Amélie Bousquet
À hue et à dia !
Je hais Cécile. Deux semaines qu’elle me tanne, plus collante qu’un post-it et plus mielleuse qu’une ruche entière, abeilles comprises. Et que je te file le seul croco rouge du paquet à la récré, et que je te laisse copier innocemment pendant l’interro d’anglais. Le tout enrobé de « Ooooh Lily, ta jupe est trooop belle, t’as le mollet de star avec ! » ou de « Tu me prêteras ton rouge ? La couleur est carrément sublime, ça fait la bouche pulpeuse à souhait ! ». J’ai résisté tel le guerrier viking, la volonté de glace, le regard fier et le cœur incorruptible. Ce qui fait que ce matin me voilà à côté d’une Cécile sautillante et rosissante, assise dans l’accorte maison de notre Seigneur, Dieu le seul et l’unique.
Autant l’avouer tout de suite, le spectacle en vaut la chandelle. Pas un genou qui dépasse d’une jupette, pas un cheveu qui bat la campagne hors de sa barrette. De la grande porte à notre droite, un flot ininterrompu de monde se déverse dans les allées, se signant à tout va. Des familles déroulent leur chapelet d’enfants, occupant à eux seuls un ou deux bancs. Ça se serre la main, ça chuchote dans un brouhaha effarant et ça court dans tous les sens. Je suis à deux doigts d’envoyer une prière au petit Jésus pour le consoler du grand n’importe quoi qui règne dans sa cambuse quand une dame chapeautée tapote le micro sur l’estrade. Aussitôt, les adultes revêtent leur costume de Border Collie et parquent les robes à smocks et les coupes au bol en rang et en ordre de taille puis leur imposent silence en quelques jappements secs. Un concert commence, enchaînant les tubes de Plus près de toi mon Dieu et Mon Seigneur est mon berger dans une explosion de voix stridentes. Mon antique voisine, au timbre chevrotant, s’époumone si fort que je m’étonne de ne pas perdre l’ouïe. Le calme revient enfin et la femme au chapeau s’en retourne s’asseoir sur un banc le long de l’estrade. Finalement, l’épreuve ne fut pas si dure et je commence à amorcer un mouvement vers la sortie quand Cécile me plaque à ma chaise avec ces mots doux :
- Qu’est-ce que tu fiches ? C’est même pas commencé !
- Très drôle ! Allez grouille avant qu’on se fasse piétiner par la foule en délire.
Mais elle ne plaisante pas. Et me voilà rassise sur le banc des suppliciés à attendre la fin de la séance de torture. Soudain, à un signal inconnu, l’assemblée au grand complet se lève et se tourne vers le fond de l’église. Je suis le mouvement et réfrène un salut hitlérien dont la haute teneur en hilarité risque de ne pas être du goût des fidèles quand un son tonitruant manque de me renverser sur ma chaise. J’avise deux rangées de clowns en redingotes rouges qui avancent dans l’allée centrale en soufflant comme des demeurés dans des sortes de cors. Ils se déploient autour de l’autel sur lequel grimpent le prêtre et ses angelots. Puis suivent encore d’autres clowns tout de rouge vêtus, sans cor, mais accompagnés de chiens. Ça alors, le canidé serait-il catholique ?
Cécile ne se tient plus. Elle me fourre les côtes au coup de coude et tente de me baragouiner des trucs et des machins que je ne risque pas d’entendre vu le boucan ambiant. Je finis par me tourner vers elle pour le lui hurler bien distinctement dans la face quand la musique s’arrête et que tout un chacun peut admirer l’écho de ma voix se répercutant sous les voûtes. J’enfouis ma tête dans mon écharpe, espérant échapper à la vindicte collective. Heureusement, le prêtre prend la parole et ramène charitablement toute l’attention vers lui. Presque toute. Un joueur de cor me fixe, un léger sourire moqueur aux lèvres. La vague des croyants se rassied et Cécile en profite pour me chuchoter à nouveau dans l’oreille.
