Laure Carin
Fugue
Ce n’est pas moi. La maison a une cave, la cave une porte, la porte un verrou, et le verrou est à l’extérieur. Alors je descends à la cave, je ferme la porte et je pousse le verrou. Voilà tout. La fille est jeune, très jeune, de longs cheveux, de grands yeux, et elle me regarde derrière ses longs cheveux avec ses grands yeux. Alors, bien sûr, je ferme. Et je reste là, la main en suspens, sans penser à rien. Je suis effaré, hébété. Combien de temps ? Oh ! pas longtemps… Le temps de réagir, cligner des yeux, refermer la bouche, abaisser le bras… Le temps de réaliser en fait – quoique, par moment, j’aie l’impression de ne pas avoir encore bien réalisé… Mais qu’est-ce que j’ai fait ? En tout cas, la première fois, ça n’a duré qu’un instant.
Oui, mais voilà, la maison n’est pas qu’une simple maison. C’est une longère abandonnée au fonds d’un bois, un tas de vieilles pierres sous un toit d’ardoises, une pièce unique, tout en longueur, basse et étroite, des murs de granit noirs de suie, de grosses poutres de bois brut, de la terre battue. Et puis la cave est aménagée. Il y a, étalée à même le sol, une couverture de laine bordée d’un ruban de satin élimé, à côté, une assiette ébréchée pleine d’eau, et, derrière, plus loin dans le coin, un sceau rouillé. Alors bien sûr, il y a une deuxième fois. Et cette fois, c’est consciemment, sciemment même, que je ferme la porte. Clic. Ca fait clic. C’est à cause de la fille aussi, une drôle de fille avec une drôle de touche. Elle porte une blouse de lin fatiguée, une jupe plissée bleu marine et elle n’a pas de souliers. Etrange accoutrement vraiment, usé, pire désuet, entre l’uniforme d’écolière et la toilette de grand-mère, et ça lui va. Les pieds nus, la jupe trop ample, la blouse trop courte, la frange trop longue, ça lui va très bien. Et avec tout ça, ce côté maigre et débraillé, souillon, elle me fixe, la petite vicieuse, elle me fixe de ses grands yeux humides. Alors il y a un silence, après le déclic, un long silence. Forcément, la seconde fois, c’est plus long, beaucoup plus long.
Maintenant, c’est fini. Je suis chez moi, dans ma chambre, dans mon lit, seul. Allongé sur le dos, les bras le long du corps, les mains ouvertes, les yeux clos, je ne fais pas de cauchemar, je ne rêve pas, je dors. Oui, je dors paisiblement. Par moment, seulement, j’ai comme un flash, soudain la fille se dresse devant moi dans le noir. Elle non plus ne bronche pas, elle non plus ne comprend pas, elle est aussi incrédule que moi. Elle est là, debout, dans la cave, elle me dévisage, et elle demande, Peter ? Peter, qu’est-ce que tu fais ?
Je roule. Je prends la voiture, je sors de Paris et je fonce sur l’autoroute. Je ne vais nulle part, je n’ai pas de destination, même pas de direction, je roule au hasard. Je m’échappe. Dès que je peux, je lève le pied, je quitte les grands axes, je prends les départementales, les petites routes de campagne. Je traverse des villes, des villages que je ne connais pas et que je ne veux pas connaître. Je ne regarde pas les paysages, je me fous des paysages, je regarde droit devant. Peu à peu, je ralentis jusqu’à rouler au pas et, à un moment, dans un coin désert, près d’un champ, à l’orée d’un bois, je me gare. Je descends, je fais quelques pas, je marche sur le bas-côté, je saute un fossé, je grimpe un talus, je suis un sentier, j’allume une clope et je m’arrête. Il faut croire que je suis arrivé. En tout cas, c’est comme ça, sans le chercher, que je trouve le squat.
Depuis je reviens là et je ne sais pas pourquoi. A chaque fois, c’est pareil. A un moment, je me retrouve le cul par terre à boire une bière : je m’emmerde. Au début, pourtant, tout va bien. Je pose mon sac. Je n’amène pas grand chose, sinon à quoi ça sert de venir, je fais avec ce qu’il y a. Je ramasse du petit bois et je fais du feu dans la cheminée en fonte. Je mange sur un coin de table, assis sur le banc, des petits pains au lait dans de la vaisselle en faïence. Je dors tout habillé sur le matelas nu, enroulé dans une grosse couverture, la tête sur ma polaire et sous le crucifix en bronze. Je tire l’eau du puits et je fais ma toilette en tee-shirt debout devant l’évier en émail niché dans le mur. Je ne me rase pas, il n’y a pas de miroir, je ne peux pas voir ma gueule et ça ne me manque pas. Puis je commence à tourner en rond, à me poser des questions. Mon portable ne capte pas, l’internet ne passe pas et je me demande ce que je fous là, à plus de trois heures de Paris, seul. Je sens que je m’énerve. Je fouille, j’ouvre tout, le buffet grossier surmonté d’un vaisselier, l’armoire une porte aux ferrures et fiches en fer, la malle couverte de peau de chèvre, le tiroir de la grosse table de ferme chevillée, je sors tout, les ustensiles de ménage, les ustensiles de cuisine, le linge de maison, de corps, je ne trouve rien… Rien qui me parle… Rien pour moi… Alors, calmé d’un coup, je m’assois par terre et je prends une bière. Dans le foyer, le feu brûle encore. La malle, le bahut béent, la porte de l’armoire bat lentement. Partout, jonchant le sol, renversées, retournées, de vieilles affaires, vestiges d’une vieille vie. Et moi, adossé au mur de pierres, jambes étendues, qui fixe sans la voir la trappe métallique devant moi et qui pense à des trucs, des vieux trucs dont je ne m’occupe pas d’habitude, des trucs vagues dont je me souviens mal. Bref, je m’emmerde intensément. Vivement que je me tire d’ici.
