Aurélie Guiot
Borders
Dans un futur proche.
Aloïs quitta son bureau à 18h et se rua dans le métro. La précipitation lui fit bousculer d'anonymes voyageurs, manquer une marche dans l'escalator. Il arriva chez lui en un temps record, il n'était pas encore 18h30. Justement à 18h30 une sonnerie retentit. Un rappel de son téléphone. « Et merde ! » soupira-t-il. Voilà, il avait oublié, ce soir il avait donné rendez-vous à ce type, Sacha, un vieux copain de BTS. Quel idiot. Alors que justement il voulait être tranquille. L'ennui est qu'il avait déjà par deux fois repoussé ce rendez-vous. Une troisième fois et il pourrait tirer un trait sur ce mec. « En même temps … Quelle importance ? »
Il décapsula une bière et pesa le pour et le contre. Ce soir était diffusé la finale de Borders. Bien sûr, il pouvait aller boire un coup avec Sacha et regarder d'un œil la vidéo. Mais ce n'était pas très sympa, surtout face à un type qu'on a pas vu depuis des années. Il posa sa bouteille, prit son téléphone. « Ouais, Sacha ? C'est Aloïs... Ouais... Ça va, ça va. Dis moi, on s'était dit qu'on prenait un pot ce soir ? ... ça tient toujours bien sûr, attends, je vais pas te planter trois fois ! Bon, je voulais te proposer carrément de passer à l'appart'. Je pensais mater Borders, si ça te dit aussi... Quoi ! Tu connais pas ? … Hé mais t'étais où ces derniers mois … Bon, on fait ça... Ouais, d'ici une heure... Ok. Je t'envoie l'adresse... Salut mec. »
Aloïs pris une douche et rangea grossièrement son appartement en faisant des piles qu'il déposa sur des étagères. Peu avant 20h, Sacha sonna à l'interphone. La caméra ne marchait plus depuis deux ou trois mois. Aloïs ouvrit. Il ne craignait pas grand chose. Surtout dans le quartier où il habitait. Un quartier sûr et dynamique qu'il adorait. « Hello ! » dit-il en ouvrant la porte. Ils échangèrent une chaleureuse poignée de main. Sacha lui tendit une bouteille de vin emballée dans du papier kraft. Aloïs le remercia et lui proposa de se faire livrer à manger. Ils optèrent pour un wok. Aloïs expliqua que la nourriture correspondait bien aux alléchantes photos et qu'il avait l'habitude de commander avec cette application, il pouvait lui faire confiance. Ils s'installèrent dans le salon devant une bière, prirent de leurs nouvelles. Cinq ans qu'ils ne s'étaient pas vus. Ils avaient fait une partie de leurs études ensemble. Ils avaient perdu contact mais étaient restés amis sur les réseaux sociaux. A l'occasion d'un post au sujet d'un concert auquel avait assisté Sacha, Aloïs avait fait un commentaire, c'était un groupe qu'il aimait aussi et le dialogue s'était renoué, ils avaient dit qu'ils devaient se revoir. Après plusieurs tentatives infructueuses, ils se retrouvaient là, à se raconter les interstices manqués de leurs existences. Sacha avait trouvé du boulot dans une boite à Courbevoie. Quel hasard ! Aloïs travaillait à Levallois, c'était vraiment pas loin. Ils parlèrent des transports pour se rendre au boulot, une vraie galère. Ils parlèrent ensuite de leur vie amoureuse. Aloïs avait été avec une fille pendant cinq ans mais ils s'étaient finalement séparés. Elle voulait se poser, avoir un enfant. Aloïs non, mais maintenant il regrettait, il n'avait jamais retrouvé une fille comme elle. Il était devenu un adepte des applications de rencontres sans en être toujours satisfait. D'un côté, il aimait cette légèreté et d'un autre il hésitait à construire quelque chose de plus solide. En attendant, il en profitait. Il s'inquiéta un peu quand Sacha lui raconta que lui aussi avait rompu avec sa copine de l'époque et qu'il s'était mis à fréquenter les sites de rencontres pour filles mais aussi pour mecs et que pour le moment, il avait bon espoir en sa dernière conquête même si le mec avait dix ans de plus que lui. Ils se voyaient peu car il était très souvent en déplacement pour un travail dont il n'avait pas bien compris la teneur. Ils s'étaient tout de même fiancés, se faisant tous deux tatouer la même bague à l'annulaire droit. Doigt que Sacha exhiba afin qu'Aloïs puisse en examiner la double ligne bleue marine qui s'enroulait autour de la plus basse phalange. Le trait du bas était plus épais que celui du haut, cela symbolisait leurs deux entités, différentes mais complémentaires, fortes et fragiles, enfin toute une rhétorique adjectivale pour publicité de moutarde qui rassura tout de même un peu Aloïs qui constatait que Sacha n'était pas venu uniquement pour lui, qu'il n'y avait pas de réel malentendu à ce sujet. Pour mettre un terme à toute ambiguïté, il prit son téléphone, montra plusieurs profils de jolies filles à son invité, en sélectionna certains dans l'espoir d'une rencontre.
