Julie Dugal
Sur la route avec Johnny
Manon aurait pensé qu’elle méritait mieux. Mieux que de finir étranglée sur le bord de l’autoroute quelque part dans le Michigan. Mieux que de passer la nuit avec un vieux trucker qui l’avait traînée dans un concours de wet t-shirts.
Elle avait connu Richard une semaine plus tôt. Elle avait une sale gueule. Le nez rouge et les yeux bouffis, couverts de cernes noirs. « Ça en dit long sur ton cas », lui avait dit Richard lorsqu’elle était entrée Chez Germaine trempée à lavette.
— Qu’est-ce qui vous dit mon cas ?
— Ton chum t’a laissé. Pas fou le trucker.
Il pleuvait depuis des heures. Le vent, qui soufflait à quatre-vingt kilomètres à l’heure, faisaient trembler les vitres. Il n’y avait personne. Personne sauf Richard et la serveuse au costume saumon. La télé accrochée au-dessus du bar diffusait les nouvelles à LCN.
— Ils en ont retrouvé une autre ! Encore une guidoune ! Toute nue, sur le bord de la route !, a lancé la serveuse en apportant un hamburger-steak à Richard.
— C’est vous Germaine ?
— Non, Germaine, elle existe pas. Mais Germain, il trouvait que ça sonnait mieux Germaine pour un restaurant qui fait des patates frites pis des hot-dogs.
Manon a fini son café. Elle est sortie dehors, puis elle est revenue deux minutes après en braillant. Richard lui a proposé de venir s’assoir avec lui.
— C’est à cause de ton chum ?
— J’ai laissé les clefs dans l’auto.
— On peut faire venir un remorqueur, il va t’arranger ça.
Le téléphone de Manon n’arrêtait pas de sonner.
— Tu réponds pas ? C’est ton chum ?
— C’est pas parce qu’il m’aime qu’il arrête pas d’appeler. Il arrête pas d’appeler parce je suis partie avec son char.
— Si tu veux pas appeler le remorqueur, je peux te déposer quelque part.
— C’est à vous le dix-huit roues ? Où est-ce que vous allez ?
— Baton Rouge, Louisiane. Tu veux venir ?
— Non. Vous me déposerez dans un hôtel. Je m’arrangerai pour rentrer chez moi demain.
— Et l’auto ?
— J’ai envoyé l’adresse du resto à mon ex. Il s’arrangera pour venir la chercher.
Manon avait suivi Richard dans son camion. Elle s’était réveillée dans le stationnement d’un motel. Elle s’était endormie en roulant. Richard était revenu deux minutes plus tard, les clefs d’une chambre à la main.
— Je t’ai pris une chambre.
— Merci pour tout. Où est-ce qu’on est au juste ?
— Pas loin de la frontière des States. Il y a un arrêt de bus à deux minutes. Tu n’auras pas de problème pour renter chez vous.
Manon était très reconnaissante envers Richard, qui l’avait bien dépannée. Mais, comme on dit, elle filait un mauvais coton et même si on lui avait toujours dit de ne jamais suivre un inconnu, elle était dévastée depuis que Marc, son ex, l’avait laissé pour sa meilleure amie.
— Manon, tu crois que ça ira pour cette nuit ?
— Je sais pas. Vous pouvez rester avec moi ? Restez avec moi.
— Je t’aiderais bien, mais j’ai des horaires à respecter, on attend mon chargement à Baton Rouge. Toi, viens donc.
Manon a dormi toute la nuit dans la cabine du dix-huit roues. Richard s’est arrêté le lendemain dans un petit bled perdu, quelque part en Pennsylvanie. Ils ont déjeuné dans le restaurant d’un centre commercial.
— Il y a longtemps que vous faites ce métier, Richard ?
— Une dizaine d’années.
— Et qu’est-ce que vous faisiez avant ?
— Prof.
— Prof ?
— Oui, prof ! Ne me regarde pas comme ça !
— Vous ne voulez pas en parler ?
— Et toi, tu veux parler de ton ex ?
— Je peux bien.
— Vas-y.
Manon avait commencé à se confier à Richard, quand la serveuse au costume bleu ciel leur apporta deux assiettes débordant de toasts, bacons, saucisses et œufs brouillés.
