C’est l’aube, le silence des trottoirs le cueille, le froid des rues vides autour de lui, dans toutes les directions. Un vent nouveau siffle à ses oreilles. Il tend la main, il le touche, ce vent qui fait respirer, qui balaye sans effort les résidus, les traces.
« Vous êtes libre. » Il longe le mur immense de l’hôpital et c’est un bloc d’éternité, une mémoire arrêtée, une frontière immobile entre les fous et les autres. Il marche lentement, le corps brindille prêt à casser, à peine remis debout. Dans son sac, sur l’épaule, quelques souvenirs sont demeurés intacts — il a fait un rempart de son corps pour les protéger de la vague immense qui s’est abattue sur le cours de son existence. La mélodie qui pousse les nuages c’est le murmure des années, le soleil pâle, la lumière des printemps précoces, mouchée par le souffle du temps. Il flotte au-dessus des rues, de son pas ralenti sous la caresse du vent. Il est l’ange sans ailes, parti en marchant à la reconquête des terres de ses rêves, sur les routes de campagne gorgées de pluie, luisantes, mouillées de promesses nulle part tenues.
Il respire profondément, prend courage, avance, d’un pas encore hésitant. Au bout de la rue étroite se trouve une petite place, en son milieu une église. Il s’arrête, la regarde longuement. Les pierres, le poids des siècles… Il ne se souvient pas de cette église, à cet endroit-là. Ils ne l’ont tout de même pas construite pendant son absence. L’horloge dit six heures. Il serre son sac mou contre lui. Non, cette église ça ne va pas. Il s’est sûrement trompé de trajet. A la sortie de l’hôpital, il devait prendre la première à gauche… Il doit revenir en arrière. Ah, ça commence bien, repartir pour revenir en arrière… Le voilà de nouveau face à la longue rue étroite qui longe l’hôpital, le mur de briques et de ciment qui ne finit pas. Non, impossible, il ne peut plus retourner par là, cette perspective est désormais condamnée. « Vous êtes libre. »
Le bruit naissant de la ville autour de lui grince et gronde, bientôt le boucan. Un quart de tour sur la place ; il s’engage dans un passage perpendiculaire. Puis bifurquer sur la droite, retrouver la parallèle… Non, ce n’est toujours pas ça : le revoilà devant l’église. Un camion-benne surgit en face de lui, crachotant, toussant. Deux hommes froids énergiques cavalent à ses côtés, ils trimballent d’énormes poubelles pleines à la gueule. Ils déversent les ordures tandis que la machine souffle et broie, toutes loupiotes dehors. Très vite, la rue est déblayée, les containers en plastique vert à nouveau vides. Il tourne la tête pour voir le camion contourner l’église. Il esquisse un sourire en voyant que l’engin poursuit sa route droit devant, dédaignant la longue rue de l’hôpital en face de lui. Ah, on ne leur enlève pas tout de suite leurs déchets, aux pensionnaires de l’hôpital, ils aiment ça, tiens, ils attendront.
Il reprend sa marche, l’air satisfait. Chaque pas est une seconde qui l’éloigne davantage de sa mise à l’écart du monde.
Il décide de se fier à son intuition. Il ferme les yeux, se remet à marcher. Alors il retrouve sa boussole intérieure, son nord magnétique oublié, et il peut se remettre en route. L’aiguille affolée se stabilise soudain sur la bonne direction. Il ouvre les yeux. Et voilà : il était passé devant la bifurcation sans la voir. Etonnant comme on voit mieux sans les yeux.
L’artère qui remonte vers le cœur de la ville le conduit exactement au bon endroit. Dans les jambes, une allure plus franche, plus juste même si elle manque encore de cette fierté détachée qui anime les hommes libres.
Les néons des boutiques que la nuit des villes ne parvient plus à éteindre posent sur lui leurs reflets crus, mêlés au jour naissant. Son fantôme s’accroche à lui malgré les ombres. Sa sihouette encore jeune évoque un pantin maigrichon, trop grand sur ses petits os de bois. C’est pourtant un homme, pétri d’illusions et de lois comme tous les autres hommes. Sa peau tendue marque des creux profonds, sur ses joues livides et leurs poils en pointillés. Il aperçoit son reflet dans les vitrines endormies, mannequin sans mode, mannequin animé émouvant dans sa tentative de marcher digne.