Borders allait débuter. Aloïs connecta son téléphone à l'immense écran qui trônait dans son salon mal décoré. Des images de publicités apparurent. Encore cinq minutes. « Alors tu ne connais pas ? » demanda-t-il à Sacha. Bien sûr, Sacha avait entendu parler du phénomène, mais non, il n'avait jamais regardé. Il était gêné de dire cela mais il trouvait ça un peu malsain. Malsain. Le reproche classique que l'on faisait à cette émission. Pour Aloïs, c'était un reproche d'intellectuels pédants ne voulant pas voir que le monde et ce qui s'y déroule est un spectacle et que cette bien-pensance les enferme dans une tour d'ivoire. Sacha écoutait ses arguments sans trop rien dire, il valait mieux ne pas se fâcher avec un type avec qui il allait passer sa soirée en tête à tête. Il se fit raconter les épisodes précédents. Borders était une émission de vidéo-réalité qui mettait six candidats en immersion dans un pays en guerre et suivait leur parcours de survie. Ils investissaient dans l'émission une importante somme et cette mise pouvait être décuplée s'ils arrivaient à rejoindre Rome. Le projet était en effet à la base italien mais était en fait devenu une coproduction européenne parmi laquelle on trouvait des producteurs britanniques, hongrois, grecs, hollandais ou lituaniens. Une première édition avait avorté l'année dernière en raison d'une mauvaise préparation. L'équipe de tournage, dont la sécurité était trop menacée, avait du quitter l'Irak, premier pays choisi pour l'émission. Les producteurs avaient persévéré et revu la structure du projet. Cette année l'équipe de tournage n'avait pas quitté l'Europe, se contentant d'y réaliser des portraits des candidats avant leur départ. Le pays choisi était cette fois la Turquie et les six participants avaient été largués dans l'est, derrière la zone de conflit. Ils étaient eux mêmes équipés de caméras ce qui avait permis d'éliminer l'équipe de tournage et les risques inhérents à sa présence. Leur objectif était de repasser la ligne de front et de rentrer en Europe aux côtés des nombreux réfugiés de la région. Bien sûr, on les avait démuni de leur passeport. Borders avait commencé à rencontrer un véritable succès populaire quand un des participant, un Allemand d'origine turque, avait été tué en essayant de passer la ligne de front. Bien sûr, on avait accusé la production de se faire de l'argent sur le dos de la misère humaine et de la guerre. Il y avait même eu quelques manifestations de protestation et tribunes d'opposition sur le web mais le nombre de spectateurs avait connu une augmentation exponentielle et les recettes publicitaires aussi par la même occasion. Après tout, Borders montrait enfin la réalité de la guerre et de l'exode de l'intérieur, comme jamais. Comme aucun documentaire ou aucun témoignage ne pourrait le faire. Si le phénomène faisait encore débat, peu de monde souhaitait revenir sur son existence, et les spectateurs restaient pendus à ses développements.
Aloïs présenta à Sacha les candidats restants alors que l'émission commençait. On pouvait la voir en replay mais pour beaucoup le suspense était trop fort, ils attendaient avec impatience la première mise en ligne. D'autant que pour deux candidats le voyage semblait toucher à sa fin. Il y avait eu l'Allemand tué au bout de deux semaines. Suite à cela, trois candidats avaient préféré abandonner, quitte à perdre leur mise. Un Polonais, un Roumain et une Espagnole. Ils avaient été rapatriés par la production. On avait craint un arrêt de l'émission. Mais restaient en lice un Français et un Grec. Et les producteurs s'étaient accrochés. Dans le dernier épisode, ces deux là étaient dans un camp de réfugiés sur l'île de Chypre, avaient réussi à récolter suffisamment d'argent pour payer des passeurs et attendaient le départ d'un bateau qui devaient accoster dans le sud de l'Italie. De là, ils avaient prévu de prendre un train jusqu'à Rome ou d'y aller à pied. Dans ce cas, espéré, la production se réservait le luxe d'un épisode supplémentaire.
Après l'interminable page de publicité, l'émission s'ouvrit sur un plan subjectif. Une couverture grise de lit de camp. Dessous, des genoux. « Tous les plans sont ainsi, en caméra subjective » expliqua Aloïs. Il trouvait cela génial. Ça ajoute au mystère. On n'avait quasiment jamais vu le visage des candidats, sauf au cours du premier épisode de présentation et les rares fois où ils se filmaient les uns les autres. Mais maintenant qu'il n'en restait que deux et qu'ils n'étaient pas ensemble, le spectateur n'avait plus d'image des participants, il disposait uniquement de celles qu'ils filmaient avec la petite caméra dissimulée dans leur casquette. Une fois ou deux, l'un d'entre eux avait eu l'ingénieuse idée de filmer un miroir pour pouvoir faire profiter de son visage aux spectateurs. Cela avait été très apprécié. Les commentaires sur le site avaient été très nombreux. Les genoux bougèrent. Maintenant des pieds, le sol. Un brusque sursaut en arrière. D'un haut-le-coeur on découvrait la pièce dans laquelle se trouvait Anton. « Celui-ci c'est le Français » précisa Aloïs. Sacha s'émerveilla subitement. Il nota que son petit ami s'appelait Anton également. Aloïs fit remarquer que c'était un prénom assez commun, son cousin s'appelait pareil. Sacha minimisa son extase de garçon amoureux et riva de nouveau ses yeux sur l'écran. Le Français se trouvait dans un camp de réfugiés. Dans une immense salle sans ornements aucuns, des rangées de lits s'alignaient. Parfois, certains d'entre eux étaient entourés de paravents de fortune. Difficile recherche d'une intimité perdue. Il se leva de son lit et se dirigea vers un couloir menant à une autre grande pièce. Visiblement une sorte de cuisine. Il était 7h36 du matin. Des gens faisaient la queue. Ils avaient dans les mains quelques billets qu'ils serraient précieusement et bien sûr leur smartphone. Hommes, femmes, enfants. Beaucoup de femmes avec enfants. La file avançait lentement, les gens parlaient entre eux. Le Français en salua certains. Cela faisait près de dix jours qu'il était dans ce camp turc de l'île de Chypre. Il avait noué quelques contacts indispensables à sa survie et à la poursuite de son voyage. « Ce mec est hyper débrouillard » s'exclama Aloïs, « c'est pas parce qu'il est Français que je suis pour lui, mais je suis sûr qu'il va réussir à s'en tirer, à être le tout premier gagnant de Borders ! » A ce moment là, il y eu une sorte de jingle de l’émission dont le nom s'afficha en énorme sur l'écran. Puis il y eut de la publicité. Ça ne faisait même pas dix minutes que ça avait commencé. « Il faut bien financer la production » rétorqua Aloïs.
