir te rejoindre… Ici, au moins, je peux penser à toi.
Je pense aussi au mythe d’Orphée et d’Eurydice, le plus beau de tous. Si je le pouvais, j’irais te chercher par-delà la mort, mon amour.
*
J’ai dormi, je crois. Allongé parmi les fleurs d’une prairie. J’ouvre les yeux. Regard droit vers le ciel. Je repense à de vieux trucs. Peut-être que je dors encore.
Le problème avec les morts, c’est qu’ils ne peuvent pas s’en tenir à l’absence. C’est qu’ils sont toujours vivants. Et il n’y a que nous qui puissions les tuer. Qui pourrions les tuer, un jour.
*
J’ai rêvé que je faisais le trajet en sens inverse jusqu’à la gare.
La nuit tombe. Sur le quai, une silhouette semble m’attendre. Frêle et longiligne, un sourire fantomatique et triste sur les lèvres. C’est elle. Elise. Des larmes coulent aussitôt sur mes joues, sur mes vêtements ; je ruisselle littéralement, bien que je ne ressente aucune émotion. Ma vue se trouble. Un spectre, une revenante. Je ne comprends plus rien. Mes jambes ne me portent plus ; pourtant je ne tombe pas car je ne pèse pas plus que l’air, et je flotte jusqu’à elle. Elise prend ma main, elle ne dit rien. Le signal retentit. Vite, elle gravit le marchepied, et je la suis dans le train, je la suis dans la travée centrale à la recherche d’une place. Quelque chose brûle à nouveau dans mon corps et dans mon cœur. Elise s’assoit, et moi à ses côtés. Je lui souris. C’est le départ. Je regarde par la fenêtre, mais comme toujours, j’ai l’impression que c’est le décor de la gare qui bouge, alors que nous, nous demeurons immobiles.
Elle m’a téléphoné hier soir. J’ai dû rêver. J’ai rêvé. Halluciné ? La réalité devient incertaine. Il me semble que je devrais être mort. Je sais bien que toute énergie vitale m’a quitté, que mon cœur et ma respiration se sont arrêtés. Pourtant, je continue de voir les faisceaux de photons, de ressentir l’air brillant sur ma peau. Lumière, air : il me semble qu’ils cherchent à pénétrer à l’intérieur de mes yeux, à investir l’espace derrière mes paupières. Dilater les pupilles pour tout absorber, brûler les iris puis le lobe occipital. Je m’interroge une fois de plus : mort ou pas mort ? J’ai la certitude que tout dépend de la décision que je vais prendre maintenant. C’est si peu de chose, une décision. Il suffit d’une seconde à peine pour dire oui ou non. J’hésite, me ravise, tergiverse, élude, esquive, contourne. Je n’ai jamais regardé la réalité en face. En fait, je ne sais même pas à quoi elle ressemble, ni si elle existe. Je préfère fermer les yeux ; ou bien regarder dans le noir, scruter tout à fait l’obscurité, des heures durant, et y voir des milliards de molécules multicolores et scintillantes, exactement comme les pixels d’un écran de télévision quand aucune chaîne ne vient le parasiter.
Alors, vivre ou mourir ? J’ai besoin d’uriner. Ma décision est prise : je me dresse sur mes jambes et je marche jusqu’aux toilettes, comme un automate. Peut-être que je suis un zombi. On m’aura envoûté. Ça me va.
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Je suis comme un enfant qui nie la mort en bloc, pense qu’elle n’existe pas. Parfois je crois entendre sa voix, son rire, son pas ; je me retourne, mais il n’y a que le vide, que l’absence. Je crois qu’elle va revenir, j’y crois dur comme fer ; et d’ailleurs, chaque nuit, elle revient dans mes rêves – alors ce cauchemar prend fin. Puis recommence. Cette douleur, elle est au-delà de la force et de l’esprit d’un homme – et c’est pourquoi tout ce qu’il lui reste de lucidité refuse. Je refuse. Je refuserai jusqu’au bout, et aucun deuil ne sera jamais. Je ne peux tout de même pas dire amen à ça.
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Par la fenêtre, il n’y a rien. Le ciel est maussade : il va pleuvoir et les oiseaux volent bas. Constellation mouvante d’un vol de martinets. Ça me fait une distraction. Je regarde dans ma main. Laquelle est la ligne de vie, celle de conduite, de fuite, d’horizon ? Tenir l’infini dans la paume de la main. Quelle connerie. Pas de secret à découvrir dans l’univers. Il n’y a que des évidences, et c’est bien là le problème.
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Je vais changer d’air. Partir pour d’autres songes. Que le voyage commence.
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Dans le train, je suis assis côté fenêtre et je peux tout à loisir observer les ciels défiler, dessinant du blanc au gris une géométrie étrange et poétique, mélancolique, toute en subtiles transitions. Mes pensées tentent vainement de se frayer un passage à travers cet espace immense. Ça n’est pas nouveau : je passe à travers les choses. Et les gens passent à travers moi. Je suis comme un fantôme. Ou alors, les spectres, ce sont tous les autres : je suis le seul homme vraiment vivant. Oui, c’est plutôt ça.