La rue a bifurqué sans lui. Elle s’est ouverte en plusieurs veinules. Le paysage a éclaté sans lui. Une fois de plus, il risque de s’éparpiller. A côté de lui ronflent les premières voitures, elles le frôlent, le dépassent, tiens, il ne les a pas oubliées, les voitures, les caniveaux non plus, les pots d’échappement, les centre-villes, les bouches de métro.
Il y est. C’était facile. Il l’a sous le nez, le nom de la station, B…, en lettres majuscules. Un feu passe du vert à l’orange. Le cercle lumineux fait une auréole, une larme sûrement, il cligne, rouge. Des véhicules s’immobilisent dans un râle, déjà fatigués, rassemblés par hasard, l’obscur chant du hasard qui commande aux solitudes.
L’escalier conduit, raide, au fond de la station. Il suffit de descendre. Ses semelles claquent, clapotent, couinent sous l’effort, il n’ose pas tout de suite. Il regarde ses chaussures, en bas de lui-même ça hésite. Il faudrait acheter un billet… Quelqu’un le pousse. Il commence à descendre malgré lui. Le flot des passagers remonte sur lui, il doit se pousser vers la rampe, il résiste, c’est le début de son vrai retour, sa descente, à contre-courant. Il se laisse emporter. Il ne laissera rien derrière lui, même pas ses sandales au bord du gouffre.
Une femme modestement vêtue, un fichu sur la tête, utilise une poussette remplie de deux gamins aux yeux bouffis de sommeil pour pousser la porte battante au bas de l’escalier. Il reçoit la porte dans l’épaule. Il doit remonter d’une marche pour la laisser passer. Dans un jargon incompréhensible, elle peste contre sa lenteur. Il vient de manquer l’échange social du passage de relais aux portes d’accès de la station. Il soupire. La poussière du souterrain le saisit à la gorge — une gorge trop longtemps habituée aux couloirs aseptisés vers les chambres blanches. Il marche plus vite jusqu’au guichet. « Un ticket s’il vous plaît ». Il pose quelques pièces sur le rebord. La phrase est sortie de sa bouche comme si elle en sortait tous les matins à la même heure. Il prend le ticket, il y a même de la monnaie, il ne compte pas, il a réussi : il a parlé. Avec naturel et bon sens, s’il vous plaît. Le passage du tourniquet sera une douce rigolade à côté de cet exploit.
La machine recrache le ticket, il passe, il tousse, pas d’inquiétude, il sera bientôt maître de tous les éléments, poussière et suffocation comprises. Une fois sur le quai, il doit accomplir une nouvelle tâche : refaire son lacet qui traîne. Comment faire ? A l’hôpital, plus de lacet à faire ou à défaire, plus de ceinture, aucun lien, détaché, libre de toute attache, il était, enfermé et délivré à la fois… Il doit plier les jambes. Des kilomètres de descente jusqu’aux pieds. Ses doigts lui obéissent, ils se souviennent eux aussi des gestes les plus anodins. Ils jouent fébriles la partition d’une dignité retrouvée. Il se redresse. De son haut il contemple le résultat, impeccable, un bel effort. Le vieux cuir de ses chaussures semble luire d’un éclat retrouvé.
Il lève la tête. Un jeune couple s’enlace au bord du quai. Il regarde leur long baiser. Des effluves de nuit dans leurs lèvres unies. Sara. Où est-elle maintenant ? Tous ces visages sont autant de signes d’elle, des presqu’elle. Il suffit de les suivre.
Au loin tambourinent les wagons, reliés eux aussi, on ne sait comment. Il y a une dizaine de stations à parcourir. Les rails grincent, les wagons cognent et crient dans les virages. Les sièges ont durci depuis la dernière fois. De sa place il peut apercevoir les jeunes qui se tiennent serrés, rien ne peut les abattre, roseaux debout dans le fracas.
Voilà le panneau de la station S… Une hésitation, un court instant de stupeur au moment de descendre. Le jeune couple lui a-t-il fait un signe ? Les portes s’ouvrent, impossible de résister à la poussée des autres corps, jusqu’en haut de l’escalier mécanique. Un coup de froid lui serre la gorge. Il fouine dans son baluchon, en sort une écharpe passée de mode, de couleur, de tout, peu importe, un nœud autour du cou et le voilà paré. Il passe tête haute devant le plan du quartier sans même le consulter, il retrouvera son chemin tout seul, sans effort. Ce sera aussi une preuve : savoir si destin et destination coïncident.
Encore quelques rues, dans le vent froid. Il ferme parfois les yeux quand les passants se bousculent autour de lui.
Pari gagné. Le carrefour, la station de taxis, le coin de rue, la porte de l’immeuble, tout y est. Incroyable. Ses yeux se posent sur les moindres détails, les briques apparentes par endroits, la couleur délavée des devantures, le café au nom imprononçable. Et surplombant le traffic, la cohue, les têtes du matin, hagardes, pâles, contrariées, toutes les couleurs de peau du monde.
Il faudrait entrer dans l’immeuble. Il pourrait essayer, par la cour intérieure du petit hôtel une étoile. Il l’avait fait une fois, un jour où le code d’accès avait changé. Sara avait oublié de lui donner le nouveau code, à moins qu’elle ne l’ait oublié, elle était si distraite, parfois. Il s’approche de la porte verte. Le digicode a changé lui aussi, métallisé, les touches deviennent bleues quand on les presse. Quatre ou cinq chiffres, une lettre ou deux, au milieu, au début, comment savoir ? Ses doigts cette fois ne comprennent pas ce qu’on leur veut, ils restent là suspendus au bout du poignet, vides.
Il s’assoit sur un plot en béton, fiché dans le trottoir à la suite d’autres bornes qui interdisent le stationnement. Un kiosque à journaux le place, provisoirement, à l’abri du vent froid. Il fouille dans son sac, en sort un paquet de cigarettes. Un vestige — c’est peut-être le dernier d’ailleurs, on lui a dit que les cigarettes coûtaient très cher maintenant. En attendant, il mâchonne le filtre, on ne lui a pas rendu son briquet. Il se redresse pour interpeller une femme en manteau qui vient d’acheter son journal. Il jette une main en avant, elle l’aperçoit, il lance quelques mots dans le désordre, un semblant de phrase où il est question d’une cigarette. La femme comprend à demi-mot. Elle sort un briquet salvateur de son sac. Il le prend avec un sourire, l’objet résiste, glisse, produit enfin son étincelle. Il tire une bouffée en fermant les yeux. La femme regarde sa montre, elle n’a pas le temps de savourer cet instant avec lui, sa toute première bouffée de liberté. Elle le frôle, elle lui reprend le briquet des mains, vite elle s’éloigne dans un courant d’air froid.
Il n’a même pas eu le temps de la remercier. Tant pis pour elle. Il tire une autre bouffée. La fumée s’envole vers les hauteurs de l’immeuble. Elle atteint en ondulant négligemment les fenêtres du sixième étage, les petits bacs à fleurs, où elle s’évanouit pour de bon.
Si ça se trouve, Sara est là. Elle dort encore. Les rideaux sont tirés, pas de lumière dans la chambre ni la cuisine. Sur les petits balcons, quelques plantes fatiguées par l’hiver. Lui, il fume, il attend un signe, un éclair. Il est revenu, il ne craint plus rien. Attendre, c’est la meilleure des occupations qu’il puisse trouver maintenant.
Sara est peut-être partie en voyage…
Si elle n’habitait plus ici ? Mais non, allez, elle l’aimait trop, son petit coin de ciel au-dessus de la ville… Il suspend sa cigarette en l’air, entre pouce et index, il trace un cercle de fumée entre les maisons, là-bas, de l’autre côté de la rue, à l’angle du boulevard. Il décide que Sara apparaîtra dans ce cercle. Il ne peut en être autrement. Lui-même, il n’aurait pu arriver jusqu’ici sans le soutien actif du destin. Le destin ! Déménager, Sara ? Allons donc, pour aller où ? Chez un homme ? Un autre homme…
Elle aurait changé de vie…
Là, ça fait un peu mal. Il la reconnaît, cette douleur, dans l’épaule gauche, quand le cœur bat plus fort. Il jette la cigarette ; c’est à cause d’elle, sûrement, il a perdu l’habitude, la fumée dans la bouche, les poumons encrassés, les naseaux qui fument dans le matin froid comme après une longue course.
Sara, un autre homme voyage-t-il sur les rivières de tes cheveux ? La tristesse frappe à grands coups. Ses yeux se mouillent. La révolte, la détresse, la solitude, la peur, tout cela il connaît, mais cette tristesse c’est nouveau, insupportable, ça vous dévaste, comme une drogue. Le vent froid gèle les larmes, qui s’arrêtent de couler sur les joues piquées de poils noirs, durs.
Il arrivait plein d’espoir, prêt à larguer les amarres avec elle, à nouveau, sur des flots tranquilles. Il porte la main à sa poche de pantalon. Elle est là, la petite boîte de gélules. Jaunes et marron. C’est le remède quand la tempête menace et que la barque tangue — il faut l’utiliser avant que la vague vous submerge, évidemment, sinon ça ne sert à rien, on se retrouve au fond du maëlstrom avec le bateau et les gélules, inutiles, en poche. Bon, elle est là, la boîte, il la sortira à la moindre alerte. Il est vigilant à présent. L’homme nouveau plus jamais ne se laissera emporter, voilà, plus jamais aussi loin.
L’attente sera longue, il s’y prépare, elle est là maintenant, elle plonge en lui, elle dure, elle s’installe, fourmille. Des cendres se sont répandues sur la col de sa veste. Attendre, voilà la première grande épreuve de son retour à la vie, son retour à lui-même, dans le monde des hommes. Attendre avec l’angoisse pour compagne, cela il ne l’avait pas envisagé. Une petite promenade dans le quartier, pourquoi pas, pour s’apaiser ? Marcher, calme, les pas qui glissent sur les pavés humides du matin… La retrouver, elle aussi, la ville, cette ville-là avec ses odeurs, sa crasse, ses silhouettes, le tracé de ses ruelles… Non, plus tard ce sera mieux, pour le moment il vaut mieux attendre, c’est plus urgent.
Il brosse les cendres sur le col de son blouson. Elles s’écrasent au lieu de se disperser. Elles forment une ligne blanchâtre. Il insiste du bout du doigt sur la cendre, qui finit par s’estomper. Il prendrait bien une deuxième cigarette. Demander du feu, encore, agir sur le cours des choses… Il laisse tomber la tête, menton sur la poitrine, il en a déjà beaucoup fait depuis ce matin, depuis l’aube, tout cela en une seule fois, beau travail.
C’est bien de travail qu’on lui parlait, pendant les séances de remise en forme psychologique. L’une des psychologues avait une bouche magnifique, un fruit rouge sensuel, rose parfois, cette bouche, des dents très blanches avec ce sourire rayonnant en toute saison. Il avait failli tendre la main vers son visage, pour lui retirer ses lunettes de psychologue, pour la voir sans artifice. Il n’avait pas osé, il savait que ses gestes étaient contrôlés. Mais avec elle, quand elle lui souriait, justement, il se sentait en confiance. Elle prenait le temps de l’écouter, même quand elle le contredisait il cessait d’avoir peur, peur de lui-même, de sa violence intime. Il parvenait à parler un peu du passé. Il découvrait que les souvenirs étaient demeurés intacts là où ils se trouvaient, les larmes aussi fraîches qu’au premier jour.
Un rayon de soleil pointe à travers le ciel gris blanc compact. Il redresse la tête. Sa main tremble un peu, il la calme en la recouvrant de l’autre main. Je t’aime, disait Sara, je t’attends, tu es tout ce qui me reste répond-il, réponds Sara tu es en moi réponds j’ai tout perdu.
La pluie menace, précédée de son humidité qui fait froid dans le dos, dans la nuque. Au-dessus des immeubles en enfilade, tout droit là-bas, les énormes nuages bleu foncé, gris, se bousculent, poussés par le vent. Le soleil les éclaire par en dessous, ils défilent en silence sur la scène du ciel bordée d’une fine rampe de lumière diffuse. Leur noirceur, gigantesque, impalpable, demeure suspendue au-dessus d’eux. Ils portent sur leurs épaules leurs paquets de larmes. Ils glissent sans bruit sur la voûte pour ne rien heurter, ne rien provoquer qui décencherait une crise, un orage. Enlevez-leur la pluie, le drame, la colère qui sourd en eux, et les voilà qui éclatent, ils fondent et disparaissent à jamais.