L'émission reprit, dévoilant une cour inondée de soleil parsemée de corps alanguis à la recherche d'un coin d'ombre. Des corps fatigués, encombrés de sacs de voyage. La caméra vira brusquement vers une entrée plongée dans la pénombre. « Lui c'est Hermias, l'autre candidat. Il est dans le même camp que le Français mais il ne s'est pas encore enregistré. Il y a tellement de réfugiés qui passent par là que tous ne peuvent être logés au camp. C'est pour ça qu'il faut qu'il y ait un important turn over. Les passeurs officiels sont débordés. Du coup, si tu peux pas rentrer officiellement dans le camp, tu restes dans les camps officieux installés autour, les conditions de vie y sont encore plus difficiles. Et tu finis par faire appel à des passeurs officieux, c'est vachement plus cher et c'est plus risqué. Tu risques de tomber sur des mecs qui t'escroquent, des filières louches, on sait pas trop ce qui peut arriver. » Hermias se dirigea vers la porte, entra dans le bâtiment. Là aussi des gens faisait la queue. Mais il n'y avait que quatre ou cinq hommes devant lui. Son tour arriva vite. Il s'assit devant un bureau. De l'autre côté, un type en uniforme ouvrit un dossier et lu ça et là quelques documents qu'il contenait. « C'est fou qu'ils en soient encore au papier ! » remarqua Sacha. Puis le type en uniforme prit le téléphone du Grec et le compulsa comme il l'avait fait avec le dossier papier. Visiblement, il avait l'air de douter de certains éléments, notamment de la nationalité d'Hermias. « Le Français est passé beaucoup plus facilement » dit Aloïs, « même si les mecs se demandaient ce qu'il pouvait bien foutre en Turquie. Être Grec ça le fait moins. Beaucoup de Turcs ou de Syriens se font passer pour des Grecs. Je pense qu'il aurait du mentir, essayer de se faire passer pour Italien par exemple, c'est mieux. » Sacha rétorqua que c'était idiot puisqu'il était vraiment Grec, donc aussi Européen. « Il y a Européen et Européen » lui répondit Aloïs, qui maintenait qu'il aurait du essayer de se procurer des faux documents plutôt que tenter de prouver sa véritable identité. « C'est ça le jeu, aussi » ajouta-t-il dans un sourire. Une brève sonnerie retentit. Une alerte du téléphone. Aloïs fit glisser ses doigts sur l'écran. Une courte vidéo de jeune femme vient se loger dans un coin de la télé tandis que l'interrogatoire du Grec se poursuivait. « Regarde qui m'a répondu ! Elle est pas mal non ? » Sacha trouvait la fille sans intérêt, sans charme, presque vulgaire mais il préféra ne rien avouer. Décidément, ils n'avaient plus guère de goûts en commun. Aloïs pensa que comme Sacha s'intéressait aux mecs, il était difficile pour lui d'avoir un avis sur la question. Sacha s'imagina justement Aloïs en train de se faire cette réflexion mais il n'eut pas la force de le contrecarrer. Aloïs engagea une conversation banale sur le physique soit-disant avantageux de la fille, qui en fut rapidement très flattée. « Je commence toujours par le physique » dit Aloïs, « ça c'est assez facile, après ça se corse quand on aborde le reste, tu tombes vite sur une fille qui te parle trop vite de gosses ou alors qui est conne. » C'est sûr que c'est le risque pensa Sacha en regardant Aloïs qui continuait l'échange avec la fille alors qu'Hermias se faisait toujours cuisiner par le type du camp. Il ne savait plus quoi suivre alors il se mit à penser au sourire de son Anton, à cet insaisissable visage aimé. Soudain, l'image à côté de la fille changea. A Borders, on était repassé avec le Français. Un jogging rouge enjambait le rebord d'une grande barque à moteur. Une vingtaine de personnes pouvaient s'y tenir, on en fit entrer une trentaine. Aloïs cessa la conversation avec la fille quand la caméra fut aspergée d'eau de mer au moment du départ du bateau. « Putain ! Il est parti ! » hurla Aloïs, « ce mec est trop fort. » Sacha fit remarquer qu'il était loin d'être arrivé à destination. Mais il avait semé le Grec, nota son hôte. Il est en pôle position alors que l'autre n'a même pas réussi à entrer dans le camp de réfugiés officiel. La mer que filmait maintenant la caméra du Français occupait tout l'écran de télévision. La fille avait disparu. Aloïs en conclut qu'elle regardait aussi Borders et qu'en ce moment crucial il était difficile de faire autre chose en même temps. Sacha se dit qu'elle l'avait peut-être juste trouvé con.
Un tissu essuya la caméra. Elle montrait l'intérieur de la barque, les gens assis, tassés les uns contre les autres, presque tous vêtus du même modèle orange de gilet de sauvetage. Tous fatigués, tous grelottant dans leurs vêtements vite trempés par la Méditerranée. Tous serrant contre eux les affaires de toute une vie rangées dans un sac à dos, un sac de sport, lui même emballé dans un ou deux sacs plastiques afin de tenter de le rendre le plus étanche possible. La barque se soulevait mollement au rythme des vagues. Personne ne parlait. On entendait parfois un gémissement, une sorte de pleurs. C'était une jeune femme. Un type à côté d'elle essayait de la rassurer en lui caressant les cheveux. C'était vraiment une image attendrissante, comme le fit remarquer Aloïs en proposant à son invité d'ouvrir la bouteille de vin qu'il avait apporté. Une sonnerie retentit. Cette fois c'était l'interphone. Leur bouffe devait être arrivée. Timing parfait pensa Aloïs en allant ouvrir au livreur qui lui tendit les plats en lui demandant où en étaient les candidats. C'était fou. La France entière devait suivre l'émission. Il avait déjà payé via l'application, il renseigna le livreur sur l'avancement de Borders et claqua la porte derrière lui. On l'entendit au loin dévaler les escaliers. Aloïs revint au salon, posa sur la table les deux woks dans leur emballage cartonné jetable et deux beaux verres ballon de vin grenat. Un instant, en regardant la table, il eut le sentiment de vivre quelque chose de vrai, de sincère, s'apprêtant ainsi à manger un bon repas avec un compagnon réellement présent à ses côtés. Il eut presque envie de toucher Sacha, de se rendre compte à quel point il était vraiment là, mais il se rappela ses penchants pour les hommes et se dit que cela n'était pas une bonne idée et pourrait prêter à confusion.