— Vous savez, le problème, ce n’est pas tellement que Marc m’ait plaquée. Ça, à la limite, ça peut aller. Le problème, c’est qu’il m’ait laissé pour Lynda.
— Lynda ?
— Ma meilleure amie. Il serait parti avec une inconnue, ou encore avec la voisine… mais Lynda ! Autant que je me souvienne, elle a toujours voulu me copier. Déjà, en secondaire cinq, elle avait couché avec Patrick Picard, sur qui je trippais depuis deux ans. Et l’an passé, elle a ouvert son salon de coiffure à deux coins de rues du mien ! Elle a toujours voulu être meilleure que moi !
— Toute une amie !
— Dans le fond, tant mieux qu’elle m’ait piqué Marc. Je ne la verrai plus jamais. Bon débarras !
— Tu reprends du café ?
— Oui, volontiers. C’est votre tour.
— Quoi donc ?
— Pourquoi vous n’êtes plus prof ?
— C’est une longue histoire. C’est compliqué.
— Allez-y, je vous écoute.
— Non, gardons-en pour plus tard. La route est longue. Et puis, arrête de me vouvoyer, ça me met mal à l’aise.
Richard s’était assoupi quelques heures dans la cabine de son camion avant de reprendre la route. Manon en avait profité pour se balader et flâner au centre commercial. Il y avait un énorme Wal-Mart. Elle se serait crue à Anjou, sauf que tout le monde roulait en pick-up.
Elle traînait un gros panier dans les allées. Elle avait pris des sacs de chips, des bonbons, des biscuits, des canettes de Coke, de Sprite, de Minute Maid. Puis deux gros oreillers et un ensemble de draps. Richard avait juste une vieille couverture en laine et Manon, elle détestait dormir sans draps. Pour finir, elle a pris quelques CD. Des classiques. Pour la route. Johnny Cash, Bruce Springsteen, Bob Dylan. De quoi sentir le pouls de l’Amérique.
Ils ont poursuivi la route. Traversé la Pennsylvanie et gagné l’Ohio. Avec tout ce qu’elle avait acheté, la van de Richard était maintenant douillette et du coup, Richard lui paraissait de plus en plus sympathique.
Manon était à son aise. Même si Richard était en âge d’être son père, il n’était plus question de le vouvoyer. Ils se parlaient comme de vieux copains. Elle enlevait ses chaussures, décorait ses orteils d’un vernis rose fraise qu’elle avait acheté au Wal-Mart et les faisait sécher en appuyant les pieds contre le bord de la fenêtre.
Dix-neuf heures. Sarah Rose’s Bar & Grill. Le parking était plein à craquer. Des serveuses en patins à roulettes apportaient des cabarets aux clients dans leur voiture. Manon ne savait pas que ça existait encore, à part dans les mauvais films d’ado.
À l’intérieur, c’était tout aussi bondé. Une immense salle, avec une scène centrale où se produisaient des musiciens qui interprétaient les meilleurs succès de Neil Diamond. Il y avait des bancs en cuirette rouge dans tous les coins. Des couloirs infinis, où se promenaient les serveuses sexy en patins à roulettes sur l’air de Sweet Caroline. L’une d’elles, légèrement vêtue d’une minijupe rose et d’un t-shirt qui couvrait vaguement sa poitrine, a guidé Richard et Manon jusqu’à leur table. There you go!
— Tu fréquentes souvent ce genre d’endroits ?
— Ça m’arrive, de temps en temps. Je me suis dit que ça t’amuserait. L’Amérique profonde.
— Oui, ça m’amuse ! Même si j’ai l’impression de me retrouver dans un film pour adolescents, m’apprêtant à manger un burger avant de me rendre à ma Prom Night.
— Si tu veux, je suis ton cavalier !
— Oui, c’est ça ! Prom Queen et Prom King de l’année !
Richard avait commandé deux Sarah Rose’s Special : un énorme hamburger garni de fromage jaune-orange fondant, bacon, cornichons, tomates, oignons et laitue. Tout ça, accompagné d’une montagne de frites. Et bien sûr, d’une grosse bière américaine pour faire passer tout ça.
— En soirée, vers les neuf heures, il y a toujours un concours.
— Et c’est quoi ce concours ? Karaoké ? Le plus grand mangeur de hot-dogs ?
— C’est différent toutes les semaines. Il faudrait voir sur le tableau, c’est toujours inscrit.