Assis sur le béton humide, la pluie l’imprègne. Il crache par terre. Un battement d’ailes se rapproche, un oiseau de l’hiver, noir et gris, pourfend le ciel, libre lui aussi, solitaire, tant que ses ailes lui donnent la force d’aller au loin. Ses paupières se ferment. Il n’a presque pas dormi la nuit dernière, excité par l’aube prochaine qui le libèrerait. Il s’est assoupi dans un relent de tristesse, une pulsation humide du cœur, un coup de marteau sur l’eau, sa tristesse c’est lui-même, un miroir trouble où s’agglutinent les lambeaux du passé.
Un bâillement de soleil perce entre les nuages. Des gouttelettes cristallines brillent au bord des gouttières. Là-bas la poussière du boulevard a disparu, lavée, les trottoirs frais luisants clapotent sous les pas pressés. Un petit café chaud ? Sa vue se trouble. Et si Sara était déjà passée devant lui, et qu’il ne l’ait pas reconnue ? Elle aurait pu changer de coiffure… N’empêche, même avec une perruque et des lunettes noires il la reconnaîtrait. De toute façon elle ne tardera plus. Un signe quelque part, un bourdonnement d’oreille l’aura prévenue.
Le ciel se couvre maintenant. Il ne sait pas combien d’heures se sont écoulées. Il termine une autre cigarette. Il n’a pas bougé, le cul dans la pierre, le corps devenu pierre. Un flic l’a repéré, méfiant, mais non, il n’a rien trouvé à lui reprocher en fait. Deux tapineuses l’ont observé un moment en se moquant de lui, ce drôle de type immobile et trempé. Il avait oublié qu’on pouvait faire attention à lui autrement que pour vérifier ses urines.
Le froid le saisit aux épaules. Il frissonne. Il ne faisait jamais vraiment froid à l’hôpital. La chaleur n’existait pas non plus à vrai dire. Même la température avait quelque chose d’aseptisé. A quelle heure tombe donc la nuit en cette saison ? Trop tôt, sûrement. On va voir. Sara ne le reconnaîtra peut-être pas s’il fait nuit. De loin, elle pourrait même le prendre pour un vagabond. Et s’il avait vieilli, au point qu’elle prenne peur en le reconnaissant, lui qu’elle avait pourtant tenu dans ses bras, si fort ?
Les réverbères s’allument un à un, timidement. Au moins ces reflets orange lui adouciront-ils un peu les traits. Il reprend confiance, allez, ces grandes retrouvailles ne peuvent échouer, il ne faut pas avoir peur. Il s’efforcera d’être gentil, doux, il sera pour elle l’homme qui aime le plus doucement du monde.
Encore un frisson. La liberté est-elle donc si froide ? Le soir, la nuit bientôt… Il se sent heureux, soudain, un élan passager, l’air le remplit d’air, il gonfle, plein d’un gros vide serein, grotesque. Un mauvais élève devenu exemplaire, assis sur un plot ridicule, j’ai été long Sara mais tu vois, je l’ai apprise ma leçon, j’ai compris, tu peux venir, je me transforme en pierre pour t’attendre, tu auras ma statue au coin de ta rue, qu’est-ce que tu dis de ça.
Dans le petit café, les verres et les couverts tintent et se répondent, les voix se brouillent dans les graves, des frottements indistincts effacent les bruits en un souffle, puis ils renaissent aussitôt, amplifiés. Il n’est plus habitué à cette ambiance où les sons le distrayent, l’attirent, l’agacent. Il doit réapprendre à se concentrer. D’autant plus que la perspective maintenant est différente. Pour apercevoir l’entrée de l’immeuble de Sara, il faut se pencher et tourner la tête. Son premier poste d’observation, aussi inconfortable qu’il était, lui permettait au moins d’appréhender l’arrivée de Sara, de loin et sans effort.
La petite table est froide sous les mains. Un courant d’air insidieux s’infiltre par une jointure usée de la vitre. Au pied du bar, entre les jambes de pantalon fatiguées, poussent des tickets, des cartes, des enveloppes de sucre. Il tourne vivement la tête vers la rue. Un seul instant de distraction et Sara passerait sans même l’apercevoir.
Il termine en hâte ce café froid qui persiste au fond de la tasse. Ouste, la sentinelle doit retourner à son poste.
Retourner.
La voilà.
