Isabelle Dauphin
En finir
Une branche d’arbre manque d’éborgner Marianne Lorque au moment où elle sort de sa voiture après quatre heures de route. Coffre ouvert, elle repousse au fond le sac noir déformé par le trapèze de sa monopalme. Elle tâte la poche de côté et en extrait la pochette plastique contenant les documents pour demain : licence, attestation d’assurance et certificat médical. Elle relit : « non contre-indication à l’apnée en compétition ».
Elle sourit en pensant aux sourcils froncés d’Adèle hier soir :
— C’est pas raisonnable d’aller seule à cette compétition.
Adèle venait de lui dire qu’elle ne pouvait plus venir, une obligation de boulot de dernière minute :
— Et si tu te faisais juste un week-end tranquille au soleil ? Tu seras sans doute une des dernières à profiter de la maison.
— Je savais pas que vous vendiez.
— On signe dans deux mois. T’es sûre que tu veux y aller ?
— A 45 ans, je sais ce que je fais. Tu me les donnes ces clés ?
— Tu me promets que tu fais attention ? Parce que je serai pas là pour te remonter cette fois.
Marianne claque le coffre. Devant elle une longue maison avec des toits comme une mosaïque et des herbes entre les arrondis des tuiles. Le parfum des romarins se mêle à celui des liserons. Un escalier, une terrasse carrelée, un acacia nu appuyé contre la maison. Son tronc est fendu dans la longueur, ses racines boursouflées ouvrent des fissures jusqu’au muret où elle s’assied. Des fourmis traversent en file indienne entre ses baskets. Elle termine son litre d’eau, ça fait partie des recommandations du médecin, s’hydrater beaucoup, avant et après la compétition.
Elle remonte les manches de son tee-shirt. Les yeux mi-clos, elle fait rouler ses épaules, inspire et expire une dizaine de fois. Elle masse ses lombaires en observant la pelouse qui aurait bien besoin d’être tondue.
Elle déplie le papier où Adèle a noté les consignes d’ouverture de la maison : chaque étape est marquée d’un tiret. Au bas de la liste, « repose-toi » est encadré de petits soleils souriants.
Hier soir, au moment de se séparer, Adèle l’a serrée un long moment dans ses bras.
Une fois ouverte, la porte laisse passer le soleil qui éclaire un carrelage rouge. À droite, un escalier vers l’étage. À gauche, une longue pièce voûtée dans la pénombre. La maison est fraîche.
Marianne ouvre les volets, la peinture écaillée saute sous ses doigts. Un mur est couvert de livres, ça et là, des photographies : un petit garçon noiraud, peut-être le frère d’Adèle, une femme en turban.
Sur le côté, une cheminée, un canapé couvert d’un drap de lin. Marianne replie le drap sur l’accoudoir de velours. Des plumes s’échappent des gros coussins verts.
Sur un bureau, une pile de dossiers ficelés avec des intitulés écrits sur la tranche. Une paire de lunettes où un verre manque, des stylos dans un pot.
Si la maison doit être vide dans deux mois, ça va pas être facile. Marianne effleure une pile de magazines, certains datent d’il y a cinq ans. Dans la salle à manger, un tableau avec une petite fille en rose, qui coiffe une poupée. Les yeux de la poupée ressemblent à ceux d’un poisson.
Tout ici semble à l’abandon.
Adèle ne veut pas revenir avant la vente :
— Tu pourrais peut-être me rapporter quelque chose. Une jarre. Dans le salon.
La seule chose qu’Adèle veut garder.
— Tu pourras pas la louper.
Pourtant Marianne ne l’a pas vue.
Quand Adèle a dit « jarre », Marianne a cru un instant à une plaisanterie. Sous prétexte de son travail dans une morgue, elle y a droit à chaque fois : cadavres, urnes et cendres, on ne lui épargne rien.
Dans la pièce voûtée, elle allume la lampe du bureau, lumière orange, abat-jour années 70. La jarre est là, calée dans un recoin ; en entrant, Marianne lui a tourné le dos.
