Elias Thuloup
Tingis
Caché derrière un rideau, Smaïl écoutait sa mère traduire à l’assemblée des femmes occupant le salon les propos de l’étrangère récemment arrivée en ville : une jeune femme en pantalon, aux cheveux courts ; les yeux clairs et bleus comme des glaçons.
« Et vos maris ? Est-ce qu’ils sont tendres ? Est-ce qu’ils vous caressent ? »
Comme à chacune de ses interventions auprès des femmes du quartier, l’étrangère parlait ferme. Une rumeur parcourut l’assemblée. Smaïl rougit, sans savoir exactement pourquoi, gêné par cette allusion - qu’il devinait audacieuse - à ce qu’il était trop jeune pour comprendre. Il jeta un œil inquiet à sa grand-mère qui lissait les plis de son caftan dans un coin de la pièce. Elle semblait fort heureusement ne pas écouter la discussion.
« Est-ce qu’ils vous lèchent les seins ? » ajouta l’étrangère avec un air de défi.
A peine sa mère eut-elle traduit que plusieurs femmes se levèrent et quittèrent l’appartement en implorant Dieu ou en proférant des insultes.
Lorsque le calme fût revenu, après la confusion des voiles et des éclats de voix, Smaïl entendit sa grand-mère prendre la parole :
« L’étrangère nous a dit qu’elle était venue à Tingis pour travailler au foyer des femmes et pour leur donner des conseils, ainsi qu’à celles de notre quartier… ma fille, demande lui si elle a des enfants … chacune de nous en a plusieurs … et on dit que dans son pays les femmes n’en ont pas beaucoup … »
La question fut posée. L’étrangère répondit. Elle n’avait pas d’enfants.
La grand-mère conclut avec dépit :
« Je m’en doutais un peu … l’étrangère n’a pas d’enfants … elle a dit qu’elle est venue pour nous donner des conseils … mais … en entendant sa dernière question … je commence à croire qu’elle est plutôt venue pour en prendre …»
Smaïl vit alors sa mère rire comme il ne l’avait jamais vu rire auparavant. Il sortit de sa cachette pour aller l’embrasser, mais elle lui ordonna, le rouge au front, d’aller se coucher.
*
Quoiqu’encore endormi, Smaïl entendit l’appel. Le chant se mêlait à son rêve, au sable, au désert. Le nom de Dieu s’étirait en notes fixes et sa conscience y prit appui pour échapper au sommeil. Chaque louange était un pas de plus vers la lumière du jour.
A cette époque de l’année, la prière du matin coïncidait avec le levé du soleil. Les yeux mi-clos, il gagna le balcon, saisit les frais barreaux, y appuya sa tête d’enfant pour observer la ville. Une brume venue de l’océan occupait les bas-quartiers, comblait les vides, dessinait les contours d’îles colorées sur lesquelles flottait le chant des minarets.
C’était là sa ville rêvée. Calme, douce et pieuse. Si peu semblable à elle-même. Telle qu’elle se montrait aux fidèles de la première heure du jour, comme la promesse d’un autre monde.
« Dieu est grand » murmura-t-il dans l’élan de sa foi enfantine ; et de toutes ses forces il voulut que ce moment durât éternellement.
Or, tandis qu’il fermait les yeux sur cette prière, une étrange caresse passa sur ses tempes et ses oreilles. Il perdit l’équilibre et se sentit tomber en avant. Ses épaules heurtèrent les barreaux et il comprit que sa tête était passée au travers. Il ouvrit les yeux au dessus du vide. A genoux sur le carrelage du balcon, il tenta de se dégager. En vain.
La manifestation d’hier soir avait laissé dernière elle une pluie de confettis et de détritus. La rue et les trottoirs s’offraient à lui sous un angle nouveau. Smaïl pouvait voir, en contrebas, jusqu’à la place de l’Indépendance où il était descendu la veille pour regarder passer le cortège.
Sur le trottoir d’en face, Smaïl aperçut celui que tout le monde appelait « l’Ange », fumant voluptueusement au milieu des détritus ; et qui l’observait en souriant.
*
« Comment va la jeunesse ? » interrogea l’Ange.
Smaïl douta qu’il puisse compter sur cet être singulier qui, lorsqu’il ne mendiait pas, chassait les oiseaux du jardin public ou tenait en pleine rue des discours qui faisaient rire les adultes et qu’il ne comprenait pas. « Si c’est de la folie, elle a de la méthode » commentait sa mère.
Hier soir encore, pendant la manifestation, l’Ange s’était distingué au milieu de la foule.
« Le Palais a finalement accepté des réformes » avait dit sa mère au téléphone dans l’après-midi. « Ce soir, tout le monde sera dans la rue pour s’en attribuer le mérite. Les amis du Roi et les autres. »
Après dîner, Smaïl avait échappé à sa surveillance pour rejoindre le cortège.
Aussitôt sorti de son immeuble, le grondement de la foule l’avait submergé et avait empli ses oreilles, incapables de distinguer les chants et les cris. Il s’était retranché en lui-même, sous une eau claire qui avait étouffé les sons du dehors, en même temps que son regard s’était aiguisé, que sa vigilance s’était accrue.
Face à lui, le défilé et les banderoles : chaque délégation marquant un arrêt au milieu de la place, face à la Préfecture de police.