Manon s’est retourné la tête vers le panneau orné de lumières clignotantes.
— Mon Dieu ! Je ne sais pas si je veux voir ça.
— Allez, ce sera rigolo !
— Oui, tu parles pour toi !
— Les concours de wet t-shirts sont très fréquents dans ce genre d’endroits. Ici, ça n’a rien d’obscène.
— Toi ? L’ancien prof, tu aimes les concours de wet t-shirts ?
— On est ici pour s’amuser, allez ! On s’en fiche ! Je nous commande une autre bière ?
— Oui, je crois que je vais en avoir besoin.
Manon a calé quelques bières comme ça, en rigolant avec Richard sur sa banquette. Vers neuf heures et quart, une douzaine de filles blondes platines ont grimpé sur la scène et les musiciens ont délaissé Neil Diamond pour entamer quelques notes de I’m just a gigolo de David Lee Roth, pendant que les filles se trémoussaient.
— Mon Dieu ! C’est une horreur !
— Ce sont les États-Unis !
— Je ne comprends pas pourquoi je t’ai laissé choisir le restaurant !
— T’en fais pas, on va s’amuser !
Tout le monde dans le resto, même les femmes, tapait des mains en criant Charlie! Charlie! Charlie! Un homme dans la cinquantaine, un peu bedonnant, portant des lunettes soleil à paillettes roses, s’est amené sur la scène avec un micro. Il a présenté les filles une à une, mensurations à l’appui, avant d’asperger d’eau leur poitrine.
Lorsque les douze participantes ont eu le t-shirt mouillé, l’animateur a demandé à la foule si une cliente voulait se mesurer à elles. C’est peut-être la mauvaise bière américaine, son statut d’incognito aux States ou tout simplement la présence de Richard qui a poussé Manon à se lever. Ou peut-être était-ce un peu des trois. Toujours est-il qu’elle s’est dirigée d’un pas ferme vers la scène. Les hommes sifflaient, avides de compétition. L’animateur lui a demandé son nom, elle lui a dit qu’elle s’appelait Manon, mais qu’il pouvait bien l’appeler Frenchie. La foule n’en finissait plus d’applaudir. On lui a donné un t-shirt blanc qu’elle est allée enfiler dans les toilettes, en prenant soin de retirer son soutien-gorge. Elle est revenue aussitôt sur un air de James Brown, se dandinant vers le mec au boyau d’arrosage.
Elle voyait Richard, aux premières loges, qui n’en revenait pas ! Le mec a dirigé le boyau vers elle et, trempée à lavette, elle a joué le jeu. Totalement. Complètement déchaînée. Une vraie folle. Tous les hommes criaient. Elle a fini par enlever son t-shirt et le lancer d’un tour de poignet dans la salle.
L’animateur lui a décerné le premier prix : cinq cents dollars et une bouteille de mauvais mousseux. La suite des événements est un peu floue dans la tête de Manon. Elle a fini par récupérer son chandail, question d’être vêtue convenablement, pour l’enlever à nouveau, un peu plus tard, dans une chambre d’hôtel avec Richard.
Elle s’est réveillée aux aurores. La gorge trop sèche et le corps de Richard, nu, blotti contre elle. Son corps poilu la dégoûtait, et tout à coup, elle a senti qu’elle commençait à en avoir assez du trucker.
— Quand est-ce qu’on doit être à Baton Rouge ?
— Dans quelques jours, la Louisiane peut bien attendre.
Elle est sortie du lit et s’est précipitée sous la douche.
— Allez, on se lève ! Il faut aller manger !
Elle a pris soin de verrouiller la porte de la salle de bain, question de pouvoir prendre sa douche en paix, cinq minutes, sans qu’un trucker poilu lui colle dessus.
Elle n’aurait jamais dû coucher avec Richard. En fait, elle n’aurait même jamais dû participer à ce concours de wet t-shirts. Bon, il faudrait lui faire comprendre qu’il n’y aurait plus de galipettes. Ils se rendraient à Baton Rouge, discuteraient en cours de route, comme ils l’avaient fait depuis le début, et puis, ils rentreraient aussitôt, comme prévu.
Au déjeuner, Manon essayait de faire la conversation avec Richard, question de revenir sur une base « amicale » et de laisser tomber la combinaison « seins à l’air dans un bar de l’Ohio et relations intimes avec un chauffeur de grosse van ».