C’est pas une jarre : c’est un monstre. Une montagne ovoïde, haute d’un mètre vingt et d’un diamètre approchant le mètre. Puissante et ventrue. Ocre avec des coulures brunes. Trapue de la base au bec resserré par un bourrelet vernis. Sans prise.
Elle passe la main sur la céramique poisseuse. Des signes gravés sur l’encolure, on dirait de l’arabe. Elle tapote, ça sonne ni plein ni vide.
C’est quoi cette idée de la coller sur un socle ?
Debout sur une chaise, impossible de voir l’intérieur : la jarre est bouchée par un magma de tissus, tendus sur un matériau rigide coincé dans le col. Sur ce couvercle, des insectes morts.
Je t’en foutrais moi, un petit quelque chose... C’est pas possible, Adèle, t’as pas vu le morceau.
Pourtant des souvenirs, c’est quand même pas ça qui manque ici : j’aurais même pu te ramener le portrait de la petite qui coiffe son poisson mort.
Dans l’atelier, elle trouve un tournevis, un burin, un marteau. En fait ce qu’il faudrait c’est un gros tire-bouchon.
Tu veux ta jarre ? C’est comme si c’était fait. Dans le coffre et on n’en parle plus. Enfin si, parce que je voudrais bien comprendre, moi, ce qui t’attire dans cette barrique.
Dans sa poche de jean, son téléphone vibre : un texto d’Adèle.
« Bien arrivée ? Prends soin de toi. Biz. »
Elle renfonce le téléphone dans sa poche.
Le couvercle est coincé : la pointe du tournevis glisse, manquant de percer sa main. Marianne. tape avec le marteau, le bouchon descend d’un coup. Quelque chose de visqueux lui gicle au visage.
Les morceaux du couvercle flottent.
Parce que la jarre est pleine. Remplie à ras bord d’un liquide sombre. Où baignent des morceaux d’allure indéfinissable.
Marianne s’assied sur l’escabeau. Prend sa tête entre les mains; ses doigts poissent, elle les renifle. Une odeur de fruit mûr. Elle les frotte : le collant se transforme en petites boulettes grises comme des crottes de nez.
— Avant, la maison était un moulin à huile, lui a dit Adèle hier soir.
Marianne plonge son index dans le liquide : gras, doux en bouche. Elle ne connaît pas ce goût, entre fade et terreux. Un genre d’huile. Tout en retirant un petit bout de matière collé sur sa lèvre, elle observe le liquide. Peu importe ce que c’est, il faut le transvaser.
Un texto illumine son téléphone :
« 25 degrés tout le week-end. Bonne sieste. Attention aux coups de soleil :-) »
Marianne hausse les épaules.
De l’atelier, elle traîne sur la terrasse dix bonbonnes de verre entourées d’osier tressé et deux bidons de vingt litres en plastique noir. Sur la terrasse, le tuyau d’arrosage fait des spirales. Elle rince les contenants plusieurs fois.
Assise sur le muret, elle sectionne un morceau de tuyau d’environ deux mètres.
Il suffit de vidanger la jarre avec un système de siphon. Siphonner, c’est assez simple, elle voit faire ça tous les jours à la chambre mortuaire. C’est le boulot du thanatopracteur : vider les fluides des corps. Sauf que lui, il a une pompe. Alors que moi, je n’ai que mes poumons.
Et que pour amorcer le siphon, il faut être plus bas que le contenant et aspirer. C’est pas plus compliqué que ça.
Dès que le liquide atteint sa bouche, elle recrache dans un saladier : le fond se couvre d’un jus jaune, parsemé de minuscules particules comme du tapioca. Mais le système se désamorce à plusieurs reprises parce qu’à chaque fois qu’elle aspire, le tuyau racle le fond, et fait remonter des sédiments qui le bouchent.