Au seuil de celle-ci un petit homme moustachu prenait des notes sur un carnet. L’Ange s’était glissé derrière lui et avait ostensiblement lu par-dessus son épaule, avec un air de grave approbation. Alerté par les rires, le petit homme avait chassé l’Ange sans ménagement. Celui-ci s’était retrouvé au milieu de la place, face au convoi.
A cet endroit, il commença d’accueillir chaque délégation par une pantomime improvisée :
« Chambre de Commerce de Tingis - Cercle des armateurs ». Cinq hommes élégants suivaient la banderole. L’Ange enfla son ventre comme une baudruche et adopta une démarche satisfaite et digestive.
« Darna - Le foyer des femmes ». Elles étaient une poignée, souriantes sous des voiles de couleurs vives. L’Ange recoiffa les cheveux qu’il n’avait plus, feignit de se cacher pudiquement le visage et lança des œillades torrides de derrière ses mains crasseuses.
« Union Tingitane des coiffeurs et barbiers ». Une vingtaine d’hommes de tous âges et de toutes tailles défilaient en blouse, parfaitement glabres et souvent gominés. L’Ange lissa une barbe imaginaire et marmonna d’hostiles imprécations, l’index levé au ciel.
Alors que plusieurs policiers en uniforme semblaient interroger le petit homme moustachu au sujet de l’Ange, la plus importante délégation arriva:
« USJT (Union Sportive de la Jeunesse de Tingis) ». Brandissant drapeaux et fumigènes, l’avenir du pays occupait toute la largeur du boulevard et avançait comme une coulée de lave.
L’Ange n’eut pas le temps de lever le poing au ciel en signe de victoire. De jeunes bras le hissèrent sur le capot d’une camionnette qui l’emporta triomphalement sous les acclamations du peuple.
*
« Comment va la jeunesse ? » répéta l’Ange.
« Regarde moi … je suis coincé … s’il te plaît, va chercher ma mère à son travail, au lycée. Dis-lui de venir tout de suite. ».
« Dieu est grand »
« Que dis-tu ? »
« Dieu est grand. Il t’a placé à ton exacte place … en apesanteur … quelque part entre la terre et le ciel »
« Ne blasphème pas et va chercher ma mère »
« Je ne blasphème pas. Dieu est partout et il a voulu que tu sois où tu es … quelque part entre le ciel et la terre …»
« S’il te plaît, tais-toi et va chercher ma mère … »
Un attroupement s’était formé au pied de l’immeuble et Smaïl ne pouvait détourner la tête de tous ces visages qui le regardaient fixement.
Une femme : Qu’a-t-il fait à Dieu pour mériter ça ?
L’Ange : « J’ai lu sur tes lèvres. Tu priais Dieu que ce moment dure éternellement. Ta volonté a été entendue. Et ainsi grâce à Dieu, tu vis maintenant ta vie comme tu voulais qu’elle se répète éternellement »
Un homme : N’écoute pas ce vieux fou … si ta tête est passée dans un sens, elle doit bien pouvoir passer dans l’autre … allez, un peu de volonté. »
Smaïl, en se débattant de toutes ses forces, ne parvint qu’à faire vibrer les barreaux de sa cage qui produisit un grondement inquiétant.
Une femme autoritaire: « Je ne vois qu’une solution : il faudrait tirer bien fort pour que ça passe et prier bien fort pour que ça tienne ! »
Smaïl regardait la foule avec épouvante au travers de ses larmes.
L’Ange : « Regarde l’univers. Il ne cesse pas de s’étendre. Il n’avait encore jamais été si vaste. Les galaxies s’entrechoquent et se brisent comme des assiettes. La terre est plus proche de sa fin que de son début. Un gouffre de feu est sur nos têtes qui bientôt anéantira tout … et toi, pendant ce temps, tu rêves seulement de demeurer immobile à contempler la brume. »
Smaïl : « Pitié ! »
L’Ange : « Regarde les hommes de cette ville. Ils ne cesseront jamais de s’agiter. Ils n’avaient encore jamais atteint un tel degré d’excellence. Ils n’avaient encore jamais atteint un tel degré d’abjection. Et ils ne cesseront jamais de s’épuiser à courir après le meilleur. Et ils ne cesseront jamais de s’épuiser à courir après le pire … et toi, pendant ce temps, tu rêves seulement de demeurer immobile à contempler la brume ».
Smaïl : « Pitié ! »
L’Ange : « Regarde. Il n’y jamais eu autant d’enfants à naître dans notre ville. Il n’y a jamais eu autant d’enfants à mourir dans notre ville. Et les survivants n’ont qu’une seule idée en tête … « Get rich or die tryin’ » … ils préfèrent perdre la vie plutôt que de perdre une chance d’être riches … et toi, pendant ce temps, tu rêves seulement de demeurer immobile à contempler la brume. »
Smaïl : « Tais-toi ! »
L’Ange : « Tu es l’oiseau de Dieu qui vole sans déployer ses ailes »
Enfin, la mère de Smaïl arriva, fendit la foule, s’engouffra sans un mot dans l’immeuble et apparut sur le balcon.
Elle souleva à moitié son fils et, à force d’essayer, le crâne repassa entre les barreaux. Un discret froissement assura le public - soudain parcouru de frissons - que les oreilles avaient bien suivi la tête.
« Qu’est-ce que tu as fait ? » hurla la mère.
« Rien. Je priais ! » répondit Smaïl dans un sanglot.
Et la main maternelle s’abattit sans retenue sur les oreilles déjà rougies, au milieu des cris d’effroi et des rires.