— Dis donc, Richard, on n’a jamais reparlé de ton ancienne carrière de prof ?
— Bof, tu sais, il n’y pas grand-chose à dire. Un jour, j’en ai eu assez, et j’ai tout lâché.
— Mais il y a sûrement quelque chose ! Un élément déclencheur ?
— Il y avait des rumeurs qui courraient dans l’école, disant que j’avais une relation avec une de mes élèves.
— C’était vrai ?
— Ça dépend de qu’on entend par « relation ». On m’a muté dans une autre polyvalente. Il aurait fallu que j’aille enseigner sur la Côte-Nord. Je n’y suis jamais allé.
Richard jouait avec un sachet de sucre et fixait la table. Manon sentait qu’elle le mettait mal à l’aise.
Ils ont repris le voyage. Les paysages défilaient à travers les vitres du dix-huit roues, tandis que Richard et Manon étaient revenus au stade « amis ». Finalement, il n’était pas un mauvais mec. Manon se demandait bien ce qu’elle aurait fait sans lui, après s’être fait larguer par Marc.
Elle s’est endormie sur la route, avec Johnny qui chantait Walk the line dans le lecteur. Quelques heures plus tard, Richard stationnait son camion devant un autre de ses diners qui pullulent le long des routes américaines.
— Où est-ce qu’on est rendu ?
— Au Michigan.
Manon ne connaissait pas tellement la géographie des États-Unis, mais il lui semblait qu’il n’était pas prévu qu’ils empruntent les routes du Michigan.
— On ne s’éloigne pas ?
— Un peu, mais l’autoroute est fermée à cause d’un accident.
— Tu ne dois pas prévenir ton patron que tu seras en retard ?
— Non, pas besoin.
Après avoir mangé dans le diner, ils ont repris la route. Épuisée, Manon a dormi longtemps. Richard l’a réveillée à la tombée de la nuit.
— Manon, tu viens ?
Elle a levé la tête et a vu une enseigne lumineuse, où brillait une grosse paire de nichons en néon rose.
— Tu veux m’emmener dans un bar de danseuses !
— Tu sais, ce n’est pas ce qu’on imagine ces endroits-là, il y a plein de femmes qui accompagnent leurs maris.
— Vas-y tout seul. Moi, je vais rester couchée.
— Tu sais où je me trouve, si tu changes d’avis. Je te laisse les clefs. Barre les portes, si tu viens me rejoindre.
— Oui, à plus tard.
Manon se demandait bien pourquoi Richard voulait la traîner dans les pires endroits qui soient. Elle est restée couchée dans la van, feuilletant la dernière édition du Cosmopolitan, en attendant que le trip de Richard, son trip de femmes toutes nues, lui passe. Une heure plus tard, il n’était toujours pas revenu. Elle a décidé de prendre son courage à deux mains et d’aller le chercher.
En passant par l’arrière du camion, elle s’est demandé ce qu’il pouvait bien transporter jusqu’en Louisiane. Elle a essayé deux ou trois clefs avant d’arriver à ouvrir les portes et elle est tombée sur du vent. Rien ! La remorque était complètement vide ! Avec quelle espèce de malade traversait-elle les États-Unis ?
Elle a lancé le trousseau de clefs sur le siège du chauffeur. Son portable était à plat depuis des jours. Elle s’est précipitée sur le bord de la route, espérant qu’une voiture s’arrêterait.
C’est à ce moment que Richard, complètement saoul, est sorti du bar de danseuses.
— Manon ! Qu’est-ce que tu fais !
Il s’est rué vers elle.
— Ne bouge pas ! Ne t’approche pas de moi !
Une voiture s’est arrêtée devant Manon.
— Manon ! Ne t’en va pas ! Pourquoi tu t’en vas ?
— Y’a rien dans ton maudit camion ! Tu transportes de l’air, mon cher Ricky ! T’étais au courant ?
— Manon, laisse-moi t’expliquer ! Va-t-en pas ! Manon !
Manon a monté dans la voiture et Richard l’a vue disparaître au loin.