Au bout d’une heure, à peine les deux tiers d’une bonbonne remplie, un écœurement croissant et l’impression d’avoir avalé un demi-litre d’huile. C’est sans fond ce truc ou quoi. Le liquide, lui, semble s’être épaissi. Elle agite le contenu de la jarre avec un manche à balai, le liquide vire au kaki avec des reflets émeraude, où nagent de plus en plus de particules filandreuses comme celles d’une mère de vinaigre.
Deux heures plus tard, le fond de la jarre se devine, sous une couche de dépôts boueux. Inatteignable avec la main, fuyante au bout du bâton.
Marianne enfonce les bouchons de liège, visse ceux des bidons, essuie l’huile qui a coulé au bord des récipients et sur le carrelage.
Au fond du jardin, dressée à l’envers contre un arbre, une brouette. Elle tapisse l’intérieur de la brouette avec une couette et deux oreillers. Elle s’assied dans le cocon, les mains croisées derrière la nuque. Du bout de sa basket, elle titille l’abdomen de la jarre :
— Alors, c’est qui qui va se mettre bien gentiment dans sa brouette ?
À présent couchée dans son véhicule, la jarre dresse son orifice sombre vers l’avant. Vers la sortie. Les doigts de Marianne serrent les poignées de la brouette. Elle essuie son front avec son tee-shirt.
— Allez ma grosse, c’est presque fini.
La jarre racle l’encadrement de la porte.
Dehors, Marianne se pose sur le muret. Son jean écrase sa taille, elle fait sauter le bouton. Une main après l’autre, elle masse l’intérieur de ses paumes, de ses poignets, puis remonte le long des bras. Dans le haut de ses épaules, ses doigts découvrent un nœud : tendons contractés. Elle pince, appuie, pétrit. La contracture perdure. Pourvu qu’elle arrive à la faire passer avant demain.
Sur son portable, un message s’affiche :
« Oublie pour la jarre. Ça va être compliqué, et tu risquerais de te faire mal. »
Tu crois que j’ai attendu ta bénédiction pour commencer ?
Elle lève son téléphone face à elle et se photographie, visage tendu vers le soleil. Puis envoie :
« Comme tu le vois, après-midi de repos. »
Elle rit. Une douleur zèbre son bas-ventre. Ballonné. Voilà qu’elle est constipée. Elle frictionne ses intestins gonflés, en appuyant autour du nombril. Ça gargouille. Saloperie d’huile.
Dix-sept heures. Bientôt fini. En allant dans la cuisine, ses cuisses tirent comme après une première journée de ski.
Mains sur les reins, elle lit la liste des bienfaits sur la boîte du Yogi tea que lui a donné Adèle hier soir : « épices et huiles essentielles, c’est bon pour toi ».
Ses doigts ankylosés se détendent sur la paroi de la tasse. Ses ongles sont sales, elle frotte le bout de son index contre son pouce et extrait du dessous de chaque ongle des vermicelles fragiles qui semblent prendre naissance sous la corne.
C’est dégueulasse, ça doit être bourré de bactéries cette huile.
Elle vide dans l’évier le saladier utilisé pour le siphon: le liquide tombe en paquets, une pâtée marronnasse qu’elle a eu dans la bouche. Elle fait couler l’eau, la pâtée se dilue, pue.
Un renvoi remonte de son estomac vers sa gorge, c’est pas très digeste Adèle, tes huiles essentielles. Elle crache des glaires couleur de vase.
Faudrait pas être enrhumée pour demain.
Assise sur son lit, elle bourre ses narines de Locabiotal. Il ruisselle au fond de sa bouche, elle ne reconnaît pas le goût habituel du spray. La chambre s’assombrit. Martèlements sur la toiture : il pleut. Des trombes d’eau. En repassant dans le salon, le carrelage lui paraît bosselé. Deux bouchons sont tombés, elle les renfonce à coup de paume. En vérifiant ceux des bidons, elle arrache plusieurs tiges de radicelles coincées dans les goulots.