- Regarde Lily, à côté des chiens, celui qui est plus jeune et plus grand. Il est troooop canon, non ?
J’observe le garçon ainsi décrit qui s’avère effectivement être passable si on aime le classique. Assez grand, plutôt costaud, le cheveu brun et court et la mine amène bien qu’un peu trop sérieuse. J’en suis à ce stade de mon examen quand un regard m’attire ailleurs. Le joueur de cor continue effrontément de me reluquer. Je détourne la tête et lui lance l’œillade furtive et discrète. Le mec est plutôt craquant et réussi l’exploit de porter la redingote avec aisance et classe. Il a le cheveu noir et bouclé, le teint bronzé et je jurerais que ses yeux sont bleus malgré la distance. Pendant ce temps, ma copine siphonnée continue à me murmurer son enthousiasme pour le garçon. Je fais mine de me concentrer à mort sur le discours du prêtre mais ne peut m’empêcher de capter des bribes d’informations fortement alarmantes. Le nom du gus n’est autre que Paul-Edouard ! Et encore pire, si cela est possible, ils se sont rencontrés aux scouts ! Pour tout dire, ce que Cécile appelle « rencontrer » signifie seulement apercevoir un mec en uniforme de scout alors que l’on porte soi-même le short et le foulard. Mais elle n’en démord pas, il y a eu un petit quelque chose. Ma répartie pleine d’esprit à savoir si le gus est siamois vu qu’il porte deux prénoms lui cloue le bec. Elle se redresse sur sa jupette et me bat froid pendant l’éternité que dure la messe.
Enfin, la cantonade entonne Ô Saint Hubert, patron des grandes chasses noyé dans le barrissement des cors. Les redingotes rouges, le prêtre, les prêtrillons et les chiens redescendent l’allée et se répandent sur le parvis. Cécile me tire la manche avec insistance et me traîne au galop à l’extérieur. Cachées à l’angle d’un mur, nous voici espionnant la gent masculine dont je me fiche personnellement comme de ma première molaire. Ma copine siphonnée, quant à elle, se débat dans le grand n’importe quoi.
- Allez j’y vais. Non ? Tu crois qu’il va me reconnaître ? Dis Lily, je lui dis quoi ? Disons… euh… bonjour. Bonjour c’est bien non ? Je lui fais le salut scout ? Non peut-être pas quand même… Ou alors je lui parle pas et on passe juste à côté ? T’en penses quoi Lily ?
Après un milliard d’années d’hésitation, Cécile se décide à quitter l’ombre de son mur et se dirige vers la foule de redingotes, m’entrainant fermement dans son sillage. Nous contournons les canidés agités et les vieux bedonnants et tombons sans crier gare sur la jeunesse nonchalamment appuyée à un pilier. Cécile pique un fort fard mais réussi l’exploit de bredouiller le bonjour au gus. Mauvaise pioche, Paul-Edouard est en pleine discussion avec l’effronté joueur de cor. Les garçons se tournent vers nous et décochent le sourire, provoquant le gloussement hystérique d’une Cécile cramoisie. J’avoue de mon côté un léger rosissement. S’en suit une converse au-delà du passionnant entre Cécilou et P-E à base de shorts, de forêt, de foulards et de feux de camp. N’en pouvant plus de tenir la chandelle sous le regard insistant de mon reluqueur, je lui balance quelques mots.
- Joli euh… cor.
- C’est une trompe.
- Ah ? Parce qu’il barrit tel l’éléphant ?
Il éclate d’un rire que je trouve peu flatteur envers ma personne. Je tourne aussitôt les talons et rentre chez moi, laissant Cécile à ses amours sylvestres.