Sacha était absorbé par l'écran. Pendant qu'Aloïs était allé récupérer la commande, on avait retrouvé le Grec. Visiblement ce dernier avait été refoulé du camp officiel. Il était en train de discuter avec des types adossés à un grillage. Aloïs demanda ce qu'il avait raté. Le Grec avait discuté avec des passeurs officieux puisque maintenant il n'avait plus aucune chance d'intégrer le camp officiel. La traversée de la Méditerranée allait lui coûter une somme astronomique. Il était coincé à Chypre. Il fallait bien qu'il vive, qu'il mange, qu'il dorme. Ses réserves d'argent allaient s'épuiser s'il ne parvenait pas à déguerpir rapidement. Retourner en Turquie revenait à faire une marche arrière fatale. Il semblait sur le point d'abandonner la partie. S'il abandonnait, il devait se rendre à Istanbul et de là la production viendrait le récupérer. Il allait perdre un pognon fou. Mais c'était semble-t-il la seule chose censée à faire. La traversée allait lui coûter plus cher que sa mise de départ et avec des passeurs officieux il avait moins de chances d'arriver à destination que le Français. Il était dans une impasse. Les mouvements hésitants de la caméra reflétaient sa propre indécision. Il filmait le sol jaune pâle, poussiéreux, puis la mer, au loin, d'un bleu profond. Les sursauts de l'image épousaient les vagues, comme si son regard avait prit la mer. Puis il revenait se river au grillage du camp impénétrable qui l'avait rejeté sur le rivage inondé de soleil. La télévision d'Aloïs, d'une gamme de prix élevée, rendait très bien les couleurs, la scène n'en était que plus poignante. « Il va abandonner ! » hurla Aloïs. Sacha fut dégoûté du plaisir que procurait à son hôte l'échec du candidat grec. Ce mec allait sûrement rester endetté à vie. Une existence de misère allait s'offrir à lui dès son retour en Europe. Et oui, ça y est, Hermias décidait de partir vers Istanbul, il venait d'abandonner. Un nouveau jingle bruyant et fluo apparut. Une nouvelle page de publicité occupa l'écran. Aloïs, qui venait de terminer sa nourriture, s'enfonça dans son canapé, tel un boxeur terrassé. « Et voilà » murmura-t-il, « il n'en reste plus qu'un. »
Le téléphone d'Aloïs vibra à plusieurs reprises. Il avait reçu une dizaine de messages de ses amis ou connaissances commentant la décision d'Hermias. Dans le lot, se trouvait également une réponse d'une des filles sélectionnées avant le début de l'émission. En substance, elle disait qu'elle le trouvait beau gosse, qu'elle n'habitait pas loin et qu'ils pourraient se rencontrer. C'était encore plus direct que celle de tout à l'heure. Aloïs sourit en se disant qu'il pourrait sûrement baiser d'ici ce soir, dès que Borders serait terminé et qu'il aurait congédié Sacha. Il répondit à quelques messages mais n'eut pas le temps de répondre à la fille. L'émission reprit. Une musique tragique, type fin-de-peplum, dégoulinait des enceintes. De nouveau, on se retrouvait dans le bateau, qui naviguait cette fois en pleine mer et tanguait violemment. Le ciel était clair mais le vent sifflait contre le micro. Il nourrissait des vagues immenses qui faisaient s'élever le bateau de deux ou trois mètres puis l'abandonnaient soudain, se dérobaient sous lui, le laissaient s'écraser contre l'eau en un fracas d'éclaboussures et de cris. À l'intérieur tous étaient trempés, éreintés. Les gerbes d'eau salée arrosaient les réfugiés à chaque plongeon de la barque dans la mer démontée. Certains la recevaient dans leurs yeux scellés par le sel, d'autres, à l'avant, faisaient des bonds, tapant leur coccyx meurtri contre les bancs. Tous étaient chahutés, perdaient l'équilibre, le retrouvait, tenaient leur affaires contre leur poitrine trempée. On se demandait comment ce rafiot allait atteindre l'Italie. Où étaient-ils ? Avaient-ils seulement dépassé les côtes grecques ? Ils serraient tant bien que mal tout ce à quoi ils pouvaient s'accrocher. Personne ne parlait. On ne savait pas qui conduisait le bateau. Quelqu'un derrière Anton probablement. Que la caméra ne nous laissait pas voir. L'angle restait le même. La caméra bougeait au rythme des vagues. Elle se levait sur la mer, puis se baissait brutalement sur les genoux du Français et ses mains qui serraient le banc de plastique. Il ruisselait. Il grelottait comme tous les autres. L'eau devait être gelée. Il portait plusieurs pantalons, un jogging rouge sur un jean, une doudoune, des gants. Il prit le risque d'enlever ces derniers afin de mieux tenir le banc car à l'intérieur ses doigts restaient frigorifiés. L'opération lui fit perdre l'équilibre. L'image se redressa. De nouveau, les vagues, puis les genoux et les mains serrées. Nues cette fois. Aloïs regarda ces mains sur l'écran immense. Il vit le tatouage à l'annulaire, une ligne brune qui faisait le tour de la phalange. Sacha l'avait-il remarqué aussi ? Tous deux étaient graves, ne disaient rien, absorbés par la télévision. Un message apparut sur l'écran, barrant les visages hagards : « T'habites où ? » demandait la fille. Aloïs interpréta le message, la fille était « à fond ». Il se demanda s'il fallait répondre de suite. « Elle a l'air d'être sur plusieurs coups en même temps » analysa-t-il. Elle joue la rapidité et la proximité. Aloïs connaissait cette tactique, il la pratiquait également. Avec ces deux informations, temps de réponse et proximité spatiale, elle effectuerait un savant calcul à deux inconnues x et y et obtiendrait un résultat R ou indice distance-temps. Au final, elle irait avec le mec dont l'indice serait le plus faible. « 16 rue Myrha » tapa Aloïs sur son téléphone. La réponse s'afficha presque instantanément « Au 21 ! Elle habite la même rue ! » s'exclama Aloïs. Sacha se demandait pourquoi, au vu de cette incroyable déduction, son camarade n'avait pas tenté les concours des grandes écoles et surtout combien de temps il allait s'occuper de cette fille alors que le sort d'Anton était plus que jamais en péril. A ce moment, la caméra filma brutalement le ciel puis des formes indéfinissables, puis de l'eau. Elle était dans l'eau. Sacha poussa un cri et serra très fort le bras d'Aloïs. Il était si choqué lui aussi qu'il n'eut pas idée de se dégager. Il ne se passa rien de plus pendant deux interminables minutes. Rien d'autre que l'image d'une eau brune. Puis la caméra refit surface, le plan précédent semblait avoir été écourté. D'abord, l'image montrait des chaussures. Plusieurs minutes après elle se redressa. On était de nouveau dans le bateau. La panique régnait. On comprenait qu'une partie des réfugiés était passée par dessus bord. Certains criaient, d'autres essayaient de lancer des vêtements en guise de corde pour remonter des naufragés. On repêchait surtout ceux qui avaient des gilets de sauvetage. Certains pleuraient, d'autres semblaient se battre ou se débattre. La confusion était totale. L'image finit par se stabiliser. Le bateau avait reprit sa course, peut-être ses occupants étaient-ils moins nombreux que tout à l'heure. Le plan changea. La production devait avoir fait un montage. Un type hurla quelque chose en turc. La côte. Peut-être celle de l'Italie. La caméra se baissa à nouveau. Anton devait être épuisé, peinait à tenir sa tête droite. Ses mains serraient nerveusement ses genoux. Aloïs et Sacha remarquèrent alors qu'il n'y avait plus de tatouage sur la main droite et que le pantalon était en toile beige. Un message s'afficha alors sur l'écran. La fille proposait à Aloïs de la rejoindre d'ici une heure.