Puis debout à l’abri de la maison, elle observe la pluie raviner l’escalier. Elle cale son dos à plat contre le mur. Essaie de respirer en gonflant les poumons. Ses côtes lui font mal. Comme deux points de côté. Poussée par le vent, la pluie est maintenant oblique : l’eau s’engouffre dans la jarre, col béant.
— Saloperie de jarre.
Quand la pluie cesse, la jarre est remplie d’eau.
L’anse métallique du seau lui scie les mains, son estomac se comprime vers sa gorge, prêt à jaillir entre ses dents. Un jus gélatineux remonte au fond de sa langue. Elle crache, essuie son nez d’un revers de main. Elle s’appuie sur la jarre enfin vide et rabat en arrière ses cheveux trempés. Ses doigts tremblent, elle fixe les traînées vertes sur sa main.
Maintenant, approcher la voiture. Affronter les sept marches finales.
Quand elle tire une poutre trouvée à l’atelier pour faire un plan incliné, des échardes s’enfoncent dans ses paumes. Sa cage thoracique semble rétrécie : elle respire court, haché, avec la bouche. Son bras droit la démange au coude : une tache violette s’étale dans le pli, avec des ramifications sur le trajet des artères. En posant les doigts sur la tache, elle sent une épaisseur, qu’elle suit jusqu’à l’aisselle. Elle retire son tee-shirt trempé. On dirait des pépins de raisin glissés sous sa peau. Un choc en manipulant la jarre.
Elle devrait boire. Non, d’abord en finir.
Elle tire la roue de la brouette sur la planche. La nuit tombe. Elle progresse à reculons. La brouette tangue. Pas question d’annoncer à Adèle qu’elle vient de péter la jarre, ni surtout d’avoir fait tout ça pour ne lui rapporter que des miettes.
Ses mains se tendent sur les bras de la brouette. Ses baskets ripent sur le bois.
Chaque centimètre est une souffrance. Comme en apnée, à la dernière accélération. Quand on pense qu’on n’y arrivera jamais. Quand le corps se met à supplier.
Elle n’est pas du genre à l’écouter.
Et ça va pas commencer maintenant.
C’est à ce moment-là que ses bras, ses pieds et ses jambes lâchent. La brouette dégringole, coup de reins, muscles bandés, la brouette s’incline. La jarre va s’écraser.
Non.
Marianne vrille sous le poids de la jarre qui rebondit sur ses orteils. Puis s’immobilise sur les galets.
Figée de douleur, Marianne se met en boule. Lève-toi. Elle tombe sur le côté, elle ne sent pas son crâne heurter le sol, ni sa peau s’arracher sur les pierres. Relève-toi, les derniers mètres.
Se dépasser, elle connaît. C’est pour ça qu’elle est venue. Le simple mot « compétition » ravive la sensation. L’accident de l’année dernière, elle a pu le surmonter. Mais la mémoire de la douleur, la panique, les coups dans les tempes, l’impression d’exploser et le besoin mortel d’inspirer ?
Elle ne peut même pas dire ce qui s’est passé.
« C’est le propre de ce genre d’accident, lui a dit le médecin, vous n’avez pas senti de signaux d’alerte ? »
Tu parles.
Une syncope. Sous l’eau, mortel. Les apnéistes craignent ce moment de bascule où le réflexe vital tue. Où en cherchant l’oxygène, on emplit ses poumons d’eau.
La logique des choses inversée, il faudrait faire l’opposé de ce à quoi le corps aspire. Et on se tue à force de vouloir survivre.
Tout allait bien. L’eau était douce, fluide, elle allait vite, et au premier retournement, elle a su qu’elle passerait les cent mètres. Peut-être plus. Après la première longueur, elle a lâché un peu d’air. Comme ça, même si c’est déconseillé. Elle était remontée vers à la surface, il fallait regagner le fond. Lâcher encore un peu d’air. Ca, c’est interdit. Ca l’a fait redescendre. Ensuite, calmer ses mains qui voulaient battre et s’appuyer sur l’eau pour remonter, serrer ses pieds qui cherchaient le fond pour le repousser et sortir de l’eau.