La fille, non plus, ne me plaît pas. Il y en a plein, des filles comme ça. Elles sont jeunes, trop jeunes pour être seules, mais rien à battre, elles sont seules et elles gèrent. Elles hantent les gares, les abords des gares, les halls de gare, les quais de gare, mais elles ne prennent pas le car, elles ne prennent pas le train. Elles errent dans les parkings, elles traînent sur les trottoirs, elles se plantent à un carrefour, à proximité d’une entrée d’autoroute, d’un échangeur, au pied d’un feu vert, et elles regardent passer les voitures. Elles ne sont pas sur le départ, elles sont parties déjà, elles savent. Non, elles attendent. Elles attendent quelque chose, quelqu’un peut-être même, on ne sait pas, elles ne le savent pas davantage, probablement rien. On leur fait une espèce de sourire, on leur dit trois mots gentils, on leur paie un Mcdo, une carte prépayée, une barrette de shit, et on les prend debout contre le mur des toilettes, quand il y a des toilettes. C’est sordide, mais ces filles sont sordides, jolies, cyniques et sordides, et puis, on se protège, on met une capote, on décharge et on oublie aussitôt.
Cette fille est comme toutes les autres, sauf qu’elle ne joue pas les grandes. Peut-être qu’elle essaie et qu’elle n’y arrive pas. C’est ce qui la fait paraître si petite. Je fais avec elle comme je fais avec les autres, je me vide les couilles - T’es pas vierge au moins ? – et je remonte en voiture, mais elle me suit. Elle ne dit rien, elle ne prend pas le temps de se rajuster, elle trottine derrière moi – j’entends le couinement affolé de ses baskets sur le goudron – et soudain elle s’arrête net au milieu du parking de l’aire de repos, dans la fumée du pot d’échappement, jean troué, sweet university, sac à dos à la main, en plein dans mon rétroviseur. Elle le tient à deux mains, son sac, par les bretelles, juste quelques centimètres au-dessus du sol. Je ne sais pas ce qu’elle me veut, je ne peux rien pour elle. Elle l’a fait. Elle avait dit qu’elle le ferait. Elle a prévenu, elle a menacé, elle a supplié, elle allait partir, elle partait et elle ne reviendrait pas… Et elle ne reviendra pas. C’est pour ça. C’est pour ça qu’elle est là, dans mon retro, au bord des larmes. Jusqu’à maintenant, elle a été forte, elle a tenu bon, et pour l’instant, elle arrive encore à se contenir, mais, c’est sûr, d’une seconde à l’autre, elle va craquer. Moi, ça, je ne supporte pas, c’est physique, je ne peux pas. En vérité, cette fille n’est pas sordide, elle est pathétique, c’est infiniment pire.
Il ne faut pas croire. Je ne suis pas un marginal. Je suis un gars très normal. La plupart du temps, je suis devant mon écran, j’attends la pause. Et soudain je ne sais pas ce qui m’arrive, un coup de folie. Me voilà dans les bois déguisé en pêcheur, avec une barbe de deux jours, à patauger joyeusement dans la gadoue. Et, attention, j’ai tout l’attirail, les grandes bottes en caoutchouc kaki à semelles crantées, les cuissardes en PVC avec renforts aux genoux et sangles clippées, le gilet technique olive 11 poches sans manche, la totale – il ne me manque que la canne à pêche. Moi qui ne peux pas blairer la nature, les gentils écolos, les petits oiseaux, je m’éclate. Je renverse la tête, j’écarte les bras, et je tourne sur moi-même en regardant le ciel. Je pisse contre un arbre, je lance des pierres dans l’eau, je saute à pieds joints dans les flaques, je manie une grande baguette de bois. Et je ne me sens pas ridicule, ca ne me paraît pas incongru de faire le guignol comme ça au beau milieu de nulle part, au contraire. J’adore, c’est un jeu. Je gueule, je dis des obscénités, je chante aussi. Je chante La Reine des neiges à plein poumon - putain, La Reine des neiges, cette grosse daube girly, je la connais par cœur, c’est Alice, ma fille, elle passe en boucle le DA à la maison. LIBERÉE, DELIVRÉE ! Ca, pour gueuler, je gueule. NANANA, NANANA, NA NA NANANA NA ! Avec les gestes, STP ! Stop. Je m’arrête. Visage sérieux. Regard intense de pétasse blonde. LE FROID EST POUR MOI LE PRIX DE LA LIBERTÉ. J’attrape un pan de mon gilet technique, et dans un grand moulinet de bras, je le rabats sur mon tee-shirt. Tchac ! Et puis je ris. Je ris très haut, très fort. Je ne sais pas ce que j’ai, je n’ai rien pris et je suis euphorique, hystérique. Je me sens vivant, tellement vivant ! Mettons que ce soit l’air, le grand air. Ouais, y a qu’à dire ça. C’est comme si j’étais à l’air libre pour la première fois, comme si je sortais pour la toute première fois. Il y a quelque part là-bas, pas si loin, dans mon dos, la maison, la cave. Je ne reste pas derrière la porte. Je ne suis pas obligé. Après tout, moi, je suis libre, non ? C’est la fille qui est enfermée… Et puis ça passe comme ça vient. La pause est finie. Je me rassois devant mon ordi, je me remets au boulot. Et quand je relève la tête et que je regarde par la fenêtre, – parce qu’en fait, il y a une fenêtre à côté de mon bureau, il fait déjà noir.