Un an plus tard. Même lieu, même punition. Cette fois, toute la petite famille est de la partie, mon père étant invité à assister au départ de la chasse à courre. Cécile s’est innocemment greffée à nous, m’empêchant de me dérober sous un prétexte quelconque. Redingotes rouges, chiens, cors, ou plutôt trompes, font leur apparition. Je crains un instant que la copine ne s’évanouisse à la vue de son scout chasseur de cervidés. En une année, elle a mené une véritable enquête et est devenue incollable sur tout ce qui touche de près ou de loin à Paul-Edouard. Elle compte bien mettre à profit son travail dès aujourd’hui. C’est vrai quoi, après un an à courser le garçon, il serait temps de sonner la curée !
M’ennuyant à mourir, j’observe P-E au garde à vous devant l’autel. L’inspecteur Cécile de Scotland Yard a découvert qu’il avait un an de plus que nous, soit dix-sept ans, qu’il avait un nom de famille en « de machin chouette de truc bidule » dont je n’arriverai jamais à me souvenir et qu’il avait un frère, Henri, l’effronté joueur de cor. L’Henri en question va sur ses dix-neuf piges et compte s’enrôler dans l’armée. Beurk et re-beurk. J’ai ajouté avec un brin de cynisme que leur grand-mère était comtesse, qu’ils étaient allés au lycée privé « Sainte-Thérèse des petits pieds de Jésus » et qu’ils avaient au moins cinq autres frères et sœurs. Propos entièrement confirmés par Cécile, diantre ! Malgré tout, cet univers incongru ne semble pas la faire fuir. Au moins, suis-je tranquille aujourd’hui, l’impertinent Henri étant aux abonnés absents.
La messe finie, chacun reprend sa voiture après des lustres de serrage de paluches. Nous arrivons sur un grand espace dégagé en lisière de forêt. À perte de vue, des redingotes rouges et des chiens s’égayent en tout lieu. Puis tout un cérémonial se met en place, bénédiction des chiens, intronisation des futurs demeurés ou que sais-je encore. Voyant que Cécile est trop occupée à traquer le gus, je m’éloigne pour une petite promenade. Alors que je sautille de ci et de là pour éviter à mes bottes de s’enfoncer dans la terre humide, j’entends une voix m’apostropher :
- Salut petite biche gambadante. Ecoutes-tu muser le cerf ?
Je me retourne d’un bond, manquant choir dans la boue, et me retrouve nez à nez avec Sublime Henri. Parce qu’il faut bien l’avouer, il a le cheveu séduisant avec juste ce qu’il faut de rebelle et des yeux à faire fondre l’alliage le plus tenace. Je sens venir la liquéfaction de jambe et caracole telle l’aliénée vers l’orée des bois pour éviter le piège qu’est le garçon. Me sentant assez loin pour être en sûreté, je fais une pause et reprends mon souffle. Sublime Henri, pas décontenancé pour un sou, se rapproche lentement. Je note qu’en lieu et place de l’habit de clown, il porte un jean et une veste de cuir noir. Plutôt à mon goût si on oublie l’histoire de la comtesse, du nom à rallonge et de l’intérêt pour la chasse et la guerre. Arrivé à ma hauteur, il me décoche l’œillade coquine et dit :
- Pas besoin de forlonger si hardiment. Je ne mords pas, je te promets. Tu es venue voir le départ de la chasse ou juste cueillir des champignons ?
- J’accompagne mes parents, c’est tout. Et toi, tu ne devrais pas être avec les autres givrés à souffler de la trompe ?
- Non, ma petite sœur avait besoin d’un chauffeur ce matin. Et on dit « sonner » pas « souffler », rétorque-t-il avec un sourire insolent avant d’ajouter : Au fait, c’est quoi ton prénom ?
- Lily, enfin Juliette. Bon désolée mais je dois partir euh… nourrir mon poisson rouge. J’ai promis à ma mère alors, ben, salut.