La bande au sol a commencé à se déliter, puis à se rapprocher de l’autre, dessinant une faille noire puis verte, dansante. Son masque collait à ses yeux.
L’eau résistait, épaisse. Fermer les paupières, annihiler l’envie de respirer. La faire fondre en soi. L’éclater en particules. Contraindre le besoin de respirer à rester dans le ventre, sous le diaphragme, à ne pas grimper plus haut, à ne pas pousser sur le fond de la gorge, à ne pas attraper ses mâchoires, à ne pas geindre dans ses conduits d’oreilles.
Le désir de vivre est hélas insatiable.
Il fallait museler ce désir et le mener au-delà du deuxième retournement.
Accélération finale pour dépasser la limite. Celle que son corps tentait de lui imposer. Ses hanches se sont mises à onduler plus fort, des mouvements rapides dont elle savait qu’ils consommaient trop d’oxygène mais lui permettraient de franchir les derniers mètres.
Ses palmes ont raclé le fond. Lâcher cet air qui l’encombrait, prendre le risque de vider ses poumons et de provoquer le réflexe inspiratoire, mais gagner du temps. Des mètres. Aller au-delà du mur, tendre la main vers la fin.
Adèle faisait partie de la sécurité, nageant au-dessus des plongeurs. Les premières bulles l’ont alertée. Un apnéiste ne doit pas lâcher d’air dans une apnée.
C’est un sport de retenue.
Un système contre-nature d’empêchement où le corps devient réservoir et prison : on s’interdit de respirer. On se pousse à bout.
On y trouve quelque délice. C’est pour ça qu’on y retourne. Certains disent que c’est une discipline qui flirte avec la mort.
Il paraît que le corps de Marianne a fait le bouchon sur les derniers mètres, avant l’arrivée, puis la main contractée sur le rebord, la tête agitée de secousses au risque de se fracasser sur le mur. Bien sûr, Marianne était incapable de faire le protocole de surface : c’est Adèle qui a enlevé son masque, encore Adèle qui a insufflé de l’air dans ses narines, parce que les mâchoires de Marianne étaient contractées sur sa bouche fermée.
« Un trismus, fréquent en syncope », a expliqué le médecin. Puis on a sorti Marianne du bassin. Quinze minutes sous oxygène. Elle ne se souvient pas. Perte de mémoire due à l’anoxie cérébrale.
Seul reste le corps, qui n’oublie jamais qu’on a tenté de le forcer.
Pourra-t-elle enfiler ses palmes demain ? Quand Marianne essaie d’agiter ses orteils, un spasme saisit ses nerfs jusqu’à l’aine. Elle doit d’abord régler cette histoire. En se félicitant d’avoir évité le pire : la jarre est intacte.
Et demain tout ira bien. Elle battra son record, cent mètres, peut-être plus. Personne ne pourra l’en empêcher.
Elle sautille sur un pied jusqu’à la cuisine, elle boit au goulot, quatre anti-inflammatoires, elle a du mal à avaler, les cachets accrochent sur les parois de sa gorge. Son nez est complètement bouché. Elle a dû prendre froid. Vingt heures, elle n’a pas faim. De toute façon, son estomac est bouffi, sans doute ce demi-litre d’eau qu’elle vient d’ingurgiter pour faire passer les médicaments.
Dehors, la jarre repose sur la dernière marche de l’escalier. Marianne s’assied à côté d’elle. Elle retire ses baskets trempées. Le sol est huileux. Elle masse ses pieds un moment. Glacés. Pas le courage de monter chercher un pull. Elle frotte ses bras pour les réchauffer, il y a maintenant des nodosités tout du long, elle tâte la base de son cou, sent des renflements gros comme des cerises. C’est quoi ça ? Faudra peut-être voir un dermato en rentrant.