Aloïs pris une douche et rangea grossièrement son appartement en faisant des piles qu'il déposa sur des étagères. Peu avant 20h, Sacha sonna à l'interphone. La caméra ne marchait plus depuis deux ou trois mois. Aloïs ouvrit. Il ne craignait pas grand chose. Surtout dans le quartier où il habitait. Un quartier sûr et dynamique qu'il adorait. « Hello ! » dit-il en ouvrant la porte. Ils échangèrent une chaleureuse poignée de main. Sacha lui tendit une bouteille de vin emballée dans du papier kraft. Aloïs le remercia et lui proposa de se faire livrer à manger. Ils optèrent pour un wok. Aloïs expliqua que la nourriture correspondait bien aux alléchantes photos et qu'il avait l'habitude de commander avec cette application, il pouvait lui faire confiance. Ils s'installèrent dans le salon devant une bière, prirent de leurs nouvelles. Cinq ans qu'ils ne s'étaient pas vus. Ils avaient fait une partie de leurs études ensemble. Ils avaient perdu contact mais étaient restés amis sur les réseaux sociaux. A l'occasion d'un post au sujet d'un concert auquel avait assisté Sacha, Aloïs avait fait un commentaire, c'était un groupe qu'il aimait aussi et le dialogue s'était renoué, ils avaient dit qu'ils devaient se revoir. Après plusieurs tentatives infructueuses, ils se retrouvaient là, à se raconter les interstices manqués de leurs existences. Sacha avait trouvé du boulot dans une boite à Courbevoie. Quel hasard ! Aloïs travaillait à Levallois, c'était vraiment pas loin. Ils parlèrent des transports pour se rendre au boulot, une vraie galère. Ils parlèrent ensuite de leur vie amoureuse. Aloïs avait été avec une fille pendant cinq ans mais ils s'étaient finalement séparés. Elle voulait se poser, avoir un enfant. Aloïs non, mais maintenant il regrettait, il n'avait jamais retrouvé une fille comme elle. Il était devenu un adepte des applications de rencontres sans en être toujours satisfait. D'un côté, il aimait cette légèreté et d'un autre il hésitait à construire quelque chose de plus solide. En attendant, il en profitait. Il s'inquiéta un peu quand Sacha lui raconta que lui aussi avait rompu avec sa copine de l'époque et qu'il s'était mis à fréquenter les sites de rencontres pour filles mais aussi pour mecs et que pour le moment, il avait bon espoir en sa dernière conquête même si le mec avait dix ans de plus que lui. Ils se voyaient peu car il était très souvent en déplacement pour un travail dont il n'avait pas bien compris la teneur. Ils s'étaient tout de même fiancés, se faisant tous deux tatouer la même bague à l'annulaire droit. Doigt que Sacha exhiba afin qu'Aloïs puisse en examiner la double ligne bleue marine qui s'enroulait autour de la plus basse phalange. Le trait du bas était plus épais que celui du haut, cela symbolisait leurs deux entités, différentes mais complémentaires, fortes et fragiles, enfin toute une rhétorique adjectivale pour publicité de moutarde qui rassura tout de même un peu Aloïs qui constatait que Sacha n'était pas venu uniquement pour lui, qu'il n'y avait pas de réel malentendu à ce sujet. Pour mettre un terme à toute ambiguïté, il prit son téléphone, montra plusieurs profils de jolies filles à son invité, en sélectionna certains dans l'espoir d'une rencontre.
Borders allait débuter. Aloïs connecta son téléphone à l'immense écran qui trônait dans son salon mal décoré. Des images de publicités apparurent. Encore cinq minutes. « Alors tu ne connais pas ? » demanda-t-il à Sacha. Bien sûr, Sacha avait entendu parler du phénomène, mais non, il n'avait jamais regardé. Il était gêné de dire cela mais il trouvait ça un peu malsain. Malsain. Le reproche classique que l'on faisait à cette émission. Pour Aloïs, c'était un reproche d'intellectuels pédants ne voulant pas voir que le monde et ce qui s'y déroule est un spectacle et que cette bien-pensance les enferme dans une tour d'ivoire. Sacha écoutait ses arguments sans trop rien dire, il valait mieux ne pas se fâcher avec un type avec qui il allait passer sa soirée en tête à tête. Il se fit raconter les épisodes précédents. Borders était une émission de vidéo-réalité qui mettait six candidats en immersion dans un pays en guerre et suivait leur parcours de survie. Ils investissaient dans l'émission une importante somme et cette mise pouvait être décuplée s'ils arrivaient à rejoindre Rome. Le projet était en effet à la base italien mais était en fait devenu une coproduction européenne parmi laquelle on trouvait des producteurs britanniques, hongrois, grecs, hollandais ou lituaniens. Une première édition avait avorté l'année dernière en raison d'une mauvaise préparation. L'équipe de tournage, dont la sécurité était trop menacée, avait du quitter l'Irak, premier pays choisi pour l'émission. Les producteurs avaient persévéré et revu la structure du projet. Cette année l'équipe de tournage n'avait pas quitté l'Europe, se contentant d'y réaliser des portraits des candidats avant leur départ. Le pays choisi était cette fois la Turquie et les six participants avaient été largués dans l'est, derrière la zone de conflit. Ils étaient eux mêmes équipés de caméras ce qui avait permis d'éliminer l'équipe de tournage et les risques inhérents à sa présence. Leur objectif était de repasser la ligne de front et de rentrer en Europe aux côtés des nombreux réfugiés de la région. Bien sûr, on les avait démuni de leur passeport. Borders avait commencé à rencontrer un véritable succès populaire quand un des participant, un Allemand d'origine turque, avait été tué en essayant de passer la ligne de front. Bien sûr, on avait accusé la production de se faire de l'argent sur le dos de la misère humaine et de la guerre. Il y avait même eu quelques manifestations de protestation et tribunes d'opposition sur le web mais le nombre de spectateurs avait connu une augmentation exponentielle et les recettes publicitaires aussi par la même occasion. Après tout, Borders montrait enfin la réalité de la guerre et de l'exode de l'intérieur, comme jamais. Comme aucun documentaire ou aucun témoignage ne pourrait le faire. Si le phénomène faisait encore débat, peu de monde souhaitait revenir sur son existence, et les spectateurs restaient pendus à ses développements.