Le lendemain matin, on retrouvait le corps de Manon, inanimé, nu, sur le bas-côté de l’autoroute. L’agent Richard Paquin dormait dans la cabine du dix-huit roues, lorsqu’il fut réveillé par la sonnerie de son téléphone. Son corps de soixante-deux ans se remettait mal des six autres bières qu’il avait bues, la veille, pour oublier que Manon était partie. Le sergent Lemieux lui avait pourtant fait remarquer qu’il buvait trop. Que leur homme pourrait lui échapper si jamais, complètement saoul, il le croisait. Il répondit enfin et, emmitouflé dans les draps que Manon avait achetés, le sergent Lemieux lui annonça qu’on venait de découvrir une autre victime.
— Ils en ont retrouvé une autre ! Encore une guidoune ! Toute nue, sur le bord de la route !, a lancé la serveuse en apportant un hamburger-steak à Richard.
— C’est vous Germaine ?
— Non, Germaine, elle existe pas. Mais Germain, il trouvait que ça sonnait mieux Germaine pour un restaurant qui fait des patates frites pis des hot-dogs.
Manon a fini son café. Elle est sortie dehors, puis elle est revenue deux minutes après en braillant. Richard lui a proposé de venir s’assoir avec lui.
— C’est à cause de ton chum ?
— J’ai laissé les clefs dans l’auto.
— On peut faire venir un remorqueur, il va t’arranger ça.
Le téléphone de Manon n’arrêtait pas de sonner.
— Tu réponds pas ? C’est ton chum ?
— C’est pas parce qu’il m’aime qu’il arrête pas d’appeler. Il arrête pas d’appeler parce je suis partie avec son char.
— Si tu veux pas appeler le remorqueur, je peux te déposer quelque part.
— C’est à vous le dix-huit roues ? Où est-ce que vous allez ?
— Baton Rouge, Louisiane. Tu veux venir ?
— Non. Vous me déposerez dans un hôtel. Je m’arrangerai pour rentrer chez moi demain.
— Et l’auto ?
— J’ai envoyé l’adresse du resto à mon ex. Il s’arrangera pour venir la chercher.
Manon avait suivi Richard dans son camion. Elle s’était réveillée dans le stationnement d’un motel. Elle s’était endormie en roulant. Richard était revenu deux minutes plus tard, les clefs d’une chambre à la main.
— Je t’ai pris une chambre.
— Merci pour tout. Où est-ce qu’on est au juste ?
— Pas loin de la frontière des States. Il y a un arrêt de bus à deux minutes. Tu n’auras pas de problème pour renter chez vous.
Manon était très reconnaissante envers Richard, qui l’avait bien dépannée. Mais, comme on dit, elle filait un mauvais coton et même si on lui avait toujours dit de ne jamais suivre un inconnu, elle était dévastée depuis que Marc, son ex, l’avait laissé pour sa meilleure amie.
— Manon, tu crois que ça ira pour cette nuit ?
— Je sais pas. Vous pouvez rester avec moi ? Restez avec moi.
— Je t’aiderais bien, mais j’ai des horaires à respecter, on attend mon chargement à Baton Rouge. Toi, viens donc.
Manon a dormi toute la nuit dans la cabine du dix-huit roues. Richard s’est arrêté le lendemain dans un petit bled perdu, quelque part en Pennsylvanie. Ils ont déjeuné dans le restaurant d’un centre commercial.
— Il y a longtemps que vous faites ce métier, Richard ?
— Une dizaine d’années.
— Et qu’est-ce que vous faisiez avant ?
— Prof.
— Prof ?
— Oui, prof ! Ne me regarde pas comme ça !
— Vous ne voulez pas en parler ?
— Et toi, tu veux parler de ton ex ?
— Je peux bien.
— Vas-y.
Manon avait commencé à se confier à Richard, quand la serveuse au costume bleu ciel leur apporta deux assiettes débordant de toasts, bacons, saucisses et œufs brouillés.
— Vous savez, le problème, ce n’est pas tellement que Marc m’ait plaquée. Ça, à la limite, ça peut aller. Le problème, c’est qu’il m’ait laissé pour Lynda.
— Lynda ?
— Ma meilleure amie. Il serait parti avec une inconnue, ou encore avec la voisine… mais Lynda ! Autant que je me souvienne, elle a toujours voulu me copier. Déjà, en secondaire cinq, elle avait couché avec Patrick Picard, sur qui je trippais depuis deux ans. Et l’an passé, elle a ouvert son salon de coiffure à deux coins de rues du mien ! Elle a toujours voulu être meilleure que moi !