Consciente que mon cerveau bat de l’aile, je prends mes jambes à mon cou et sautille à bride abattue en évitant les trous et les flaques de boue. Loin derrière moi, je l’entends me crier :
- Quand tu ne caracoleras plus à hue et à dia, peut-être pourrons-nous enfin discuter jolie Lily !
Je manque l’asphyxie en arrivant au galop au milieu de l’assemblée. Ma mère, très peu à l’aise dans les évènements mondains, ne se fait pas prier pour rentrer en cambuse au premier prétexte trouvé. Nous laissons mon père ramener Cécile plus tard, celle-ci étant pendue au bras de Paul-Edouard.
Troisième année, troisième messe de Saint Hubert. Les fidèles chantonnent, le prêtre sermonne et les trompes sonnent ! Cécile fait sa première sortie officielle en tant que petite amie de P-E. Il leur en aura fallu du temps pour en arriver là. Un an pendant lequel j’ai supporté les gémissements et les soupirs de Cécile après son dresseur de tentes, j’ai aidé à sa traque et à l’invention de ruses, pas toutes subtiles, et je me suis fadé l’étude de ses moindres gestes et paroles. Mais Cécile a fini par trouver le bonheur et moi la tranquillité. Je me demande bien pourquoi j’ai émis l’idée de l’accompagner une nouvelle fois à cette messe alors que je pourrais tranquillement me faire les ongles devant la télé. Sans compter que je suis aussi de départ de chasse à courre…
Je me dandine d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. Henri m’observe par-dessus son cor mais je garde les yeux fixés sur le prêtre tout le long de la cérémonie. Je ne tiens pas à me vautrer à nouveau dans le ridicule et le stupide. Je resterai à côté de Cécile quitte à tenir la chandelle jusqu’à ce qu’elle se décolle de son gus des forêts.
La prairie est noire de monde. Ou plutôt rouge si on prend en compte les redingotes. Cette fois-ci, j’assiste en entier aux préparatifs de départ. J’en suis à étudier la marque en U qu’arborent tous les chiens, quand Cécile me prend à part d’un air gêné. Fin mot de l’histoire, elle a été invitée à suivre la chasse et m’abandonne donc telle la vieille chaussette jusqu’à son retour dans… plusieurs heures ! Evidemment, tout le monde n’a pas le privilège de savoir monter à cheval et d’avoir comme par hasard la tenue idoine pour accompagner l’équipage. Je la laisse pourrir dans ses petits souliers et m’éloigne la tête haute entre les chapiteaux blancs. La fanfare des trompes se répercute sur les troncs d’arbre puis le vacarme de la menée s’atténue jusqu’à disparaître. J’erre désemparée en lisière de forêt quand des bruissements se font entendre tout près de moi. Je me fige, persuadée de voir débouler à tout instant l’énorme tête d’un sanglier, quand Sublime Henri apparait entre deux arbres. Juché sur son cheval, la redingote bien boutonnée et la trompe à l’épaule, il me sourit et me tend la main.
- Allez petite biche, ne me fais donc pas hourvari par trois fois et viens te balader avec moi au lieu de te morfondre dans ton coin.
Ne trouvant rien à dire, je le laisse me hisser devant lui sur la selle, soulagée de ne pas porter jupette et talons hauts. Nous nous enfonçons dans les bois et il se met à me parler chasse, forêt et cervidés. Je cahote furieusement sous le pas du cheval et me retiens de mon mieux à la selle. Sublime Henri passe alors fermement son bras autour de ma taille, manquant me faire chavirer de surprise. Arrivés à une clairière où s’étale une grande mare, il met pied à terre et me fait glisser au sol tout en devisant.
- On dit souvent qu’un animal bien attaqué est un animal à moitié pris. Le nez sur la voie, tous les sens aux aguets, il faut déjouer les ruses pour atteindre notre but.