Je. Je pense. Donc. Je fuis. A très grande vitesse. Vers le sud. La plage, le soleil, la mer, les vacances.
Non. La nausée.
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Je me suis arrêté au milieu de rien. Des vaches, des prés. Entre ciel et terre, entre azur et forêt. C’est plutôt bien, il fait beau, c’est calme. Je me retrouve là. Comme un imbécile. Je suis descendu du train. Pour rien. Non, pas pour rien. Pour quitter les voies ferrées toutes tracées. Eh bien, c’est une réussite. Je ne sais même pas où je suis. Sur un quai de gare, dans un bled perdu. Un nom en lettres blanches sur un panneau bleu : jamais entendu parler. Cinq cents habitants ?
Il y en a marre des monologues. Surtout des miens. Mais je n’arrive pas à en faire d’autres. Le mieux serait encore de me taire. De faire silence à l’intérieur. Je vais marcher, quitter cette gare, errer dans la campagne. Jusqu’à ce que. Je trouverai bien quelque chose. La paix ?
Des arbres s’arc-boutent au-dessus de la route. Des chants d’oiseaux rebondissent dans l’air doré. L’asphalte fond dans la chaleur du zénith et colle un peu aux semelles. Des parfums végétaux me parviennent en bouffées psychotropes. Un troquet en face de la gare. La route s’en va à droite dans les vallons très verts. Sur la gauche, le village, comme un reflet d’ancien rêve, avec des couleurs d’enfance et de bonheur perdu. Tout petit et fleuri, d’une autre époque. Un pont enjambe un petit torrent transparent. Sa fraîcheur éclabousse, et la lumière qui en jaillit provoque des supernovae miniatures. Un petit paradis en somme. Je veux vivre et mourir ici.
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Je ne sais pas comment on peut se remettre de la mort de sa compagne. En ce qui me concerne, je commence à me dire qu’on ne s’en remet pas. On cherche dans l’espace des traces de la morte, puisque le temps se refuse à nous la rendre, est même la cause de notre malheur. On scrute l’univers dans toutes les directions, on se prend la tête dans les mains, on retourne ses yeux pour distinguer l’intérieur de son crâne. On cherche des ombres, des sons, des parfums. On agite les bras dans l’air vide comme si on voulait attraper les songes. Mais l’air glisse entre les doigts. Les larmes montent, même si on s’en fout, qu’on les ignore. On espère. On s’en va, on cherche toujours. On fouille les espaces, on examine les interstices, on écoute le moindre soupir. Les contours de la morte sont trop profondément inscrits sur les rétines pour que l’on puisse cesser de les voir partout en filigranes lumineux, superposés à toutes les choses, à tous les paysages de ce pauvre monde. La réalité n’est plus qu’une image incertaine quand un mort vous hante. Alors peut-être vaut-il mieux mourir aussi. Peut-être. A défaut, on peut toujours fermer les yeux et attendre un peu. Ma morte dessine les pleins qui m’inscrivent en creux.
Je pense à elle. A toi. Si encore j’étais sûr de pouvoir te rejoindre… Ici, au moins, je peux penser à toi.
Je pense aussi au mythe d’Orphée et d’Eurydice, le plus beau de tous. Si je le pouvais, j’irais te chercher par-delà la mort, mon amour.
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J’ai dormi, je crois. Allongé parmi les fleurs d’une prairie. J’ouvre les yeux. Regard droit vers le ciel. Je repense à de vieux trucs. Peut-être que je dors encore.
Le problème avec les morts, c’est qu’ils ne peuvent pas s’en tenir à l’absence. C’est qu’ils sont toujours vivants. Et il n’y a que nous qui puissions les tuer. Qui pourrions les tuer, un jour.
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J’ai rêvé que je faisais le trajet en sens inverse jusqu’à la gare.
La nuit tombe. Sur le quai, une silhouette semble m’attendre. Frêle et longiligne, un sourire fantomatique et triste sur les lèvres. C’est elle. Elise. Des larmes coulent aussitôt sur mes joues, sur mes vêtements ; je ruisselle littéralement, bien que je ne ressente aucune émotion. Ma vue se trouble. Un spectre, une revenante. Je ne comprends plus rien. Mes jambes ne me portent plus ; pourtant je ne tombe pas car je ne pèse pas plus que l’air, et je flotte jusqu’à elle. Elise prend ma main, elle ne dit rien. Le signal retentit. Vite, elle gravit le marchepied, et je la suis dans le train, je la suis dans la travée centrale à la recherche d’une place. Quelque chose brûle à nouveau dans mon corps et dans mon cœur. Elise s’assoit, et moi à ses côtés. Je lui souris. C’est le départ. Je regarde par la fenêtre, mais comme toujours, j’ai l’impression que c’est le décor de la gare qui bouge, alors que nous, nous demeurons immobiles.