— Toute une amie !
— Dans le fond, tant mieux qu’elle m’ait piqué Marc. Je ne la verrai plus jamais. Bon débarras !
— Tu reprends du café ?
— Oui, volontiers. C’est votre tour.
— Quoi donc ?
— Pourquoi vous n’êtes plus prof ?
— C’est une longue histoire. C’est compliqué.
— Allez-y, je vous écoute.
— Non, gardons-en pour plus tard. La route est longue. Et puis, arrête de me vouvoyer, ça me met mal à l’aise.
Richard s’était assoupi quelques heures dans la cabine de son camion avant de reprendre la route. Manon en avait profité pour se balader et flâner au centre commercial. Il y avait un énorme Wal-Mart. Elle se serait crue à Anjou, sauf que tout le monde roulait en pick-up.
Elle traînait un gros panier dans les allées. Elle avait pris des sacs de chips, des bonbons, des biscuits, des canettes de Coke, de Sprite, de Minute Maid. Puis deux gros oreillers et un ensemble de draps. Richard avait juste une vieille couverture en laine et Manon, elle détestait dormir sans draps. Pour finir, elle a pris quelques CD. Des classiques. Pour la route. Johnny Cash, Bruce Springsteen, Bob Dylan. De quoi sentir le pouls de l’Amérique.
Ils ont poursuivi la route. Traversé la Pennsylvanie et gagné l’Ohio. Avec tout ce qu’elle avait acheté, la van de Richard était maintenant douillette et du coup, Richard lui paraissait de plus en plus sympathique.
Manon était à son aise. Même si Richard était en âge d’être son père, il n’était plus question de le vouvoyer. Ils se parlaient comme de vieux copains. Elle enlevait ses chaussures, décorait ses orteils d’un vernis rose fraise qu’elle avait acheté au Wal-Mart et les faisait sécher en appuyant les pieds contre le bord de la fenêtre.
Dix-neuf heures. Sarah Rose’s Bar & Grill. Le parking était plein à craquer. Des serveuses en patins à roulettes apportaient des cabarets aux clients dans leur voiture. Manon ne savait pas que ça existait encore, à part dans les mauvais films d’ado.
À l’intérieur, c’était tout aussi bondé. Une immense salle, avec une scène centrale où se produisaient des musiciens qui interprétaient les meilleurs succès de Neil Diamond. Il y avait des bancs en cuirette rouge dans tous les coins. Des couloirs infinis, où se promenaient les serveuses sexy en patins à roulettes sur l’air de Sweet Caroline. L’une d’elles, légèrement vêtue d’une minijupe rose et d’un t-shirt qui couvrait vaguement sa poitrine, a guidé Richard et Manon jusqu’à leur table. There you go!
— Tu fréquentes souvent ce genre d’endroits ?
— Ça m’arrive, de temps en temps. Je me suis dit que ça t’amuserait. L’Amérique profonde.
— Oui, ça m’amuse ! Même si j’ai l’impression de me retrouver dans un film pour adolescents, m’apprêtant à manger un burger avant de me rendre à ma Prom Night.
— Si tu veux, je suis ton cavalier !
— Oui, c’est ça ! Prom Queen et Prom King de l’année !
Richard avait commandé deux Sarah Rose’s Special : un énorme hamburger garni de fromage jaune-orange fondant, bacon, cornichons, tomates, oignons et laitue. Tout ça, accompagné d’une montagne de frites. Et bien sûr, d’une grosse bière américaine pour faire passer tout ça.
— En soirée, vers les neuf heures, il y a toujours un concours.
— Et c’est quoi ce concours ? Karaoké ? Le plus grand mangeur de hot-dogs ?
— C’est différent toutes les semaines. Il faudrait voir sur le tableau, c’est toujours inscrit.
Manon s’est retourné la tête vers le panneau orné de lumières clignotantes.
— Mon Dieu ! Je ne sais pas si je veux voir ça.
— Allez, ce sera rigolo !
— Oui, tu parles pour toi !
— Les concours de wet t-shirts sont très fréquents dans ce genre d’endroits. Ici, ça n’a rien d’obscène.
— Toi ? L’ancien prof, tu aimes les concours de wet t-shirts ?
— On est ici pour s’amuser, allez ! On s’en fiche ! Je nous commande une autre bière ?