Mon cerveau étant encore parti folâtrer ailleurs, je ne sais plus si nous parlons encore de chasse. Sublime Henri me tient toujours par la taille et je le sens se pencher légèrement vers moi quand un grand bruit nous fait sursauter. Là, au milieu de la mare, un cerf majestueux se dresse dans une gerbe d’éclaboussures. Henri m’attire à lui et nous fait glisser silencieusement à l’abri d’un hallier touffu. Le cerf semble humer l’air à la recherche d’informations. J’admire ses grands bois et son allure solennelle, le cœur pincé à l’idée de la curée. Sentant la rage me gagner, je lance froidement :
- N’est-ce pas alors que la proie est en vue, prête à être massacrée, que tu dois prévenir la cantonade en sonnant de la trompe « taïaut ! taïaut ! » ?
- Laissons-le regagner la sûreté des futaies, sans crainte des cris de la meute à ses trousses. Aujourd’hui ce ne sera pas lui qui sera pris.
Ses yeux bleus sont si proches que j’en oublie le cerf, les bois et la mousse rêche sous mes fesses. Il se penche doucement, manquant me faire trépasser d’un arrêt cardiaque, et murmure dans un souffle avant de m’embrasser :
- Et que sonne l’hallali…
- Qu’est-ce que tu fiches ? C’est même pas commencé !
- Très drôle ! Allez grouille avant qu’on se fasse piétiner par la foule en délire.
Mais elle ne plaisante pas. Et me voilà rassise sur le banc des suppliciés à attendre la fin de la séance de torture. Soudain, à un signal inconnu, l’assemblée au grand complet se lève et se tourne vers le fond de l’église. Je suis le mouvement et réfrène un salut hitlérien dont la haute teneur en hilarité risque de ne pas être du goût des fidèles quand un son tonitruant manque de me renverser sur ma chaise. J’avise deux rangées de clowns en redingotes rouges qui avancent dans l’allée centrale en soufflant comme des demeurés dans des sortes de cors. Ils se déploient autour de l’autel sur lequel grimpent le prêtre et ses angelots. Puis suivent encore d’autres clowns tout de rouge vêtus, sans cor, mais accompagnés de chiens. Ça alors, le canidé serait-il catholique ?
Cécile ne se tient plus. Elle me fourre les côtes au coup de coude et tente de me baragouiner des trucs et des machins que je ne risque pas d’entendre vu le boucan ambiant. Je finis par me tourner vers elle pour le lui hurler bien distinctement dans la face quand la musique s’arrête et que tout un chacun peut admirer l’écho de ma voix se répercutant sous les voûtes. J’enfouis ma tête dans mon écharpe, espérant échapper à la vindicte collective. Heureusement, le prêtre prend la parole et ramène charitablement toute l’attention vers lui. Presque toute. Un joueur de cor me fixe, un léger sourire moqueur aux lèvres. La vague des croyants se rassied et Cécile en profite pour me chuchoter à nouveau dans l’oreille.
- Regarde Lily, à côté des chiens, celui qui est plus jeune et plus grand. Il est troooop canon, non ?
J’observe le garçon ainsi décrit qui s’avère effectivement être passable si on aime le classique. Assez grand, plutôt costaud, le cheveu brun et court et la mine amène bien qu’un peu trop sérieuse. J’en suis à ce stade de mon examen quand un regard m’attire ailleurs. Le joueur de cor continue effrontément de me reluquer. Je détourne la tête et lui lance l’œillade furtive et discrète. Le mec est plutôt craquant et réussi l’exploit de porter la redingote avec aisance et classe. Il a le cheveu noir et bouclé, le teint bronzé et je jurerais que ses yeux sont bleus malgré la distance. Pendant ce temps, ma copine siphonnée continue à me murmurer son enthousiasme pour le garçon. Je fais mine de me concentrer à mort sur le discours du prêtre mais ne peut m’empêcher de capter des bribes d’informations fortement alarmantes. Le nom du gus n’est autre que Paul-Edouard ! Et encore pire, si cela est possible, ils se sont rencontrés aux scouts ! Pour tout dire, ce que Cécile appelle « rencontrer » signifie seulement apercevoir un mec en uniforme de scout alors que l’on porte soi-même le short et le foulard. Mais elle n’en démord pas, il y a eu un petit quelque chose. Ma répartie pleine d’esprit à savoir si le gus est siamois vu qu’il porte deux prénoms lui cloue le bec. Elle se redresse sur sa jupette et me bat froid pendant l’éternité que dure la messe.