Son pantalon mouillé serre ses cuisses, elle l’enlève. Elle grelotte. Elle voudrait aller se coucher.
Mais il faut finir avec la jarre.
Relever la brouette, forcer, pousser, tirer. Ses reins vont éclater, ses bras se déchirer. Ses doigts agrippent le grès, ses ongles crissent, ses mains tapent, battent, giflent. Avance, gros tas.
La jarre s’engouffre d’un coup. L’arrière de la voiture s’affaisse.
— Alors, tu croyais que j’y arriverais pas ?
Ses épaules se décrispent, elle frotte sa nuque, sa main rencontre des boules flasques. Elle peut à peine les toucher tant elles font mal. Des furoncles ? Elle arrache une racine accrochée dans ses cheveux.
Elle éponge le liquide qui a coulé dans le coffre. Son sac noir a été écrasé sous la masse. Et merde. Son masque est fendu en deux au niveau du nez. Il tient encore, ça ira pour demain.
Son sac serré sur le ventre, elle titube vers la maison. Muscles endoloris. Une odeur de chlore remonte du sac et déclenche une quinte de toux. Elle frotte son plexus avec la paume. Peau grumeleuse. Pareil sur le ventre. De son nombril, elle retire des tiges flasques qui cassent sous ses doigts. Elle tente de regarder son ventre, mais ne voit que ses seins, marbrés de veinules, qui débordent de son soutien-gorge.
Il est temps de se coucher.
Au pied de l’escalier, elle soupire. Elle ne peut pas abandonner les bidons au milieu du passage. Un par un, elle déplace les récipients vers l’arrière-cuisine. Sa vue se brouille. Les goulots ruissellent d’huile, elle ne comprend pas, ils étaient secs tout à l’heure. Ses bras, ses omoplates, sa colonne vertébrale, ses cuisses se nouent à chaque pas.
Elle n’attend plus qu’une chose : s’allonger. Étendre les jambes. Ne penser à rien.
Que ça s’arrête.
Dans la salle de bains, elle frotte l’intérieur de sa bouche avec sa brosse à dents pour enlever le gras. Elle tire des filaments d’entre ses dents, certains ont des ramifications dans ses joues. Des bouts de chair morte tombent dans le lavabo.
Quelle journée.
« Tu as l’air fatigué sur la photo, repose-toi» lit-elle sur son téléphone.
Elle tape sur le clavier : « grasse matinée prévue demain ».
Qu’est-ce qu’Adèle compte faire avec cette jarre ?
Une heure plus tard, la douleur la réveille. Elle tousse, son dos semble se fendre en deux. Comme l’acacia sur la terrasse. Nez et sinus bouchés, le pompon pour faire de l’apnée. Elle se racle la gorge avec l’impression de déloger des mollusques.
Les médicaments sont restés dans la cuisine. Elle voudrait ne pas se relever. Qu’on lui foute la paix.
Dans le salon, ses pieds nus s’enchevêtrent. Le carrelage est défoncé. Ce n’est pas possible, elle pose la main sur son front, bouillant, elle délire. À peine le courage de tenir debout.
Trois Aspro qu’elle entend gargouiller dans son ventre, plus la moitié d’une bouteille d’eau. Elle la renverse en voulant la reposer, ses mains n’arrivent plus à serrer. Elle les passe sous l’eau chaude : doigts et articulations déformés. De l’arthrite si ça se trouve.
Elle remonte l’escalier à quatre pattes.
Les épreuves de demain défilent dans sa tête, statique, dynamique, poids constant. Le « No limit » est interdit en compétition.
Dans la douche, l’eau ruisselle sur son crâne. Elle ouvre la bouche, la remplit d’eau. Vu de haut, son corps est énorme, elle ne voit plus ses pieds tellement son ventre est proéminent. Mal aux reins, gonflement et écoeurement, à coup sûr elle va avoir ses règles.