— Oui, je crois que je vais en avoir besoin.
Manon a calé quelques bières comme ça, en rigolant avec Richard sur sa banquette. Vers neuf heures et quart, une douzaine de filles blondes platines ont grimpé sur la scène et les musiciens ont délaissé Neil Diamond pour entamer quelques notes de I’m just a gigolo de David Lee Roth, pendant que les filles se trémoussaient.
— Mon Dieu ! C’est une horreur !
— Ce sont les États-Unis !
— Je ne comprends pas pourquoi je t’ai laissé choisir le restaurant !
— T’en fais pas, on va s’amuser !
Tout le monde dans le resto, même les femmes, tapait des mains en criant Charlie! Charlie! Charlie! Un homme dans la cinquantaine, un peu bedonnant, portant des lunettes soleil à paillettes roses, s’est amené sur la scène avec un micro. Il a présenté les filles une à une, mensurations à l’appui, avant d’asperger d’eau leur poitrine.
Lorsque les douze participantes ont eu le t-shirt mouillé, l’animateur a demandé à la foule si une cliente voulait se mesurer à elles. C’est peut-être la mauvaise bière américaine, son statut d’incognito aux States ou tout simplement la présence de Richard qui a poussé Manon à se lever. Ou peut-être était-ce un peu des trois. Toujours est-il qu’elle s’est dirigée d’un pas ferme vers la scène. Les hommes sifflaient, avides de compétition. L’animateur lui a demandé son nom, elle lui a dit qu’elle s’appelait Manon, mais qu’il pouvait bien l’appeler Frenchie. La foule n’en finissait plus d’applaudir. On lui a donné un t-shirt blanc qu’elle est allée enfiler dans les toilettes, en prenant soin de retirer son soutien-gorge. Elle est revenue aussitôt sur un air de James Brown, se dandinant vers le mec au boyau d’arrosage.
Elle voyait Richard, aux premières loges, qui n’en revenait pas ! Le mec a dirigé le boyau vers elle et, trempée à lavette, elle a joué le jeu. Totalement. Complètement déchaînée. Une vraie folle. Tous les hommes criaient. Elle a fini par enlever son t-shirt et le lancer d’un tour de poignet dans la salle.
L’animateur lui a décerné le premier prix : cinq cents dollars et une bouteille de mauvais mousseux. La suite des événements est un peu floue dans la tête de Manon. Elle a fini par récupérer son chandail, question d’être vêtue convenablement, pour l’enlever à nouveau, un peu plus tard, dans une chambre d’hôtel avec Richard.
Elle s’est réveillée aux aurores. La gorge trop sèche et le corps de Richard, nu, blotti contre elle. Son corps poilu la dégoûtait, et tout à coup, elle a senti qu’elle commençait à en avoir assez du trucker.
— Quand est-ce qu’on doit être à Baton Rouge ?
— Dans quelques jours, la Louisiane peut bien attendre.
Elle est sortie du lit et s’est précipitée sous la douche.
— Allez, on se lève ! Il faut aller manger !
Elle a pris soin de verrouiller la porte de la salle de bain, question de pouvoir prendre sa douche en paix, cinq minutes, sans qu’un trucker poilu lui colle dessus.
Elle n’aurait jamais dû coucher avec Richard. En fait, elle n’aurait même jamais dû participer à ce concours de wet t-shirts. Bon, il faudrait lui faire comprendre qu’il n’y aurait plus de galipettes. Ils se rendraient à Baton Rouge, discuteraient en cours de route, comme ils l’avaient fait depuis le début, et puis, ils rentreraient aussitôt, comme prévu.
Au déjeuner, Manon essayait de faire la conversation avec Richard, question de revenir sur une base « amicale » et de laisser tomber la combinaison « seins à l’air dans un bar de l’Ohio et relations intimes avec un chauffeur de grosse van ».
— Dis donc, Richard, on n’a jamais reparlé de ton ancienne carrière de prof ?
— Bof, tu sais, il n’y pas grand-chose à dire. Un jour, j’en ai eu assez, et j’ai tout lâché.
— Mais il y a sûrement quelque chose ! Un élément déclencheur ?
— Il y avait des rumeurs qui courraient dans l’école, disant que j’avais une relation avec une de mes élèves.
— C’était vrai ?