Enfin, la cantonade entonne Ô Saint Hubert, patron des grandes chasses noyé dans le barrissement des cors. Les redingotes rouges, le prêtre, les prêtrillons et les chiens redescendent l’allée et se répandent sur le parvis. Cécile me tire la manche avec insistance et me traîne au galop à l’extérieur. Cachées à l’angle d’un mur, nous voici espionnant la gent masculine dont je me fiche personnellement comme de ma première molaire. Ma copine siphonnée, quant à elle, se débat dans le grand n’importe quoi.
- Allez j’y vais. Non ? Tu crois qu’il va me reconnaître ? Dis Lily, je lui dis quoi ? Disons… euh… bonjour. Bonjour c’est bien non ? Je lui fais le salut scout ? Non peut-être pas quand même… Ou alors je lui parle pas et on passe juste à côté ? T’en penses quoi Lily ?
Après un milliard d’années d’hésitation, Cécile se décide à quitter l’ombre de son mur et se dirige vers la foule de redingotes, m’entrainant fermement dans son sillage. Nous contournons les canidés agités et les vieux bedonnants et tombons sans crier gare sur la jeunesse nonchalamment appuyée à un pilier. Cécile pique un fort fard mais réussi l’exploit de bredouiller le bonjour au gus. Mauvaise pioche, Paul-Edouard est en pleine discussion avec l’effronté joueur de cor. Les garçons se tournent vers nous et décochent le sourire, provoquant le gloussement hystérique d’une Cécile cramoisie. J’avoue de mon côté un léger rosissement. S’en suit une converse au-delà du passionnant entre Cécilou et P-E à base de shorts, de forêt, de foulards et de feux de camp. N’en pouvant plus de tenir la chandelle sous le regard insistant de mon reluqueur, je lui balance quelques mots.
- Joli euh… cor.
- C’est une trompe.
- Ah ? Parce qu’il barrit tel l’éléphant ?
Il éclate d’un rire que je trouve peu flatteur envers ma personne. Je tourne aussitôt les talons et rentre chez moi, laissant Cécile à ses amours sylvestres.
Un an plus tard. Même lieu, même punition. Cette fois, toute la petite famille est de la partie, mon père étant invité à assister au départ de la chasse à courre. Cécile s’est innocemment greffée à nous, m’empêchant de me dérober sous un prétexte quelconque. Redingotes rouges, chiens, cors, ou plutôt trompes, font leur apparition. Je crains un instant que la copine ne s’évanouisse à la vue de son scout chasseur de cervidés. En une année, elle a mené une véritable enquête et est devenue incollable sur tout ce qui touche de près ou de loin à Paul-Edouard. Elle compte bien mettre à profit son travail dès aujourd’hui. C’est vrai quoi, après un an à courser le garçon, il serait temps de sonner la curée !
M’ennuyant à mourir, j’observe P-E au garde à vous devant l’autel. L’inspecteur Cécile de Scotland Yard a découvert qu’il avait un an de plus que nous, soit dix-sept ans, qu’il avait un nom de famille en « de machin chouette de truc bidule » dont je n’arriverai jamais à me souvenir et qu’il avait un frère, Henri, l’effronté joueur de cor. L’Henri en question va sur ses dix-neuf piges et compte s’enrôler dans l’armée. Beurk et re-beurk. J’ai ajouté avec un brin de cynisme que leur grand-mère était comtesse, qu’ils étaient allés au lycée privé « Sainte-Thérèse des petits pieds de Jésus » et qu’ils avaient au moins cinq autres frères et sœurs. Propos entièrement confirmés par Cécile, diantre ! Malgré tout, cet univers incongru ne semble pas la faire fuir. Au moins, suis-je tranquille aujourd’hui, l’impertinent Henri étant aux abonnés absents.