Aloïs présenta à Sacha les candidats restants alors que l'émission commençait. On pouvait la voir en replay mais pour beaucoup le suspense était trop fort, ils attendaient avec impatience la première mise en ligne. D'autant que pour deux candidats le voyage semblait toucher à sa fin. Il y avait eu l'Allemand tué au bout de deux semaines. Suite à cela, trois candidats avaient préféré abandonner, quitte à perdre leur mise. Un Polonais, un Roumain et une Espagnole. Ils avaient été rapatriés par la production. On avait craint un arrêt de l'émission. Mais restaient en lice un Français et un Grec. Et les producteurs s'étaient accrochés. Dans le dernier épisode, ces deux là étaient dans un camp de réfugiés sur l'île de Chypre, avaient réussi à récolter suffisamment d'argent pour payer des passeurs et attendaient le départ d'un bateau qui devaient accoster dans le sud de l'Italie. De là, ils avaient prévu de prendre un train jusqu'à Rome ou d'y aller à pied. Dans ce cas, espéré, la production se réservait le luxe d'un épisode supplémentaire.
Après l'interminable page de publicité, l'émission s'ouvrit sur un plan subjectif. Une couverture grise de lit de camp. Dessous, des genoux. « Tous les plans sont ainsi, en caméra subjective » expliqua Aloïs. Il trouvait cela génial. Ça ajoute au mystère. On n'avait quasiment jamais vu le visage des candidats, sauf au cours du premier épisode de présentation et les rares fois où ils se filmaient les uns les autres. Mais maintenant qu'il n'en restait que deux et qu'ils n'étaient pas ensemble, le spectateur n'avait plus d'image des participants, il disposait uniquement de celles qu'ils filmaient avec la petite caméra dissimulée dans leur casquette. Une fois ou deux, l'un d'entre eux avait eu l'ingénieuse idée de filmer un miroir pour pouvoir faire profiter de son visage aux spectateurs. Cela avait été très apprécié. Les commentaires sur le site avaient été très nombreux. Les genoux bougèrent. Maintenant des pieds, le sol. Un brusque sursaut en arrière. D'un haut-le-coeur on découvrait la pièce dans laquelle se trouvait Anton. « Celui-ci c'est le Français » précisa Aloïs. Sacha s'émerveilla subitement. Il nota que son petit ami s'appelait Anton également. Aloïs fit remarquer que c'était un prénom assez commun, son cousin s'appelait pareil. Sacha minimisa son extase de garçon amoureux et riva de nouveau ses yeux sur l'écran. Le Français se trouvait dans un camp de réfugiés. Dans une immense salle sans ornements aucuns, des rangées de lits s'alignaient. Parfois, certains d'entre eux étaient entourés de paravents de fortune. Difficile recherche d'une intimité perdue. Il se leva de son lit et se dirigea vers un couloir menant à une autre grande pièce. Visiblement une sorte de cuisine. Il était 7h36 du matin. Des gens faisaient la queue. Ils avaient dans les mains quelques billets qu'ils serraient précieusement et bien sûr leur smartphone. Hommes, femmes, enfants. Beaucoup de femmes avec enfants. La file avançait lentement, les gens parlaient entre eux. Le Français en salua certains. Cela faisait près de dix jours qu'il était dans ce camp turc de l'île de Chypre. Il avait noué quelques contacts indispensables à sa survie et à la poursuite de son voyage. « Ce mec est hyper débrouillard » s'exclama Aloïs, « c'est pas parce qu'il est Français que je suis pour lui, mais je suis sûr qu'il va réussir à s'en tirer, à être le tout premier gagnant de Borders ! » A ce moment là, il y eu une sorte de jingle de l’émission dont le nom s'afficha en énorme sur l'écran. Puis il y eut de la publicité. Ça ne faisait même pas dix minutes que ça avait commencé. « Il faut bien financer la production » rétorqua Aloïs.