— Ça dépend de qu’on entend par « relation ». On m’a muté dans une autre polyvalente. Il aurait fallu que j’aille enseigner sur la Côte-Nord. Je n’y suis jamais allé.
Richard jouait avec un sachet de sucre et fixait la table. Manon sentait qu’elle le mettait mal à l’aise.
Ils ont repris le voyage. Les paysages défilaient à travers les vitres du dix-huit roues, tandis que Richard et Manon étaient revenus au stade « amis ». Finalement, il n’était pas un mauvais mec. Manon se demandait bien ce qu’elle aurait fait sans lui, après s’être fait larguer par Marc.
Elle s’est endormie sur la route, avec Johnny qui chantait Walk the line dans le lecteur. Quelques heures plus tard, Richard stationnait son camion devant un autre de ses diners qui pullulent le long des routes américaines.
— Où est-ce qu’on est rendu ?
— Au Michigan.
Manon ne connaissait pas tellement la géographie des États-Unis, mais il lui semblait qu’il n’était pas prévu qu’ils empruntent les routes du Michigan.
— On ne s’éloigne pas ?
— Un peu, mais l’autoroute est fermée à cause d’un accident.
— Tu ne dois pas prévenir ton patron que tu seras en retard ?
— Non, pas besoin.
Après avoir mangé dans le diner, ils ont repris la route. Épuisée, Manon a dormi longtemps. Richard l’a réveillée à la tombée de la nuit.
— Manon, tu viens ?
Elle a levé la tête et a vu une enseigne lumineuse, où brillait une grosse paire de nichons en néon rose.
— Tu veux m’emmener dans un bar de danseuses !
— Tu sais, ce n’est pas ce qu’on imagine ces endroits-là, il y a plein de femmes qui accompagnent leurs maris.
— Vas-y tout seul. Moi, je vais rester couchée.
— Tu sais où je me trouve, si tu changes d’avis. Je te laisse les clefs. Barre les portes, si tu viens me rejoindre.
— Oui, à plus tard.
Manon se demandait bien pourquoi Richard voulait la traîner dans les pires endroits qui soient. Elle est restée couchée dans la van, feuilletant la dernière édition du Cosmopolitan, en attendant que le trip de Richard, son trip de femmes toutes nues, lui passe. Une heure plus tard, il n’était toujours pas revenu. Elle a décidé de prendre son courage à deux mains et d’aller le chercher.
En passant par l’arrière du camion, elle s’est demandé ce qu’il pouvait bien transporter jusqu’en Louisiane. Elle a essayé deux ou trois clefs avant d’arriver à ouvrir les portes et elle est tombée sur du vent. Rien ! La remorque était complètement vide ! Avec quelle espèce de malade traversait-elle les États-Unis ?
Elle a lancé le trousseau de clefs sur le siège du chauffeur. Son portable était à plat depuis des jours. Elle s’est précipitée sur le bord de la route, espérant qu’une voiture s’arrêterait.
C’est à ce moment que Richard, complètement saoul, est sorti du bar de danseuses.
— Manon ! Qu’est-ce que tu fais !
Il s’est rué vers elle.
— Ne bouge pas ! Ne t’approche pas de moi !
Une voiture s’est arrêtée devant Manon.
— Manon ! Ne t’en va pas ! Pourquoi tu t’en vas ?
— Y’a rien dans ton maudit camion ! Tu transportes de l’air, mon cher Ricky ! T’étais au courant ?
— Manon, laisse-moi t’expliquer ! Va-t-en pas ! Manon !
Manon a monté dans la voiture et Richard l’a vue disparaître au loin.
Le lendemain matin, on retrouvait le corps de Manon, inanimé, nu, sur le bas-côté de l’autoroute. L’agent Richard Paquin dormait dans la cabine du dix-huit roues, lorsqu’il fut réveillé par la sonnerie de son téléphone. Son corps de soixante-deux ans se remettait mal des six autres bières qu’il avait bues, la veille, pour oublier que Manon était partie. Le sergent Lemieux lui avait pourtant fait remarquer qu’il buvait trop. Que leur homme pourrait lui échapper si jamais, complètement saoul, il le croisait. Il répondit enfin et, emmitouflé dans les draps que Manon avait achetés, le sergent Lemieux lui annonça qu’on venait de découvrir une autre victime.