Laure Didry
Se souvenir de Chapie Jones
Un soir, ma mère a appelé. On ne s’était pas parlé depuis des lustres. Elle a dit ; C’est toi Muddy ? Plus personne ne m’appelait « Muddy » depuis longtemps. Il n’y avait que Ma.
— Ca fait longtemps qu’on ne s’est pas causé, pas vrai Muddy ?
— Ca fait longtemps.
Sa voix chevrotait à l’autre bout du fil et je sentais ses doigts trembler.
— Quelles nouvelles ? Il y a longtemps que tu n’es pas venu.
— C’est vrai Ma, il y a longtemps.
Elle s’est tue un moment et son silence m’a rendu triste.
— Et toi, Ma, tu racontes quoi ?
J’ai regardé par la fenêtre de ma chambre. La nuit tombait sur Rock & Brews en contrebas et j’ai pensé à Buffalo, aux rues de Buffalo à cette saison. Les neiges devaient commencer à fondre. Ma mère a dit ; Il ne neige plus et Chapie Jones est mort.
— Chapie Jones ?
— Chapie Jones, a-t-elle confirmé à l’autre bout du fil.
J’ai pressé le combiné un peu plus fort sur mon oreille. La grille de Rock & Brews s’est fermée dans un bruit sec.
— Chapie Jones ? s’est étranglée ma voix.
— Chapie Jones, a répété maman.
***
Il occupait le second étage. Je vivais au premier. Il n’y avait que nous trois dans la maison de Buffalo, Ma, Chapie Jones et moi. Je ne l’ai jamais vu sans sa veste. Une veste marron en velours côtelé qu’il portait par tous les temps. Il ne sortait jamais sans. Quand il faisait très froid, il passait par dessus un coupe-vent en toile cirée. A sa place, je serais mort congelé, mais lui disait qu’il s’en fichait, qu’il avait fini par s’habituer à ces hivers interminables, que le vent des grands lacs ne lui faisait plus rien. Sa veste était tachée à plusieurs endroits et élimée jusqu’à la corde. Ma mère trouvait qu’il empestait le tabac froid, la transpiration et le whisky. Elle me disait ; Ne t’approche pas de Chapie Jones, il a le mauvais œil. Ma était une femme superstitieuse, le genre à rester cloîtrée entre ses murs tous les vendredis 13. Elle avait peur de tout, surtout de Chapie Johns. Je lui disais ; Ce n’est qu’un vieux.
— Un vieux avec des doigts en moins. Où qu’il les a perdus, ces doigts ?
C’est vrai qu’il lui manquait trois doigts à la main droite. Les trois doigts du milieu. Un jour que je passais chez lui, comme ça et en cachette de ma mère, je lui ai demandé ce qu’elle avait, sa main.
— Je suis né comme ça petit, va pas chercher plus loin.
Une autre fois, je l’ai trouvé assis chez lui, seul dans sa veste brune, enfoncé dans son fauteuil, une bouteille de whisky ouverte en face de lui. Il regardait des photographies, un album de famille épais avec des clichés de l’ancien temps. J’ai dit ; Chapie, tu as tous tes doigts sur cette photo.
— C’est les poissons qui me les ont mangés, a-t-il répondu en se servant un nouveau verre. Prends-toi un dé à coudre et goûte-moi ça, a-t-il dit.
Du petit doigt, il m’a indiqué le buffet. Il pointait toujours tout avec le petit doigt de la main droite. Je me suis servi un verre. L’alcool m’a brûlé la gorge, j’ai toussé et Chapie a éclaté de rire. Je me souviens. Ce soir-là, il m’a parlé de son enfance, de sa jeunesse dans une ferme au fin fond du Michigan.
— Avec mes frères, on pêchait dans la rivière. C’est comme ça que j’ai perdu mes doigts. Tu peux pas savoir comme c’était doux, petit, de pêcher au bord de l’eau, de voir les saumons remonter le courant. Y a qu’avec une canne à pêche que je me sens encore chez moi.
Du petit doigt, il a pointé une canne clouée au mur.
— T’es d’où gamin, a demandé Chapie.
J’ai haussé les épaules et terminé mon verre. Je me souviens. Ma langue était en feu et mes oreilles bourdonnaient.
— D’un peu partout, ai-je dit.
— Et ton père ?, a continué Chapie.