Je dis viens, je t’emmène. La nuit est tombée sur l’aire de repos et la fille est au bord des larmes. Je ne peux pas la laisser là comme ça. Il faut que je fasse quelque chose. Je n’ai pas le choix. Il y a urgence. Alors je ne calcule pas. Tout de suite, je dis viens et elle vient. C’est ça, le pire. Je dis viens, et, tout de suite, elle vient. Si ce n’est pas hallucinant ? Je ne dis rien de plus, je n’en sais pas plus. Je ne dis pas où je l’emmène, j’en ai aucune idée. Je ne veux pas la ramener à sa mère ni aux flics. Ca, non, ce n’est pas mon genre. Je ne peux pas l’amener chez moi, je ne connais pas son prénom et, chez moi, il y a Alice. Où alors ? Je ne dis pas non plus quand je la ramènerai. Je ne fais aucune promesse, je ne profère aucune menace. Je n’essaie pas de la décider, surtout pas, d’ailleurs, je n’ai pas besoin, elle ne discute pas. Je dis monte et elle monte, entre et elle entre, descends et elle descend. Je ne la force pas, je n’y pense pas, puisqu’elle ne résiste pas. Je ne la prends même pas par la main. Ce n’a pourtant rien de violent, tenir quelqu’un par la main. Après tout, on n’est pas obligé de serrer. C’est un geste plutôt doux, presque tendre. Mais non, pas de tendresse, pas la peine. Elle est si docile, et pourtant en même temps si rétive. Je dis viens, et, sans un regard, sans un mot, elle monte dans la voiture, elle entre dans la maison, elle descend à la cave.
Je ne comprends pas. Elle est libre. Elle a le choix. Mais si, elle a d’autres options, d’autres recours. Faut arrêter, elle est jeune, ok, très jeune peut-être, mais elle n’est pas si désespérée que ça. D’abord, elle a son sac à dos et dans son sac, un peu de fric, son téléphone à forfait bloqué, le numéro de chez elle. Et ici, son portable capte encore, je suis sûr qu’il capte. Alors, non, ce n’est pas vrai qu’elle est seule au monde. Elle n’est pas même vraiment isolée. Elle fait juste sa fiotte. Il y a la caissière de la superette de la station service, qui nous observe derrière son comptoir, la cinquantaine bien tassée, l’uniforme rouge, le visage dur, il y a aussi la silhouette au volant de la vieille Renault qui vibre au rythme des basses à la pompe à essence, et encore la fourgonnette garée à l’écart sur le parking désert. Et ce n’est pas tout. Il y a, plus loin derrière, à quelques centaines de mètres seulement de la maison, passé le muret à demi effondré et le sous-bois clairsemé, la bande noire de la départementale et les lumières jaunes des voitures qui passent sans s’arrêter. Elle est en baskets. Elle a ses longues jambes de sauterelle. Elle n’est pas complétement moche. Elle a ses chances. Je n’ai pas mis la sécurité enfant. La maison n’est pas verrouillée – je n’ai pas la clé. Et, pour l’instant, la porte de la cave est encore ouverte, puisque je suis là, moi, qui la tiens. Il est encore temps. Tu peux encore te sauver, fillette, si tu veux. Mais il faut croire qu’elle ne veut pas. Parce qu’elle reste.
Je ne lui demande pas, moi, de rester, je ne préfère pas, et elle reste. Elle reste assise dans la voiture à l’arrêt, sous la lumière du plafonnier, ceinture bouclée, à fixer les bois sombres au travers le pare-brise. Elle reste immobile dans la pièce unique de la longère, au milieu des meubles vermoulus et des vieilles pierres, à essayer de percer l’obscurité des escaliers avec la lampe de son portable. Elle reste figée sur place, dans le trou noir de la cave, presque indistincte déjà. C’est comme si, à sa manière à la fois passive et rétive, elle se butait, refusant d’aller plus loin, de faire un pas de plus. De toute manière, il n’y a pas plus loin que la cave, fillette. Il n’y a rien au-delà, tu le vois bien. Et, en effet, elle se retourne, elle me dévisage, et, incrédule, elle demande : Peter ? Peter, qu’est-ce que tu fais ? Je ne sais pas, moi, c’est la première fois.
