Gérard Ambroise
Antoine
§
- Tu t’intéresses au foot ?
Le soir du retour des vacances de Noël Patrice, mon voisin de chambre à la cité universitaire de Caen, frappe à ma porte pour me poser cette question surprenante.
- Un peu. Pourquoi ?
- J’aimerais que tu me remplaces le dimanche. Tu sais que ce jour-là je couvre un match du championnat régional de foot pour Ouest France.
- Est-ce dans mes cordes ?
- Tu verras c’est fastoche.
Il court dans sa chambre et revient avec un classeur où il conserve une copie de chacun de ses articles. Il me le confie.
- Tu n’auras qu’à m’imiter.
J’accepte.
Patrice termine sa licence en droit. Je suis étudiant en philosophie. Nous avons sympathisé le trimestre précédent et sommes allés plusieurs fois au cinéma ensemble. Il m’avait alors parlé de ses piges pour le journal local Il m’explique qu’à Cherbourg, sa ville d’origine, il vient de rencontrer une fille étudiante à Paris. Coup de foudre réciproque. Il tient à la retrouver chaque week-end. Dans l’immédiat il m’invite à prendre un pot. Pour fêter notre accord.
- Ce que je te propose c’est vraiment sympa comme petit boulot. De l’argent facilement gagné si tu aimes le sport.
Chaque dimanche désormais je couvre un match. Très vite cette activité, nouvelle pour moi, devient une passion. Je passe mes fins d’après-midi à ciseler le compte rendu de la rencontre que je viens d’observer. D’abord en imitant le style simple et direct de Patrice puis en trouvant, peu à peu ma propre écriture. Je mets au point, après quelques tâtonnements, la structure type de mes papiers. Je commence par raconter, en quelques lignes, un incident révélateur du climat du match que je viens de suivre puis j’aligne les informations que les lecteurs attendent en respectant le format qui m’est attribué. Ce nouveau job lamine mon intérêt pour les études que je suis censé poursuivre. Je commence à sécher les cours que je trouve ennuyeux.
Je ne rentre plus chez ma mère, une institutrice d’Argentan, qu’en coup de vent le samedi. Elle s’inquiète. Elle craint que je gâche mes chances de réussite aux examens.
- Si tu as besoin d’un peu plus d’argent je peux puiser dans mes économies… A condition que tu renonces à ce boulot ridicule.
Mon avenir l’obsède et elle est prête à de gros sacrifices pour que j’étudie dans des conditions idéales. Elle souhaite me voir devenir professeur. Et elle met tout en œuvre pour que j’atteigne cet objectif.
- Je ne serai tranquille que lorsque tu auras intégré l’Education Nationale.
C’est l’antienne qu’elle me répète inlassablement depuis que je suis étudiant. Désormais je la laisse causer. Pas une seconde je ne m’imagine renoncer à ma nouvelle activité de reporter sportif. Chaque semaine je continue à couvrir le match qui m’est attribué.
A la fin du printemps je regrette que la saison du foot s’achève si vite. Le dimanche, sans compte rendu à rédiger je me sens désœuvré. Je m’interroge sur mon avenir. La philo ? La discipline me parait désormais désuète. Passer ma vie à commenter des textes de grands penseurs devant des lycéens souvent indifférents. La perspective n’a rien d’exaltant. Devenir journaliste ? C’est mon nouveau rêve. Comment le réaliser ? Et maman ? Ne me contraindra-t-elle pas à suivre l’objectif qu’elle m’a fixé ?
En semaine je lambine sur le campus en attendant de passer mes examens. Sans les réviser sérieusement. Un peu par hasard, en trainant dans un bar, j’apprends d’un autre pigiste d’Ouest France que j’avais croisé plusieurs fois durant l’hiver que Détective cherche un jeune journaliste pour des travaux de réécriture.
- Ce n’est pas pour moi. Il faut s’installer à Paris. J’ai les coordonnées du mec à contacter. Si ça t’intéresse envoie-lui une copie de tes meilleurs articles. Il te convoquera s’il est intéressé.
Le soir même j’expédie mon petit dossier à l’hebdo qui recrute..
Presque par retour du courrier j’obtiens une convocation pour le lundi suivant. En fin d’après-midi. Dans le quartier de la gare Saint Lazare. C’est le jour où je dois passer des épreuves écrites de mes examens de la première session. Je n’hésite pas un instant. Le matin de l’entretien fixé je saute dans le premier train pour Paris.
§
A l’heure convenue je suis reçu par Antoine B…, le directeur de la rédaction de Détective, dans les locaux, pratiquement déserts, de son journal. C’est un homme jovial, un peu enveloppé. Il doit avoir la cinquantaine. Son crâne est dégarni. Il porte un pantalon en toile beige et sa chemisette blanche, largement ouverte, laisse deviner une poitrine velue. Il boite légèrement. Abaissées sur son nez des petites lunettes métalliques, pour la vision de près, renforcent son côté intellectuel. Il correspond davantage à ma représentation d’un écrivain qu’à celle d’un patron de presse.
Je le suis dans son bureau, une pièce dont les murs sont tapissés d’étagères métalliques regorgeant de dossiers et de livres. Sa table de travail, un immense comptoir en bois, est encombrée par plusieurs piles de chemises cartonnées et par un amoncellement d’annuaires et de dictionnaires restés ouverts. Une série de clichés de tailles différentes recouvrent entièrement le sous-main en cuir. Quelques chopes de bière remplies de vieux stylos complètent cet ensemble hétéroclite. Plusieurs portraits de romanciers américains célèbres sont accrochés aux murs. On se croirait dans l’antre d’un bouquiniste.