Les bras chargés de paquets, elle s’approche de la porte de l’immeuble. Fichu coloré sur les cheveux, long manteau gris sombre, bottines à talon, front pâle, rouge léger sur les lèvres, mains empressées, beauté vive, insaisissable. D’un battement de cils il la photographie, oh, elle porte des lunettes maintenant, tiens, cela ajoute un mystère à son regard.
Il se dresse d’un coup, son genou percute la table, il grimace, la douleur remonte sans pitié, c’est l’angle dur qui a tapé, en plein dans la rotule. Un tas de clients mous l’empêchent de passer. On l’attrape par le bras, il ne peut plus avancer. Le serveur lui hurle dans l’oreille, il ne comprend rien, ah, il est question d’argent.
Sara pose ses paquets sur le trottoir. Elle consulte son téléphone portable d’une main agile, de l’autre elle tapote sur le digicode.
Le serveur menace, ses doigts nerveux s’enfoncent dans le bras, ils ne s’en iront pas jusqu’à ce qu’un billet de cinq, froissé, ne l’apaise. La dette payée n’empêche pas l’insulte, le « salopard », la bousculade. Pas le temps de lui coller un poing, à celui-là. Il faut sortir.
Dehors, le souffle d’air glacé. Qu’il est loin cet immeuble, de l’autre côté de la rue, avec la jambe qui traîne, le genou raide, la douleur qui empêche, les voitures hurlant dans tous les sens.
La silhouette de Sara disparaît, avalée par le petit couloir de l’entrée, derrière la porte vert sombre.
Il reste debout sur le trottoir, coincé, la jambe à demi pliée. Six heures, sept heures d’attente, dix heures, qu’importe pourvu que Sara existe encore. Elle portait des paquets, des cadeaux peut-être, pour qui ? Il prend son élan sans regarder, il traverse en courant, sur une jambe, c’est ridicule mais tant pis, il échappe aux klaxons. Il y a un crissement de pneus. Il fait un bond sur le trottoir d’en face et l’instant suivant, le front sur la porte de l’immeuble, il frappe du poing.
Les coups résonnent. Il colle son oreille, l’écho du vide, il guette les pas, les bottines. Elle a disparu. Il frappe une seconde fois. Il reste là, essoufflé.
Il recule en levant la tête. Elle va rentrer dans l’appartement. Il écrase le pied d’un passant en reculant, il reçoit une claque dans le dos. Son genou lui rappelle la douleur. Il se traîne jusqu’à l’autre côté, d’où il voyait mieux. Il voyait tout. Il n’aurait jamais dû bouger ; quand on attend il faut rester là, jusqu’au bout, ne rien faire, attendre, c’est la loi.
Il se laisse tomber sur le plot. Il serre les dents.
Les fenêtres du sixième.
Il ouvre la bouche comme pour rire. Aucun son ne sort, à peine un gargouillis. Il rit en sourdine, menton en l’air. Une lumière s’allume, ça y est, le point lumineux, jaune, du phare dans la nuit tombée, bleue.
Elle a jeté son manteau sur un fauteuil. Elle retire ses bottines d’un geste désinvolte. Elle épluche rapidement son courrier. Elle laisse ses paquets dans l’entrée, elle verra après, de toute façon ils ne vont pas s’en aller. Le plus urgent c’est le bain. La petite fenêtre, sur le mur à l’angle de la baignoire s’illumine elle aussi. Jamais Sara ne ferme les volets de la salle de bains, elle prétend que personne ne peut la voir bien qu’il lui ait démontré que le voisin d’en face, ce pervers, depuis son balcon du septième, en face… L’eau coule à gros bouillons. Elle ajoute des sels ou de la mousse. En attendant que le bain soit prêt, direction la cuisine, cette fois la lumière est teintée de rouge, à cause des rideaux, tiens elle a changé les rideaux. Elle grignote un biscuit, un bout de pain qui l’attend, lui aussi, depuis le matin. Quelqu’un lui a laissé un message, peut-être deux, elle hésite avant de rappeler, non, après le bain ce sera mieux.
Il ne bouge pas, fasciné par ces petites lumières qui s’agitent là-haut. Il ne sent plus la douleur. La nuit, fraîche, s’aventure. Ne manque plus qu’une lune aux deux tiers, qui attend son heure, de l’autre côté de l’immeuble. Elle ne tardera pas à s’emparer du ciel. Ce sera l’heure où les rêves deviennent solides, résistants, l’heure où tout peut recommencer.