Oui, la première fois, je suis innocent, aussi innocent que la fille, peut-être même plus. Je n’ai pas de plan, aucune intention, ni bonne ni mauvaise. Je n’ai pas même conscience de faire quelque chose. Si elle ne m’avait pas interrogé, je n’aurais jamais rien soupçonné. Mais voilà, elle me fixe de ses grands yeux mouillés et elle me demande, avec ce maigre filet de voix qui est le sien, ce que je fais. Ce que je fais ? Après ça, c’est plié. Il ne s’est rien passé ou presque. Mais désormais je sais. Je ne peux plus jouer au con. J’ai une idée derrière la tête. Elle aussi, d’ailleurs, elle sait. La preuve, elle ne pose plus de question, elle a bien trop peur que je réponde. Si je suis coupable, elle est complice. En tout cas, maintenant que je sais ce que j’ai à faire, je le fais et je le fais bien.
Je commence par la cave. Je veux que la cave ressemble à une vraie cave et je sais exactement à quoi ressemble une vraie cave. Il y a toujours, dans une vraie cave, un matelas nu posé à même le sol. Manque de bol, il n’y a pas de lit simple dans la maison, alors je fais avec ce que j’ai. J’étale par terre une couverture en laine mitée, la couverture dans laquelle je m’enroule quand je dors là-haut, que je prends bien soin de lisser du plat de la main afin qu’elle ne fasse pas de pli. A côté, je dépose une assiette creuse que j’ai remplie d’eau : l’assiette, dénichée dans le vaisselier, est parfaite, liserons bleus à demi effacés, petites ébréchures et longue fêlure. Mais c’est surtout le sceau, que je place avec tact dans le coin derrière, dont je suis fier, une trouvaille : en bois, cerclé de fer, avec anse métallique à boucle, il couine atrocement à chacun de mes pas, hi-hi-hi : c’est le sceau du puits. Voilà. Je dis, voilà ! Peut-être même que je me frotte les mains, que je ricane bêtement, que je pouffe. Je suis content de moi, j’avoue. Du beau boulot. Ah ! J’en connais une qui va être bien installée !
Justement. A la fille maintenant. Je ne peux pas la laisser en sweet, jean et baskets, il faut qu’elle soit convenable pour descendre à la cave. Je pense petite fille sage, je pense vieille dame respectable. Et je choisis une jupe plissée bleu marine râpée, une blouse fripée à fronces et à guipures, une large culotte de coton jauni rehaussée d’un coquet petit nœud de satin. Je glisse un doigt entre le bord de la culotte et sa hanche pour faire ressortir le croquet : j’aime le serpentin du galon rose sur sa peau. Je rejette les mèches rebelles de cheveux derrière ses épaules, je boutonne la boutonnière de sa blouse jusqu’au col et tant pis si l’aréole de ses seins fait une large tâche brune sur le lin. J’ajuste la jupe sur ses hanches, je veux qu’elle tombe bien, qu’elle couvre ses cuisses, qu’elle arrive sous les genoux. L’étoffe, du jersey je crois, est rêche mais bien épaisse, je ne la lâche qu’à regret. Si je n’attache pas la bride de ses souliers et que je la laisse sans chaussures, ce n’est pas par négligence. Il y a bien quelques vieilles paires de souliers, plats ou vernis, au fond dans la malle. Mais à quoi bon ? Elle n’en a pas besoin. A la fin, je recule d’un pas. Je veux voir si c’est réussi. Et oui, c’est réussi. La fille est prête.
Cette fois, ce n’est pas dans ma tête. Je ne suis pas en train de rêver ni de fantasmer. Au contraire, je suis bien réveillé, je suis clair. Cette fois, c’est réel, ça se passe ici et maintenant et ça se passe exactement comme je le décide. Cette fille, c’est une fugueuse. Personne ne sait où elle est. Est-ce qu’on la cherche seulement ? Peu importe. Pour tout le monde, elle est déjà perdue. Elle a disparu de la surface de la terre. Et, pourtant, elle est là, à moins d’un mètre, à portée de main, absolument sans défense, à ma merci, toute à moi. Je me sens tout-puissant, il suffit que j’entre dans la cave et je fais d’elle ce que je veux, tout ce que je veux… Mais je ne suis pas comme ça. Toutes celles qui me connaissent le savent, et ma mère déjà, le disait, pourtant, Peter, il n’est pas comme ça. Moi, je ne la touche pas, je ne l’approche pas, oh non, je reste sagement sur le seuil, le battant dans la main. Pourtant elle chiale ! Elle me regarde et elle braille. Et, cette fois, je sais ce qu’elle veut. Elle veut que j’aie pitié et j’ai pitié. Elle est si pitoyable, les ouin-ouin, les yeux rouges, le nez qui coule, le menton qui dégoutte. Elle laisse pendre son bras, sa main, elle ne s’essuie pas. Crade et vicieuse, une vraie morveuse ! Ah les gosses ! il faut tout le temps les torcher, les corriger ! Comment ne pas avoir pitié ? Bien sûr, j’ai pitié d’elle et j’ai pitié de moi. C’est pour ça. C’est pour l’épargner et pour m’épargner moi aussi. Mieux que ça, plus que ça. Pour nous garder, elle et moi, pour nous garder l’un de l’autre, pour nous sauver tous les deux. C’est pour ça que je ferme la porte. Parce qu’au final, c’est tout ce que je fais, je ferme la porte et je sors. C’est tout et c’est assez.