Il m’interroge sur mes lectures. J’adore les polars. Je cite les derniers qui m’ont emballé. Il me demande quelques précisions, sans doute pour s’assurer que je ne bluffe pas, en ajoutant.
- J’aimerais que tous mes rédacteurs aient l’écriture incisive et directe des auteurs dont nous venons de parler.
Puis il me précise ce qu’il attend de la personne qu’il souhaite recruter.
- Une plume alerte capable de transformer en récits palpitants le contenu des dossiers expédiés par notre réseau d’enquêteurs sur les crimes atroces qui ont frappé l’opinion.
Il me fixe dans les yeux.
- Intéressé ?
- Oui.
- Alors revenez ici demain matin à 9 heures. Libérez-vous pour la journée vous aurez besoin de temps. Vous ferez un essai grandeur nature à partir du classeur que je vous remettrai.
Il m’indique, d’un geste de la main, la pile de chemises cartonnées qui se trouve à sa gauche.
- Si votre papier est bon je le publie dans notre prochain numéro. Ce sera votre première pige… Sinon…
- …Sinon ?
- Vous n’aurez plus qu’à retourner à vos chères études.
Il se tait. Je devine un sourire ironique sur son visage.
- C’est au pied du mur qu’on voit le maçon. Je ne connais pas d’autre méthode de recrutement.
Il me fait signe de me lever. En me raccompagnant il me remet des vieux numéros de son hebdo qui traînent sur une console.
- Je présume que vous n’appartenez pas à notre lectorat habituel. Parcourez ces magazines ce soir, ça vous donnera une idée plus précise de ce que j’attends de vous.
Le lendemain il me guette à l’heure convenue. Il me conduit dans un réduit aveugle, éclairé d’un néon. Avec uniquement une chaise métallique et une table légèrement branlante pour mobilier.
- Installez-vous là. Vous serez tranquille pour travailler, personne ne vous dérangera. J’ai donné des consignes.
Avant de me quitter il ajoute.
- J’ai une journée chargée, je reviendrai vous voir en milieu d’après-midi. Tirez-moi une belle histoire de ça.
Le dossier qu’il vient de me confier est un fourre-tout : des coupures de presse, des photographies de deux pavillons incendiés et des notes manuscrites. Une cassette audio complète ce bric-à-brac. Tous ces documents sont relatifs au geste fou d’un collégien de Romainville, Eric, qui a mis le feu à sa maison avant de disparaître. L’incendie, attisé par un vent violent, a gagné le pavillon mitoyen. La femme de ménage, qui le nettoyait, a péri asphyxiée par les fumées. L’adolescent, recherché par toutes les polices de la région parisienne, reste introuvable depuis quinze jours. Fugue, suicide ? Aucune hypothèse n’est exclue. Eric était, jusqu’à son acte pyromane, un garçon sans histoire. Agé de quatorze ans, de type méditerranéen, il vivait avec sa mère, dont il portait le nom, et sa grand-mère. Il était en quatrième, sérieux et discret d’après ses professeurs.
A part un nouveau récit des faits, sans doute bien connus des lecteurs de Détective, je ne vois pas ce que je peux raconter. Je reste presque deux heures à réfléchir. Je cherche l’inspiration, un angle. Ne trouvant rien je repasse la cassette. Elle contient l’interview d’un copain de classe du jeune incendiaire recueillie par l’un des enquêteurs du journal. Je suis frappé par un détail auquel je n’ai pas prêté attention lors de ma première écoute. Mon esprit, aussitôt, se focalise dessus. Eric, depuis plusieurs mois, ne se séparait jamais d’une vieille photo sépia qui représentait un homme, d’origine maghrébine, d’une trentaine d’années en tenue de sports. Le cliché était abîmé. Pour éviter qu’il ne parte en lambeaux le futur pyromane, qui semblait y tenir comme à la prunelle de ses yeux, le conservait dans une petite pochette en plastique. Il ne le montrait qu’aux camarades en qui il avait pleinement confiance. Lorsqu’il était interrogé sur l’identité du personnage représenté il répondait, avec un air mystérieux : « Je l’ai dérobé dans les affaires personnelles de ma mère. » Il refusait d’apporter la moindre précision complémentaire. Au troisième passage de la bande j’ai eu une intuition : l’individu figurant sur l’instantané était le géniteur d’Eric qui venait de retrouver sa trace dans le sud de la France.
Je tiens mon article. Le garçon s’est enfui d’un logement où il étouffait, prisonnier d’un clan de femmes, pour rejoindre l’homme du cliché. Ce père qui lui manquait tant. Le jour du drame il se trouvait seul dans le petit pavillon de Romainville. Sa mère et sa grand-mère s’étant rendues chez le médecin. Il en a profité pour dérober leur argent. Après s’être emparé des billets il a mis le feu aux rideaux du séjour avant de s’enfuir. Pour rendre mon récit plus vivant je me glisse dans la peau d’Eric et je l’écris à la première personne. Lorsque les informations me manquent je puise dans mon imagination. J’invente. Mon héros, fuyant son domicile, se précipite vers la station de bus la plus proche. Il veut rejoindre la gare de Lyon et sauter dans la première rame TGV pour Marseille. « - Si je le retrouve ma vie va changer. Du tout au tout… » C’est ainsi que débute mon projet d’article qui se poursuit en déroulant le long monologue intérieur que je prête à Eric.
Je cisèle cette sorte de confession. Lorsque Antoine revient me voir je l’ai terminée depuis une dizaine de minutes. Je lui montre mon travail. Il le lit devant moi, le visage impassible. En prenant son temps. Plusieurs fois j’ai l’impression qu’il revient en arrière. Je suis fébrile.
- C’est gonflé petit… mais ça me plait. