Jacques Cauda
Ville de rêve
Le soleil affleurait sur le haut des pavés, les soulignait d’un duvet jaunâtre, tandis qu’une ombre gris mauve gagnait l’impasse, rasant les murs de la ville assoupie dans la chaleur.
Le ciel offrait un étrange contraste, il gardait la pureté d’un soir d’été sauf au dessus de la Cité des Cardeurs où l’air paraissait plus dense comme chargé de mille soucis qui barraient le front de l’ombre blottie tout au fond de l’impasse, et qui soudain se mit à parler à son téléphone portable.
- Kes tu fous, Seb ? J’y suis dans ta putain de ville. Et j’attends où tu sais. Magne !
Seb sourit et remit en route. Il s’était posé non loin de la Cité, sur le toit d’un immeuble sis rue des Haies. Son dronefly ronfla comme un chat qui ronronne et décolla du carré de carottes où il avait attendu l’appel. Il aperçut en montant dans l’air chaud de ce soir d’été une silhouette qui courrait vers le dronefly en agitant les bras avec violence. Sans doute parce qu’il s’était posé là, dans le carré de carottes du jardin partagé.
- Partagé ! hurla-t-il, à l’attention de la silhouette, tu comprends pas ce que ça veut dire ?
Souvent, au cours de ses promenades, Seb passait immanquablement par la rue des Haies. Peut-être souhaitait-il comme dans ce poème de John Donne, « The progresse of the soule », retrouver par la pensée maints pays imaginaires, cages de chairs et viviers d’humains, mémoires de bêtes, de femmes et d’hommes, ciels de données et barques de souvenirs, afin de les faire monter jusqu’au dronefly, à l’image de ces bulles irisées que les enfants forment en soufflant et qui s’envolent devant leurs yeux éblouis ?
Il était tellement imprégné par cette idée que le moindre souvenir qui avait trait à cette rue lui apportait mille et une nuits de rêveries éveillées. Ainsi, quand un matin il apprit qu’un certain « Papou le Gitan » luthier de son métier y recevait Django Reinhardt, le mot « Nuages » s’imposa à lui en toute évidence et vint faire corps avec son vol au-dessus de la ville. Il se dit que ses rêveries étaient du même bois que les nuées observées au-dessus de la rue des Haies, baignant tout autant les sentiers de jadis, les vignes qu’il imaginait, les prairies et les haies que l’âme du rêveur.
Le mot « haies » comme le mot « nuages » renvoie à l’intemporel, au contraire d’un nom d’homme célèbre marqué par son temps et situé précisément dans l’histoire. « Haies » par son allure d’éternité rend l’histoire géographique, si on considère, arbitrairement, que la géographie et l’histoire participent dans leur forme respective, au visible et à l’invisible. La géographie pour tout ce qui se voit, lieux, décors, objets, et l’histoire pour l’implicite qui s’en dégage. Et sans doute était-ce pourquoi Seb volait toujours immanquablement au dessus de cette rue nommée rue des Haies, où l’invisible (l’histoire) apparaissait comme tout ce qui se voyait, et le visible (la géographie) comme tout ce qui restait insaisissable, comme l’étaient ces haies du temps jadis dans le paysage urbain de cette ville. Et pourquoi aussi il se posait immanquablement dans le jardin partagé, en voulant le saccager du mieux qu’il le pouvait parce que cette végétation contredisait sa rêverie. Les haies d’antan lui appartenaient, elles berçaient son imagination qui ne souhaitait pas les voir renaître et pousser sur le toit d’un immeuble.
Seb survolait maintenant la rue des Pyrénées, son dronefly caressait quasiment le haut des platanes qui bornaient la rue et autour desquels bourdonnaient des filles sous le regard plein d’envie des garçons qui sortaient du collège par groupes chahuteurs. Là encore à les observer, il imaginait un tas d’aventures, des monts d’idylles nouvellement nées sous l’ardeur de ce soleil de juin qui le ramenaient à sa propre jeunesse.
Ado il avait voulu vivre à la ressemblance du Gilles de Watteau (quelle drôle d’idée !) toujours vêtu d’un long vêtement blanc plissant aux coudes et trop court des jambes de pantalon, il faisait triste figure, arpentant la rue des Pyrénées les voiles gonflées de son importance, à califourchon sur son asinité, mystère comique de la bêtise confondu à celui sacré de l’innocence, il était si jeune, aussi jeune que ressemblant à l’idée qu’il se faisait de la jeunesse qu’il essayait de fuir en se grandissant dans une figure célèbre de la peinture.
La première fois que ses deux camarades, P.M. et Saucebock, le virent fendre l’autobus 26 dans cet équipage, ils fondirent défaits d’admiration. C’était le Gilles de Watteau qui pénétrait dans le 26 ravissant la cour des voyageurs, et cueillant toute la Beauté des filles. Ô ! Sa jambe était une aile, et il dansait et il enfantait toutes les gonzesses de la ville qui prenaient l’autobus. Elles le regardaient les yeux brillants en balançant leurs jambes croisées sur un rythme d’invitation. Il était leur Gilles, le Gilles de l’autobus 26 qui descendait la rue des Pyrénées.
À eux trois, P.M., Saucebock et Seb, ils n’avaient pas cinquante ans. À peu près l’âge de la Directrice du collège Hélène Boucher où ils suivaient leurs études. Quand la Directrice apercevait Seb dans son costume de Watteau, elle marquait aussitôt un grand tour d’horloge, des huit et des huit avec son derrière comme une jument passe de l’amble aux petits pas, le sabot l’un après l’autre et la croupe dilatée. Plusieurs fois, elle l’avait entraîné dans son bureau sous des prétextes futiles, comme de déclouer un vieux calendrier vraiment bien trop haut pour elle ! Et pendant qu’il s’exécutait monté sur une chaise, il l’entendait dans son dos faire des bruits d’eaux avec sa bouche, des salivations explicites, des monstrations d’appétit sexuel qui restèrent lettre morte. Elle comme lui n’osèrent jamais franchir le pas. Lui en descendant de la chaise prenait un air idiot empreint de timidité et d’affolement causé par tout ce qu’elle lui avait laissé supposer pendant l’opération, et ils se regardaient. Elle, de son côté se contentait de voir dans le blanc des yeux de Seb, sa culotte descendue aux genoux et sa croupe de jument tendue nue vers ses mains moites qui l’enserraient par la taille en la besognant comme une brute.
Son portable sonna.
- Mais c’est pas possible, tu te fous de ma gueule ! J’attends Seb mais j’attends pas plus longtemps en plus. Je vais me casser si tu viens pas.
- J’arrive ma beauté, j’arrive.
L’ombre blottie dans l’impasse avait en effet deux yeux bleus et une poitrine de rêve décolletée quasiment jusqu’au téton. Et des jambes de fée.
P. M., Saucebock et Seb se connaissaient depuis l’école primaire mais il avait fallu le bus 26 pour les rapprocher. Le bus et un deuxième point commun, qui était blonde, des yeux d’un bleu précieux, des seins magnifiques, des jambes interminables, un cul suivi de trois points d’exclamation, et un prénom russe : Sonia ! Lequel des trois aimait-elle ? Aucun ? Tous les trois ? Aucun d’eux n’était parvenu à la percer à jour. Ses yeux quand elle les regardait ne trahissaient pas son cœur. Rien.
C’était les vacances de Noël. Bien tristes vacances si Sonia n’avait invité Seb à déjeuner chez elle où il n’était jamais allé. C’était même devenu pour lui un lieu sans espoir, que cet appartement situé au deuxième étage de la rue de Bagnolet que Seb survolait en rêvant.
Une vraie fête, se dit-il en entrant, au sens Félibien du mot, des feux paraissant en l’air, au-dessus d’une grande table de forme octogonale recouverte du manger, de tubéreuses et d’œillets en plastique. C’était immonde et magnifique, comme dans l’entrée où la mère de Sonia avait disposé sur des étagères en coin des poupées d’Espagne et des peluches assises dans différentes attitudes, certaines tenant un flageolet, d’autres des instruments champêtres inconnus. Le plafond était entouré de bougies en verre, toutes munies d’ampoules et bien espacées de trois pouces l’une de l’autre, diffusant ainsi une pâle lumière jaune d’œuf quand on allumait. Dans le séjour, en angle, une plante tombait d’une colonne en faux albâtre, colonne percée à jour depuis le bas jusqu’en haut, et qui avait sa base et son chapiteau ornés de fleurs d’orangers tournant en forme de vis torsadée comme le fameux baldaquin de l’église du Val-de-Grâce conçu par Mansart. Au-dessus du buffet, dans une niche, à droite du téléviseur, se tenait un groupe sculpté représentant des chevaux aux pieds desquels des soldats de Russie posaient sur un napperon en laine bleue, jaune et blanche, tricotée au crochet. Au sol, un grand samovar, d’une si grande finesse que l’on distinguait sa cheminée centrale à travers. Sonia y avait fait du thé additionné de gingembre et de grandes quantités de rhum. Le canapé était recouvert d’un tissu aux motifs géométriques, des triangles isocèles, des triangles rectangles, et d’autres figures qui allaient du point jusqu’au carré en passant par le cercle ou le polygone. Quelques chaises sans rien d’extraordinaire pour qu’il en fut fait mention dans le souvenir qu’il en avait. Des chaises lisses aux pieds cannelés verticalement à intervalles égaux, recouvertes de petits coussins à motifs floraux ou de scènes de chasse. Celui où Sonia reposait ses fesses représentait un grand cerf couché au seuil d’une maison où quelqu’un accoudé à l’une des fenêtres regardait passer en courant un homme entièrement nu ! Enfin, comme c’était Noël, il y avait un grand sapin dressé dans la pièce, les branches poudrées de blanc, au bout desquelles une flopée de petits lampions en forme d’accordéon, que Sonia avait peints en argent et en or, se balançait quand on soufflait dessus.
Sonia, la bouche en rond de serviette, dans un halo de jaunes et de bleus, principaux composants de la lumière du jour, appuyée le dos à la fenêtre du séjour.
Sonia présentant un énorme vatrouchka au fromage blanc parfumé au citron, farci de raisins secs, gros et rond comme une tourte géante, et décoré de croisillons.
La table débarrassée sauf un magnum de Rémy Martin, REM---v.s. fine champ---- au-dessus de la première étoile dorée brillant au premier tiers de l’étiquette. Deux verres sans pied, tour à facettes, col évasé, vides ou à demi plein selon qu’on doit devancer les tentations par leurs contraires (et l’inverse) comme c’est écrit dans les Constitutions de la Compagnie de Jésus. Cinquante grammes de tabac enveloppés dans du papier d’aluminium éventré sur la table recouverte d’une toile cirée à carreaux, rendant les mêmes jaunes verdâtres, reflets tritons et salamandres, que ceux causés par la bouteille de cognac (grenouille d’ambre à l’intérieur du verre opaque), sources de voluptés immatérielles.
Sonia jetant son soutien-gorge devenu inutile et le buste rejeté en arrière, le dos appuyé au dossier de la chaise, tenant ses seins dans ses paumes avec l’air de dire tout un tas de mots incompréhensibles. Au pied de la table, pêle-mêle sur un tapis à motifs entrecroisés de fleurs rouges et feuilles d’artichaut, chaussures, chemisier, caleçon, chaussettes, et un grand vêtement très blanc tranchant sur la paire de collants fumés serpentant à ses côtés.
Légèrement flou, comme certains plans chez Renoir ou chez Vermeer, « peindre flou » question de savoir si c’est le regard ou la main qui distingue : Sonia, près de la porte d’entrée déjà entrouverte, prête à dire quelque chose comme : « Au revoir Seb. Ça va être dur ce soir sans toi !»
Sonia… Sonia réelle ou Sonia rêvée ? Ou bien les deux à la fois ? Écarts assez mineurs, se dit-il, en amorçant son virage au dessus de la Cité des Cardeurs, du même ordre que ceux qu’il y a posé entre les deux versions du Tricheur de Georges de La Tour, le premier Tricheur à l’as de carreau et le second à l’as de trèfle, et d’autres changements d’une toile à l’autre, infimes, expressions des quatre personnages (assis de droite à gauche autour d’une table, le profil de l’adolescent dupé, la grosse femme blanche de face glissant vers la servante seule debout et le sombre tricheur de biais) couleurs des vêtements, accessoires, rubans, aigrette…
Sonia…
Le dronefly plongea vivement dans l’impasse en sortant deux bras articulés qui attrapèrent l’ombre aux yeux bleus et l’enlevèrent dans le ciel de la ville. Elle hurlait. Mais personne ne l’entendit, perdue dans ce ciel maintenant sans nuages.