Dehors, tout est tranquille. Je regarde autour de moi et je reste saisi par la beauté du lieu. Il y a d’abord ce vaste ciel gris, opaque et lumineux. Puis ces bois verts, frais et clairs, des bouquets d’arbres maigres, des hautes herbes par gerbes. Et, à perte de vue, par plages, par touches de brun, d’ocre ou carrément de jaune, la campagne, une campagne toute jeune, toute neuve. C’est le printemps, avril, début avril, le matin. Il a plu il n’y a pas longtemps, mais, à présent, il ne pleut plus. Et, j’ai beau chercher, je ne vois vraiment rien de sombre dans ce paysage, le bandeau d’asphalte de la départementale mis à part. Rien de sinistre non plus, pas même cette charogne, un oiseau écrasé, un merle noir, je crois, que je retourne du bout de ma botte, rien de triste. Ce trou perdu, en fin de compte, n’est pas si perdu que ça, mais il est tranquille et, moi aussi, ici, je suis tranquille. Oh si tranquille !
Maintenant, c’est fini. Je suis chez moi, dans ma chambre, dans mon lit, seul. Allongé sur le dos, les bras le long du corps, les mains ouvertes, les yeux clos, je ne fais pas de cauchemar, je ne rêve pas, je dors. Oui, je dors paisiblement. Par moment, seulement, j’ai comme un flash, soudain la fille se dresse devant moi dans le noir. Elle non plus ne bronche pas, elle non plus ne comprend pas, elle est aussi incrédule que moi. Elle est là, debout, dans la cave, elle me dévisage, et elle demande, Peter ? Peter, qu’est-ce que tu fais ?
Je roule. Je prends la voiture, je sors de Paris et je fonce sur l’autoroute. Je ne vais nulle part, je n’ai pas de destination, même pas de direction, je roule au hasard. Je m’échappe. Dès que je peux, je lève le pied, je quitte les grands axes, je prends les départementales, les petites routes de campagne. Je traverse des villes, des villages que je ne connais pas et que je ne veux pas connaître. Je ne regarde pas les paysages, je me fous des paysages, je regarde droit devant. Peu à peu, je ralentis jusqu’à rouler au pas et, à un moment, dans un coin désert, près d’un champ, à l’orée d’un bois, je me gare. Je descends, je fais quelques pas, je marche sur le bas-côté, je saute un fossé, je grimpe un talus, je suis un sentier, j’allume une clope et je m’arrête. Il faut croire que je suis arrivé. En tout cas, c’est comme ça, sans le chercher, que je trouve le squat.
Depuis je reviens là et je ne sais pas pourquoi. A chaque fois, c’est pareil. A un moment, je me retrouve le cul par terre à boire une bière : je m’emmerde. Au début, pourtant, tout va bien. Je pose mon sac. Je n’amène pas grand chose, sinon à quoi ça sert de venir, je fais avec ce qu’il y a. Je ramasse du petit bois et je fais du feu dans la cheminée en fonte. Je mange sur un coin de table, assis sur le banc, des petits pains au lait dans de la vaisselle en faïence. Je dors tout habillé sur le matelas nu, enroulé dans une grosse couverture, la tête sur ma polaire et sous le crucifix en bronze. Je tire l’eau du puits et je fais ma toilette en tee-shirt debout devant l’évier en émail niché dans le mur. Je ne me rase pas, il n’y a pas de miroir, je ne peux pas voir ma gueule et ça ne me manque pas. Puis je commence à tourner en rond, à me poser des questions. Mon portable ne capte pas, l’internet ne passe pas et je me demande ce que je fous là, à plus de trois heures de Paris, seul. Je sens que je m’énerve. Je fouille, j’ouvre tout, le buffet grossier surmonté d’un vaisselier, l’armoire une porte aux ferrures et fiches en fer, la malle couverte de peau de chèvre, le tiroir de la grosse table de ferme chevillée, je sors tout, les ustensiles de ménage, les ustensiles de cuisine, le linge de maison, de corps, je ne trouve rien… Rien qui me parle… Rien pour moi… Alors, calmé d’un coup, je m’assois par terre et je prends une bière. Dans le foyer, le feu brûle encore. La malle, le bahut béent, la porte de l’armoire bat lentement. Partout, jonchant le sol, renversées, retournées, de vieilles affaires, vestiges d’une vieille vie. Et moi, adossé au mur de pierres, jambes étendues, qui fixe sans la voir la trappe métallique devant moi et qui pense à des trucs, des vieux trucs dont je ne m’occupe pas d’habitude, des trucs vagues dont je me souviens mal. Bref, je m’emmerde intensément. Vivement que je me tire d’ici.
La fille, non plus, ne me plaît pas. Il y en a plein, des filles comme ça. Elles sont jeunes, trop jeunes pour être seules, mais rien à battre, elles sont seules et elles gèrent. Elles hantent les gares, les abords des gares, les halls de gare, les quais de gare, mais elles ne prennent pas le car, elles ne prennent pas le train. Elles errent dans les parkings, elles traînent sur les trottoirs, elles se plantent à un carrefour, à proximité d’une entrée d’autoroute, d’un échangeur, au pied d’un feu vert, et elles regardent passer les voitures. Elles ne sont pas sur le départ, elles sont parties déjà, elles savent. Non, elles attendent. Elles attendent quelque chose, quelqu’un peut-être même, on ne sait pas, elles ne le savent pas davantage, probablement rien. On leur fait une espèce de sourire, on leur dit trois mots gentils, on leur paie un Mcdo, une carte prépayée, une barrette de shit, et on les prend debout contre le mur des toilettes, quand il y a des toilettes. C’est sordide, mais ces filles sont sordides, jolies, cyniques et sordides, et puis, on se protège, on met une capote, on décharge et on oublie aussitôt.
Cette fille est comme toutes les autres, sauf qu’elle ne joue pas les grandes. Peut-être qu’elle essaie et qu’elle n’y arrive pas. C’est ce qui la fait paraître si petite. Je fais avec elle comme je fais avec les autres, je me vide les couilles - T’es pas vierge au moins ? – et je remonte en voiture, mais elle me suit. Elle ne dit rien, elle ne prend pas le temps de se rajuster, elle trottine derrière moi – j’entends le couinement affolé de ses baskets sur le goudron – et soudain elle s’arrête net au milieu du parking de l’aire de repos, dans la fumée du pot d’échappement, jean troué, sweet university, sac à dos à la main, en plein dans mon rétroviseur. Elle le tient à deux mains, son sac, par les bretelles, juste quelques centimètres au-dessus du sol. Je ne sais pas ce qu’elle me veut, je ne peux rien pour elle. Elle l’a fait. Elle avait dit qu’elle le ferait. Elle a prévenu, elle a menacé, elle a supplié, elle allait partir, elle partait et elle ne reviendrait pas… Et elle ne reviendra pas. C’est pour ça. C’est pour ça qu’elle est là, dans mon retro, au bord des larmes. Jusqu’à maintenant, elle a été forte, elle a tenu bon, et pour l’instant, elle arrive encore à se contenir, mais, c’est sûr, d’une seconde à l’autre, elle va craquer. Moi, ça, je ne supporte pas, c’est physique, je ne peux pas. En vérité, cette fille n’est pas sordide, elle est pathétique, c’est infiniment pire.
Il ne faut pas croire. Je ne suis pas un marginal. Je suis un gars très normal. La plupart du temps, je suis devant mon écran, j’attends la pause. Et soudain je ne sais pas ce qui m’arrive, un coup de folie. Me voilà dans les bois déguisé en pêcheur, avec une barbe de deux jours, à patauger joyeusement dans la gadoue. Et, attention, j’ai tout l’attirail, les grandes bottes en caoutchouc kaki à semelles crantées, les cuissardes en PVC avec renforts aux genoux et sangles clippées, le gilet technique olive 11 poches sans manche, la totale – il ne me manque que la canne à pêche. Moi qui ne peux pas blairer la nature, les gentils écolos, les petits oiseaux, je m’éclate. Je renverse la tête, j’écarte les bras, et je tourne sur moi-même en regardant le ciel. Je pisse contre un arbre, je lance des pierres dans l’eau, je saute à pieds joints dans les flaques, je manie une grande baguette de bois. Et je ne me sens pas ridicule, ca ne me paraît pas incongru de faire le guignol comme ça au beau milieu de nulle part, au contraire. J’adore, c’est un jeu. Je gueule, je dis des obscénités, je chante aussi. Je chante La Reine des neiges à plein poumon - putain, La Reine des neiges, cette grosse daube girly, je la connais par cœur, c’est Alice, ma fille, elle passe en boucle le DA à la maison. LIBERÉE, DELIVRÉE ! Ca, pour gueuler, je gueule. NANANA, NANANA, NA NA NANANA NA ! Avec les gestes, STP ! Stop. Je m’arrête. Visage sérieux. Regard intense de pétasse blonde. LE FROID EST POUR MOI LE PRIX DE LA LIBERTÉ. J’attrape un pan de mon gilet technique, et dans un grand moulinet de bras, je le rabats sur mon tee-shirt. Tchac ! Et puis je ris. Je ris très haut, très fort. Je ne sais pas ce que j’ai, je n’ai rien pris et je suis euphorique, hystérique. Je me sens vivant, tellement vivant ! Mettons que ce soit l’air, le grand air. Ouais, y a qu’à dire ça. C’est comme si j’étais à l’air libre pour la première fois, comme si je sortais pour la toute première fois. Il y a quelque part là-bas, pas si loin, dans mon dos, la maison, la cave. Je ne reste pas derrière la porte. Je ne suis pas obligé. Après tout, moi, je suis libre, non ? C’est la fille qui est enfermée… Et puis ça passe comme ça vient. La pause est finie. Je me rassois devant mon ordi, je me remets au boulot. Et quand je relève la tête et que je regarde par la fenêtre, – parce qu’en fait, il y a une fenêtre à côté de mon bureau, il fait déjà noir.
Je dis viens, je t’emmène. La nuit est tombée sur l’aire de repos et la fille est au bord des larmes. Je ne peux pas la laisser là comme ça. Il faut que je fasse quelque chose. Je n’ai pas le choix. Il y a urgence. Alors je ne calcule pas. Tout de suite, je dis viens et elle vient. C’est ça, le pire. Je dis viens, et, tout de suite, elle vient. Si ce n’est pas hallucinant ? Je ne dis rien de plus, je n’en sais pas plus. Je ne dis pas où je l’emmène, j’en ai aucune idée. Je ne veux pas la ramener à sa mère ni aux flics. Ca, non, ce n’est pas mon genre. Je ne peux pas l’amener chez moi, je ne connais pas son prénom et, chez moi, il y a Alice. Où alors ? Je ne dis pas non plus quand je la ramènerai. Je ne fais aucune promesse, je ne profère aucune menace. Je n’essaie pas de la décider, surtout pas, d’ailleurs, je n’ai pas besoin, elle ne discute pas. Je dis monte et elle monte, entre et elle entre, descends et elle descend. Je ne la force pas, je n’y pense pas, puisqu’elle ne résiste pas. Je ne la prends même pas par la main. Ce n’a pourtant rien de violent, tenir quelqu’un par la main. Après tout, on n’est pas obligé de serrer. C’est un geste plutôt doux, presque tendre. Mais non, pas de tendresse, pas la peine. Elle est si docile, et pourtant en même temps si rétive. Je dis viens, et, sans un regard, sans un mot, elle monte dans la voiture, elle entre dans la maison, elle descend à la cave.
Je ne comprends pas. Elle est libre. Elle a le choix. Mais si, elle a d’autres options, d’autres recours. Faut arrêter, elle est jeune, ok, très jeune peut-être, mais elle n’est pas si désespérée que ça. D’abord, elle a son sac à dos et dans son sac, un peu de fric, son téléphone à forfait bloqué, le numéro de chez elle. Et ici, son portable capte encore, je suis sûr qu’il capte. Alors, non, ce n’est pas vrai qu’elle est seule au monde. Elle n’est pas même vraiment isolée. Elle fait juste sa fiotte. Il y a la caissière de la superette de la station service, qui nous observe derrière son comptoir, la cinquantaine bien tassée, l’uniforme rouge, le visage dur, il y a aussi la silhouette au volant de la vieille Renault qui vibre au rythme des basses à la pompe à essence, et encore la fourgonnette garée à l’écart sur le parking désert. Et ce n’est pas tout. Il y a, plus loin derrière, à quelques centaines de mètres seulement de la maison, passé le muret à demi effondré et le sous-bois clairsemé, la bande noire de la départementale et les lumières jaunes des voitures qui passent sans s’arrêter. Elle est en baskets. Elle a ses longues jambes de sauterelle. Elle n’est pas complétement moche. Elle a ses chances. Je n’ai pas mis la sécurité enfant. La maison n’est pas verrouillée – je n’ai pas la clé. Et, pour l’instant, la porte de la cave est encore ouverte, puisque je suis là, moi, qui la tiens. Il est encore temps. Tu peux encore te sauver, fillette, si tu veux. Mais il faut croire qu’elle ne veut pas. Parce qu’elle reste.
Je ne lui demande pas, moi, de rester, je ne préfère pas, et elle reste. Elle reste assise dans la voiture à l’arrêt, sous la lumière du plafonnier, ceinture bouclée, à fixer les bois sombres au travers le pare-brise. Elle reste immobile dans la pièce unique de la longère, au milieu des meubles vermoulus et des vieilles pierres, à essayer de percer l’obscurité des escaliers avec la lampe de son portable. Elle reste figée sur place, dans le trou noir de la cave, presque indistincte déjà. C’est comme si, à sa manière à la fois passive et rétive, elle se butait, refusant d’aller plus loin, de faire un pas de plus. De toute manière, il n’y a pas plus loin que la cave, fillette. Il n’y a rien au-delà, tu le vois bien. Et, en effet, elle se retourne, elle me dévisage, et, incrédule, elle demande : Peter ? Peter, qu’est-ce que tu fais ? Je ne sais pas, moi, c’est la première fois.
Oui, la première fois, je suis innocent, aussi innocent que la fille, peut-être même plus. Je n’ai pas de plan, aucune intention, ni bonne ni mauvaise. Je n’ai pas même conscience de faire quelque chose. Si elle ne m’avait pas interrogé, je n’aurais jamais rien soupçonné. Mais voilà, elle me fixe de ses grands yeux mouillés et elle me demande, avec ce maigre filet de voix qui est le sien, ce que je fais. Ce que je fais ? Après ça, c’est plié. Il ne s’est rien passé ou presque. Mais désormais je sais. Je ne peux plus jouer au con. J’ai une idée derrière la tête. Elle aussi, d’ailleurs, elle sait. La preuve, elle ne pose plus de question, elle a bien trop peur que je réponde. Si je suis coupable, elle est complice. En tout cas, maintenant que je sais ce que j’ai à faire, je le fais et je le fais bien.
Je commence par la cave. Je veux que la cave ressemble à une vraie cave et je sais exactement à quoi ressemble une vraie cave. Il y a toujours, dans une vraie cave, un matelas nu posé à même le sol. Manque de bol, il n’y a pas de lit simple dans la maison, alors je fais avec ce que j’ai. J’étale par terre une couverture en laine mitée, la couverture dans laquelle je m’enroule quand je dors là-haut, que je prends bien soin de lisser du plat de la main afin qu’elle ne fasse pas de pli. A côté, je dépose une assiette creuse que j’ai remplie d’eau : l’assiette, dénichée dans le vaisselier, est parfaite, liserons bleus à demi effacés, petites ébréchures et longue fêlure. Mais c’est surtout le sceau, que je place avec tact dans le coin derrière, dont je suis fier, une trouvaille : en bois, cerclé de fer, avec anse métallique à boucle, il couine atrocement à chacun de mes pas, hi-hi-hi : c’est le sceau du puits. Voilà. Je dis, voilà ! Peut-être même que je me frotte les mains, que je ricane bêtement, que je pouffe. Je suis content de moi, j’avoue. Du beau boulot. Ah ! J’en connais une qui va être bien installée !
Justement. A la fille maintenant. Je ne peux pas la laisser en sweet, jean et baskets, il faut qu’elle soit convenable pour descendre à la cave. Je pense petite fille sage, je pense vieille dame respectable. Et je choisis une jupe plissée bleu marine râpée, une blouse fripée à fronces et à guipures, une large culotte de coton jauni rehaussée d’un coquet petit nœud de satin. Je glisse un doigt entre le bord de la culotte et sa hanche pour faire ressortir le croquet : j’aime le serpentin du galon rose sur sa peau. Je rejette les mèches rebelles de cheveux derrière ses épaules, je boutonne la boutonnière de sa blouse jusqu’au col et tant pis si l’aréole de ses seins fait une large tâche brune sur le lin. J’ajuste la jupe sur ses hanches, je veux qu’elle tombe bien, qu’elle couvre ses cuisses, qu’elle arrive sous les genoux. L’étoffe, du jersey je crois, est rêche mais bien épaisse, je ne la lâche qu’à regret. Si je n’attache pas la bride de ses souliers et que je la laisse sans chaussures, ce n’est pas par négligence. Il y a bien quelques vieilles paires de souliers, plats ou vernis, au fond dans la malle. Mais à quoi bon ? Elle n’en a pas besoin. A la fin, je recule d’un pas. Je veux voir si c’est réussi. Et oui, c’est réussi. La fille est prête.
Cette fois, ce n’est pas dans ma tête. Je ne suis pas en train de rêver ni de fantasmer. Au contraire, je suis bien réveillé, je suis clair. Cette fois, c’est réel, ça se passe ici et maintenant et ça se passe exactement comme je le décide. Cette fille, c’est une fugueuse. Personne ne sait où elle est. Est-ce qu’on la cherche seulement ? Peu importe. Pour tout le monde, elle est déjà perdue. Elle a disparu de la surface de la terre. Et, pourtant, elle est là, à moins d’un mètre, à portée de main, absolument sans défense, à ma merci, toute à moi. Je me sens tout-puissant, il suffit que j’entre dans la cave et je fais d’elle ce que je veux, tout ce que je veux… Mais je ne suis pas comme ça. Toutes celles qui me connaissent le savent, et ma mère déjà, le disait, pourtant, Peter, il n’est pas comme ça. Moi, je ne la touche pas, je ne l’approche pas, oh non, je reste sagement sur le seuil, le battant dans la main. Pourtant elle chiale ! Elle me regarde et elle braille. Et, cette fois, je sais ce qu’elle veut. Elle veut que j’aie pitié et j’ai pitié. Elle est si pitoyable, les ouin-ouin, les yeux rouges, le nez qui coule, le menton qui dégoutte. Elle laisse pendre son bras, sa main, elle ne s’essuie pas. Crade et vicieuse, une vraie morveuse ! Ah les gosses ! il faut tout le temps les torcher, les corriger ! Comment ne pas avoir pitié ? Bien sûr, j’ai pitié d’elle et j’ai pitié de moi. C’est pour ça. C’est pour l’épargner et pour m’épargner moi aussi. Mieux que ça, plus que ça. Pour nous garder, elle et moi, pour nous garder l’un de l’autre, pour nous sauver tous les deux. C’est pour ça que je ferme la porte. Parce qu’au final, c’est tout ce que je fais, je ferme la porte et je sors. C’est tout et c’est assez.
Dehors, tout est tranquille. Je regarde autour de moi et je reste saisi par la beauté du lieu. Il y a d’abord ce vaste ciel gris, opaque et lumineux. Puis ces bois verts, frais et clairs, des bouquets d’arbres maigres, des hautes herbes par gerbes. Et, à perte de vue, par plages, par touches de brun, d’ocre ou carrément de jaune, la campagne, une campagne toute jeune, toute neuve. C’est le printemps, avril, début avril, le matin. Il a plu il n’y a pas longtemps, mais, à présent, il ne pleut plus. Et, j’ai beau chercher, je ne vois vraiment rien de sombre dans ce paysage, le bandeau d’asphalte de la départementale mis à part. Rien de sinistre non plus, pas même cette charogne, un oiseau écrasé, un merle noir, je crois, que je retourne du bout de ma botte, rien de triste. Ce trou perdu, en fin de compte, n’est pas si perdu que ça, mais il est tranquille et, moi aussi, ici, je suis tranquille. Oh si tranquille !