La messe finie, chacun reprend sa voiture après des lustres de serrage de paluches. Nous arrivons sur un grand espace dégagé en lisière de forêt. À perte de vue, des redingotes rouges et des chiens s’égayent en tout lieu. Puis tout un cérémonial se met en place, bénédiction des chiens, intronisation des futurs demeurés ou que sais-je encore. Voyant que Cécile est trop occupée à traquer le gus, je m’éloigne pour une petite promenade. Alors que je sautille de ci et de là pour éviter à mes bottes de s’enfoncer dans la terre humide, j’entends une voix m’apostropher :
- Salut petite biche gambadante. Ecoutes-tu muser le cerf ?
Je me retourne d’un bond, manquant choir dans la boue, et me retrouve nez à nez avec Sublime Henri. Parce qu’il faut bien l’avouer, il a le cheveu séduisant avec juste ce qu’il faut de rebelle et des yeux à faire fondre l’alliage le plus tenace. Je sens venir la liquéfaction de jambe et caracole telle l’aliénée vers l’orée des bois pour éviter le piège qu’est le garçon. Me sentant assez loin pour être en sûreté, je fais une pause et reprends mon souffle. Sublime Henri, pas décontenancé pour un sou, se rapproche lentement. Je note qu’en lieu et place de l’habit de clown, il porte un jean et une veste de cuir noir. Plutôt à mon goût si on oublie l’histoire de la comtesse, du nom à rallonge et de l’intérêt pour la chasse et la guerre. Arrivé à ma hauteur, il me décoche l’œillade coquine et dit :
- Pas besoin de forlonger si hardiment. Je ne mords pas, je te promets. Tu es venue voir le départ de la chasse ou juste cueillir des champignons ?
- J’accompagne mes parents, c’est tout. Et toi, tu ne devrais pas être avec les autres givrés à souffler de la trompe ?
- Non, ma petite sœur avait besoin d’un chauffeur ce matin. Et on dit « sonner » pas « souffler », rétorque-t-il avec un sourire insolent avant d’ajouter : Au fait, c’est quoi ton prénom ?
- Lily, enfin Juliette. Bon désolée mais je dois partir euh… nourrir mon poisson rouge. J’ai promis à ma mère alors, ben, salut.
Consciente que mon cerveau bat de l’aile, je prends mes jambes à mon cou et sautille à bride abattue en évitant les trous et les flaques de boue. Loin derrière moi, je l’entends me crier :
- Quand tu ne caracoleras plus à hue et à dia, peut-être pourrons-nous enfin discuter jolie Lily !
Je manque l’asphyxie en arrivant au galop au milieu de l’assemblée. Ma mère, très peu à l’aise dans les évènements mondains, ne se fait pas prier pour rentrer en cambuse au premier prétexte trouvé. Nous laissons mon père ramener Cécile plus tard, celle-ci étant pendue au bras de Paul-Edouard.