C’est vraiment pas le moment.
Poches sous les yeux et veines vertes comme des varices en travers du front, on dirait qu’elle a pris vingt ans dans la nuit. Et vingt kilos aussi.
Putain ce slip a rétréci dans la nuit ou bien j’ai des hallucinations.
Son pied, lui, est violet, avec des ongles épaissis qui se soulèvent. Deux bandes foncées démarrent de ses orteils, entourent la cheville comme du chèvrefeuille sous sa peau, puis grimpent sur le mollet, passent à l‘arrière du genou pour ressurgir à l’intérieur de la cuisse avant de se ficher dans l’aine.
Mince, le choc de la jarre sur son pied a été plus violent qu’elle ne le pensait : inflammation des canaux lymphatiques.
Des deux mains, elle soulève le bas de son ventre, maintenant certaine qu’elle a grossi, elle n’avait pas ce triple pli auparavant. En tirant la chair distendue vers le haut, elle parvient à voir son pubis. De l’aine repartent les bandes brunes qui courent le long de ses hanches, puis sous les côtes avant de se réunir au niveau du plexus, entre ses seins.
C’est quoi ce bordel ?
Elle inspecte son torse : à part les tendons tendus comme deux pieux, la gorge entravée, et la sensation de paillasson au fond de sa langue, tout est normal.
Mais qu’est-ce qui m’arrive ?
Le stress avant la compétition, c’est tout. Et si elle prenait un comprimé de Xanax ? Le médecin lui en a prescrit pour ses crises d’angoisse. Et il reste trois heures avant les épreuves.
La bouilloire d’inox est lourde. Elle la repose. S’appuie sur le bord de l’évier. Ouvre le robinet. L’évier est bouché. Elle ouvre le placard en serrant le bouton de porcelaine entre ses deux poignets. Le dos de ses mains bourgeonne d’excroissances. Il faudra qu’elle montre ça au médecin sportif tout à l’heure.
Le placard est ouvert : prenant naissance dans le tuyau d’évacuation éventré, des racines, des bulbes et des tiges fibromateuses s’entrelacent.
Marianne se retourne vers l’arrière-cuisine : les bouchons des bonbonnes ont sauté, le verre a explosé. Des tiges annelées s’élancent à travers les mailles de l’osier. Les deux bidons sont déchiquetés. L’huile s’est répandue sur le sol, en nappe où s’élèvent des racines, enroulées en anarchie totale, vers le plafond, le sol ou au travers des murs.
Elle n’aurait pas dû prendre de Xanax.
Les coutures de son jogging craquent à chaque pas. Son corps s’élargit à l’inspiration. Ses épaules et ses hanches touchent la porte des deux côtés, une de ses jambes s’accroche sur un gond, l’acier déchire sa cuisse fibreuse. Rien ne coule mais c’est ouvert. Elle ne regarde pas la plaie. Risquerais de tomber dans les pommes.
Dehors, la terrasse est défoncée, les escaliers sont retournés comme un champ de betteraves. La pluie d’hier soir. La vitre du coffre est brisée et foisonne de racines. Celles de l’acacia soulèvent l’arrière de la voiture et transpercent le capot. Un phare pend, crevé.
Faudrait pas que ça m’empêche d’aller à la compétition.
En vibrant, son téléphone tombe de sa poche : elle le fait glisser avec le pied. Elle réussit à appuyer, le téléphone s’éclaire, elle déchiffre avec difficulté la fin du message :
«Ne force pas, bonne chance».
Quelque chose de dur, une sorte de tige glacée, remonte à l’intérieur de son bras. Explose ses articulations. Son bras entubé s’élève. Sa main approche, manchon bourgeonnant de tubercules, racine rattachée à son épaule. La main s’engouffre dans sa gorge. Quand les doigts atteignent sa glotte, les tubercules enflent. Puis s’enfoncent.
Ne pas céder au réflexe vital. Garder, serrer, comprimer. Inverser l’ordre des choses.