J’ai regardé le soleil se coucher à travers les carreaux. Nous sommes restés longtemps en silence l’un à côté de l’autre, à regarder le jour mourir sur l’étendue neigeuse.
— Un jour, je t’emmènerai pêché, a-t-il dit en se versant un dernier verre. Et maintenant laisse-moi.
J’ai descendu les escaliers en chaussettes pour ne pas faire de bruit. Au-dessus de ma tête, Chapie Jones a continué de se servir, encore et encore, son dernier verre de la soirée.
Chapie ne buvait pas toujours. Il pouvait même rester sobre plusieurs jours d’affilée. Ces soirs-là, quand Ma ne rentrait pas à la maison, Chapie venait me chercher pour dîner. Il cuisinait des haricots rouges et de la viande séchée comme les cow-boys dans les westerns. Il racontait que chez lui, dans le Michigan, il faisait du poisson matin et soir.
— Pour de grandes tablées, précisait-il. Chez nous, on se fendait la poire.
On s’asseyait dans le salon, l’un à côté de l’autre dans son canapé sombre. Un canapé marron, la même couleur que sa veste. Il disait ; C’est pratique, ça ne tache pas. Et mes yeux tombaient sur ses manches délavées et maculées de gras. On mangeait et on buvait en regardant des films à la télévision. Chapie Jones ne puait ni la crasse, ni la transpiration. Il pointait l’écran avec son petit doigt et me disait ; Tu vois ce type ? On a servi dans le même régiment. Je fixais la gueule du type.
— Un régiment de quoi ?
Il se grattait le menton avec sa drôle de main difforme.
— L’armée, petit. Le Vietnam, c’est là qu’on s’est connu.
Chapie aimait beaucoup les films avec ce type à la télévision.
Quand Chapie était ivre, c’était une autre histoire. Plusieurs fois, je suis entré chez lui sans qu’il m’invite et plusieurs fois, je l’ai trouvé bourré dans son fauteuil. Il n’enlevait pas sa veste, pas même pour boire, et il buvait beaucoup, du whisky et de la bière pas chère. Il commençait à boire très tôt, après le déjeuner, et s’enivrait jusqu’à plus soif. Je le regardais faire. Une fois je lui ai dit ; Arrête Chapie et emmène-moi pêcher.
Il a éclaté de rire. Un gros rire gras avec des dents sales.
— Y a plus rien à tirer de ma carcasse petit.
Et il a agité sa main handicapée devant mon nez.
— T’as besoin de tous tes doigts pour tirer sur une canne ?
Il m’en a retourné une.
— Et qu’est-ce que t’en sais, toi ?
Sa voix était pâteuse et ses lèvres sèches. Je n’ai pas insisté. Je suis resté jusqu’au soir, jusqu’à ce qu’il s’endorme dans sa veste tachée. Comme il neigeait à gros flocons serrés, je suis entré dans sa chambre pour prendre une couverture. J’avais peur qu’il meurt de froid avec rien que sa veste sur le dos. C’était une chambre triste et nue, avec des photos en noir et blanc collées aux murs. Sur l’une d’elle, Chapie tenait un gros poisson, une bestiole monstrueuse. Près de sa gueule béante, j’ai vu ses cinq doigts ruisselés d’eau.
***
Chapie Jones ne m’a jamais emmené pêché. Mon premier saumon, je l’ai pris beaucoup plus tard, dans une rivière de l’Indiana. Je me souviens qu’il tirait sur la ligne. Si fort que j’ai cru qu’il ne viendrait jamais, mais je n’ai pas lâché, j’ai tenu bon jusqu’à ce qu’il cède. Tout le temps, j’ai pensé à Chapie Jones. A Chapie Jones et ses histoires de pêche. Mon premier saumon, c’est pour lui que je l’ai retiré des eaux.
Chapie ne m’a pas emmené pêché, mais j’ai passé de longues soirées chez lui à regarder de vieux westerns. C’était un chic type quand il ne buvait pas. Un chic type et un peu plus que ça. Quand je pense à Chapie, je le revois dans son fauteuil, avec sa veste et sa main droite sur l’accoudoir. Mais quand je pense à Jones, c’est le pêcheur sur la photo que je revois. Un gars solide à la peau qui ruisselle, un gros poisson entre les bras. Quand je pêchais dans l’Indiana, c’est à ce Chapie-là que j’ai rêvé. C’est pour ce Chapie-là que je n’ai pas lâché.