Troisième année, troisième messe de Saint Hubert. Les fidèles chantonnent, le prêtre sermonne et les trompes sonnent ! Cécile fait sa première sortie officielle en tant que petite amie de P-E. Il leur en aura fallu du temps pour en arriver là. Un an pendant lequel j’ai supporté les gémissements et les soupirs de Cécile après son dresseur de tentes, j’ai aidé à sa traque et à l’invention de ruses, pas toutes subtiles, et je me suis fadé l’étude de ses moindres gestes et paroles. Mais Cécile a fini par trouver le bonheur et moi la tranquillité. Je me demande bien pourquoi j’ai émis l’idée de l’accompagner une nouvelle fois à cette messe alors que je pourrais tranquillement me faire les ongles devant la télé. Sans compter que je suis aussi de départ de chasse à courre…
Je me dandine d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. Henri m’observe par-dessus son cor mais je garde les yeux fixés sur le prêtre tout le long de la cérémonie. Je ne tiens pas à me vautrer à nouveau dans le ridicule et le stupide. Je resterai à côté de Cécile quitte à tenir la chandelle jusqu’à ce qu’elle se décolle de son gus des forêts.
La prairie est noire de monde. Ou plutôt rouge si on prend en compte les redingotes. Cette fois-ci, j’assiste en entier aux préparatifs de départ. J’en suis à étudier la marque en U qu’arborent tous les chiens, quand Cécile me prend à part d’un air gêné. Fin mot de l’histoire, elle a été invitée à suivre la chasse et m’abandonne donc telle la vieille chaussette jusqu’à son retour dans… plusieurs heures ! Evidemment, tout le monde n’a pas le privilège de savoir monter à cheval et d’avoir comme par hasard la tenue idoine pour accompagner l’équipage. Je la laisse pourrir dans ses petits souliers et m’éloigne la tête haute entre les chapiteaux blancs. La fanfare des trompes se répercute sur les troncs d’arbre puis le vacarme de la menée s’atténue jusqu’à disparaître. J’erre désemparée en lisière de forêt quand des bruissements se font entendre tout près de moi. Je me fige, persuadée de voir débouler à tout instant l’énorme tête d’un sanglier, quand Sublime Henri apparait entre deux arbres. Juché sur son cheval, la redingote bien boutonnée et la trompe à l’épaule, il me sourit et me tend la main.
- Allez petite biche, ne me fais donc pas hourvari par trois fois et viens te balader avec moi au lieu de te morfondre dans ton coin.
Ne trouvant rien à dire, je le laisse me hisser devant lui sur la selle, soulagée de ne pas porter jupette et talons hauts. Nous nous enfonçons dans les bois et il se met à me parler chasse, forêt et cervidés. Je cahote furieusement sous le pas du cheval et me retiens de mon mieux à la selle. Sublime Henri passe alors fermement son bras autour de ma taille, manquant me faire chavirer de surprise. Arrivés à une clairière où s’étale une grande mare, il met pied à terre et me fait glisser au sol tout en devisant.
- On dit souvent qu’un animal bien attaqué est un animal à moitié pris. Le nez sur la voie, tous les sens aux aguets, il faut déjouer les ruses pour atteindre notre but.
Mon cerveau étant encore parti folâtrer ailleurs, je ne sais plus si nous parlons encore de chasse. Sublime Henri me tient toujours par la taille et je le sens se pencher légèrement vers moi quand un grand bruit nous fait sursauter. Là, au milieu de la mare, un cerf majestueux se dresse dans une gerbe d’éclaboussures. Henri m’attire à lui et nous fait glisser silencieusement à l’abri d’un hallier touffu. Le cerf semble humer l’air à la recherche d’informations. J’admire ses grands bois et son allure solennelle, le cœur pincé à l’idée de la curée. Sentant la rage me gagner, je lance froidement :
- N’est-ce pas alors que la proie est en vue, prête à être massacrée, que tu dois prévenir la cantonade en sonnant de la trompe « taïaut ! taïaut ! » ?
- Laissons-le regagner la sûreté des futaies, sans crainte des cris de la meute à ses trousses. Aujourd’hui ce ne sera pas lui qui sera pris.
Ses yeux bleus sont si proches que j’en oublie le cerf, les bois et la mousse rêche sous mes fesses. Il se penche doucement, manquant me faire trépasser d’un arrêt cardiaque, et murmure dans un souffle avant de m’embrasser :
- Et que sonne l’hallali…