L'émission reprit, dévoilant une cour inondée de soleil parsemée de corps alanguis à la recherche d'un coin d'ombre. Des corps fatigués, encombrés de sacs de voyage. La caméra vira brusquement vers une entrée plongée dans la pénombre. « Lui c'est Hermias, l'autre candidat. Il est dans le même camp que le Français mais il ne s'est pas encore enregistré. Il y a tellement de réfugiés qui passent par là que tous ne peuvent être logés au camp. C'est pour ça qu'il faut qu'il y ait un important turn over. Les passeurs officiels sont débordés. Du coup, si tu peux pas rentrer officiellement dans le camp, tu restes dans les camps officieux installés autour, les conditions de vie y sont encore plus difficiles. Et tu finis par faire appel à des passeurs officieux, c'est vachement plus cher et c'est plus risqué. Tu risques de tomber sur des mecs qui t'escroquent, des filières louches, on sait pas trop ce qui peut arriver. » Hermias se dirigea vers la porte, entra dans le bâtiment. Là aussi des gens faisait la queue. Mais il n'y avait que quatre ou cinq hommes devant lui. Son tour arriva vite. Il s'assit devant un bureau. De l'autre côté, un type en uniforme ouvrit un dossier et lu ça et là quelques documents qu'il contenait. « C'est fou qu'ils en soient encore au papier ! » remarqua Sacha. Puis le type en uniforme prit le téléphone du Grec et le compulsa comme il l'avait fait avec le dossier papier. Visiblement, il avait l'air de douter de certains éléments, notamment de la nationalité d'Hermias. « Le Français est passé beaucoup plus facilement » dit Aloïs, « même si les mecs se demandaient ce qu'il pouvait bien foutre en Turquie. Être Grec ça le fait moins. Beaucoup de Turcs ou de Syriens se font passer pour des Grecs. Je pense qu'il aurait du mentir, essayer de se faire passer pour Italien par exemple, c'est mieux. » Sacha rétorqua que c'était idiot puisqu'il était vraiment Grec, donc aussi Européen. « Il y a Européen et Européen » lui répondit Aloïs, qui maintenait qu'il aurait du essayer de se procurer des faux documents plutôt que tenter de prouver sa véritable identité. « C'est ça le jeu, aussi » ajouta-t-il dans un sourire. Une brève sonnerie retentit. Une alerte du téléphone. Aloïs fit glisser ses doigts sur l'écran. Une courte vidéo de jeune femme vient se loger dans un coin de la télé tandis que l'interrogatoire du Grec se poursuivait. « Regarde qui m'a répondu ! Elle est pas mal non ? » Sacha trouvait la fille sans intérêt, sans charme, presque vulgaire mais il préféra ne rien avouer. Décidément, ils n'avaient plus guère de goûts en commun. Aloïs pensa que comme Sacha s'intéressait aux mecs, il était difficile pour lui d'avoir un avis sur la question. Sacha s'imagina justement Aloïs en train de se faire cette réflexion mais il n'eut pas la force de le contrecarrer. Aloïs engagea une conversation banale sur le physique soit-disant avantageux de la fille, qui en fut rapidement très flattée. « Je commence toujours par le physique » dit Aloïs, « ça c'est assez facile, après ça se corse quand on aborde le reste, tu tombes vite sur une fille qui te parle trop vite de gosses ou alors qui est conne. » C'est sûr que c'est le risque pensa Sacha en regardant Aloïs qui continuait l'échange avec la fille alors qu'Hermias se faisait toujours cuisiner par le type du camp. Il ne savait plus quoi suivre alors il se mit à penser au sourire de son Anton, à cet insaisissable visage aimé. Soudain, l'image à côté de la fille changea. A Borders, on était repassé avec le Français. Un jogging rouge enjambait le rebord d'une grande barque à moteur. Une vingtaine de personnes pouvaient s'y tenir, on en fit entrer une trentaine. Aloïs cessa la conversation avec la fille quand la caméra fut aspergée d'eau de mer au moment du départ du bateau. « Putain ! Il est parti ! » hurla Aloïs, « ce mec est trop fort. » Sacha fit remarquer qu'il était loin d'être arrivé à destination. Mais il avait semé le Grec, nota son hôte. Il est en pôle position alors que l'autre n'a même pas réussi à entrer dans le camp de réfugiés officiel. La mer que filmait maintenant la caméra du Français occupait tout l'écran de télévision. La fille avait disparu. Aloïs en conclut qu'elle regardait aussi Borders et qu'en ce moment crucial il était difficile de faire autre chose en même temps. Sacha se dit qu'elle l'avait peut-être juste trouvé con.
Un tissu essuya la caméra. Elle montrait l'intérieur de la barque, les gens assis, tassés les uns contre les autres, presque tous vêtus du même modèle orange de gilet de sauvetage. Tous fatigués, tous grelottant dans leurs vêtements vite trempés par la Méditerranée. Tous serrant contre eux les affaires de toute une vie rangées dans un sac à dos, un sac de sport, lui même emballé dans un ou deux sacs plastiques afin de tenter de le rendre le plus étanche possible. La barque se soulevait mollement au rythme des vagues. Personne ne parlait. On entendait parfois un gémissement, une sorte de pleurs. C'était une jeune femme. Un type à côté d'elle essayait de la rassurer en lui caressant les cheveux. C'était vraiment une image attendrissante, comme le fit remarquer Aloïs en proposant à son invité d'ouvrir la bouteille de vin qu'il avait apporté. Une sonnerie retentit. Cette fois c'était l'interphone. Leur bouffe devait être arrivée. Timing parfait pensa Aloïs en allant ouvrir au livreur qui lui tendit les plats en lui demandant où en étaient les candidats. C'était fou. La France entière devait suivre l'émission. Il avait déjà payé via l'application, il renseigna le livreur sur l'avancement de Borders et claqua la porte derrière lui. On l'entendit au loin dévaler les escaliers. Aloïs revint au salon, posa sur la table les deux woks dans leur emballage cartonné jetable et deux beaux verres ballon de vin grenat. Un instant, en regardant la table, il eut le sentiment de vivre quelque chose de vrai, de sincère, s'apprêtant ainsi à manger un bon repas avec un compagnon réellement présent à ses côtés. Il eut presque envie de toucher Sacha, de se rendre compte à quel point il était vraiment là, mais il se rappela ses penchants pour les hommes et se dit que cela n'était pas une bonne idée et pourrait prêter à confusion.
Sacha était absorbé par l'écran. Pendant qu'Aloïs était allé récupérer la commande, on avait retrouvé le Grec. Visiblement ce dernier avait été refoulé du camp officiel. Il était en train de discuter avec des types adossés à un grillage. Aloïs demanda ce qu'il avait raté. Le Grec avait discuté avec des passeurs officieux puisque maintenant il n'avait plus aucune chance d'intégrer le camp officiel. La traversée de la Méditerranée allait lui coûter une somme astronomique. Il était coincé à Chypre. Il fallait bien qu'il vive, qu'il mange, qu'il dorme. Ses réserves d'argent allaient s'épuiser s'il ne parvenait pas à déguerpir rapidement. Retourner en Turquie revenait à faire une marche arrière fatale. Il semblait sur le point d'abandonner la partie. S'il abandonnait, il devait se rendre à Istanbul et de là la production viendrait le récupérer. Il allait perdre un pognon fou. Mais c'était semble-t-il la seule chose censée à faire. La traversée allait lui coûter plus cher que sa mise de départ et avec des passeurs officieux il avait moins de chances d'arriver à destination que le Français. Il était dans une impasse. Les mouvements hésitants de la caméra reflétaient sa propre indécision. Il filmait le sol jaune pâle, poussiéreux, puis la mer, au loin, d'un bleu profond. Les sursauts de l'image épousaient les vagues, comme si son regard avait prit la mer. Puis il revenait se river au grillage du camp impénétrable qui l'avait rejeté sur le rivage inondé de soleil. La télévision d'Aloïs, d'une gamme de prix élevée, rendait très bien les couleurs, la scène n'en était que plus poignante. « Il va abandonner ! » hurla Aloïs. Sacha fut dégoûté du plaisir que procurait à son hôte l'échec du candidat grec. Ce mec allait sûrement rester endetté à vie. Une existence de misère allait s'offrir à lui dès son retour en Europe. Et oui, ça y est, Hermias décidait de partir vers Istanbul, il venait d'abandonner. Un nouveau jingle bruyant et fluo apparut. Une nouvelle page de publicité occupa l'écran. Aloïs, qui venait de terminer sa nourriture, s'enfonça dans son canapé, tel un boxeur terrassé. « Et voilà » murmura-t-il, « il n'en reste plus qu'un. »
Le téléphone d'Aloïs vibra à plusieurs reprises. Il avait reçu une dizaine de messages de ses amis ou connaissances commentant la décision d'Hermias. Dans le lot, se trouvait également une réponse d'une des filles sélectionnées avant le début de l'émission. En substance, elle disait qu'elle le trouvait beau gosse, qu'elle n'habitait pas loin et qu'ils pourraient se rencontrer. C'était encore plus direct que celle de tout à l'heure. Aloïs sourit en se disant qu'il pourrait sûrement baiser d'ici ce soir, dès que Borders serait terminé et qu'il aurait congédié Sacha. Il répondit à quelques messages mais n'eut pas le temps de répondre à la fille. L'émission reprit. Une musique tragique, type fin-de-peplum, dégoulinait des enceintes. De nouveau, on se retrouvait dans le bateau, qui naviguait cette fois en pleine mer et tanguait violemment. Le ciel était clair mais le vent sifflait contre le micro. Il nourrissait des vagues immenses qui faisaient s'élever le bateau de deux ou trois mètres puis l'abandonnaient soudain, se dérobaient sous lui, le laissaient s'écraser contre l'eau en un fracas d'éclaboussures et de cris. À l'intérieur tous étaient trempés, éreintés. Les gerbes d'eau salée arrosaient les réfugiés à chaque plongeon de la barque dans la mer démontée. Certains la recevaient dans leurs yeux scellés par le sel, d'autres, à l'avant, faisaient des bonds, tapant leur coccyx meurtri contre les bancs. Tous étaient chahutés, perdaient l'équilibre, le retrouvait, tenaient leur affaires contre leur poitrine trempée. On se demandait comment ce rafiot allait atteindre l'Italie. Où étaient-ils ? Avaient-ils seulement dépassé les côtes grecques ? Ils serraient tant bien que mal tout ce à quoi ils pouvaient s'accrocher. Personne ne parlait. On ne savait pas qui conduisait le bateau. Quelqu'un derrière Anton probablement. Que la caméra ne nous laissait pas voir. L'angle restait le même. La caméra bougeait au rythme des vagues. Elle se levait sur la mer, puis se baissait brutalement sur les genoux du Français et ses mains qui serraient le banc de plastique. Il ruisselait. Il grelottait comme tous les autres. L'eau devait être gelée. Il portait plusieurs pantalons, un jogging rouge sur un jean, une doudoune, des gants. Il prit le risque d'enlever ces derniers afin de mieux tenir le banc car à l'intérieur ses doigts restaient frigorifiés. L'opération lui fit perdre l'équilibre. L'image se redressa. De nouveau, les vagues, puis les genoux et les mains serrées. Nues cette fois. Aloïs regarda ces mains sur l'écran immense. Il vit le tatouage à l'annulaire, une ligne brune qui faisait le tour de la phalange. Sacha l'avait-il remarqué aussi ? Tous deux étaient graves, ne disaient rien, absorbés par la télévision. Un message apparut sur l'écran, barrant les visages hagards : « T'habites où ? » demandait la fille. Aloïs interpréta le message, la fille était « à fond ». Il se demanda s'il fallait répondre de suite. « Elle a l'air d'être sur plusieurs coups en même temps » analysa-t-il. Elle joue la rapidité et la proximité. Aloïs connaissait cette tactique, il la pratiquait également. Avec ces deux informations, temps de réponse et proximité spatiale, elle effectuerait un savant calcul à deux inconnues x et y et obtiendrait un résultat R ou indice distance-temps. Au final, elle irait avec le mec dont l'indice serait le plus faible. « 16 rue Myrha » tapa Aloïs sur son téléphone. La réponse s'afficha presque instantanément « Au 21 ! Elle habite la même rue ! » s'exclama Aloïs. Sacha se demandait pourquoi, au vu de cette incroyable déduction, son camarade n'avait pas tenté les concours des grandes écoles et surtout combien de temps il allait s'occuper de cette fille alors que le sort d'Anton était plus que jamais en péril. A ce moment, la caméra filma brutalement le ciel puis des formes indéfinissables, puis de l'eau. Elle était dans l'eau. Sacha poussa un cri et serra très fort le bras d'Aloïs. Il était si choqué lui aussi qu'il n'eut pas idée de se dégager. Il ne se passa rien de plus pendant deux interminables minutes. Rien d'autre que l'image d'une eau brune. Puis la caméra refit surface, le plan précédent semblait avoir été écourté. D'abord, l'image montrait des chaussures. Plusieurs minutes après elle se redressa. On était de nouveau dans le bateau. La panique régnait. On comprenait qu'une partie des réfugiés était passée par dessus bord. Certains criaient, d'autres essayaient de lancer des vêtements en guise de corde pour remonter des naufragés. On repêchait surtout ceux qui avaient des gilets de sauvetage. Certains pleuraient, d'autres semblaient se battre ou se débattre. La confusion était totale. L'image finit par se stabiliser. Le bateau avait reprit sa course, peut-être ses occupants étaient-ils moins nombreux que tout à l'heure. Le plan changea. La production devait avoir fait un montage. Un type hurla quelque chose en turc. La côte. Peut-être celle de l'Italie. La caméra se baissa à nouveau. Anton devait être épuisé, peinait à tenir sa tête droite. Ses mains serraient nerveusement ses genoux. Aloïs et Sacha remarquèrent alors qu'il n'y avait plus de tatouage sur la main droite et que le pantalon était en toile beige. Un message s'afficha alors sur l'écran. La fille proposait à Aloïs de la rejoindre d'ici une heure.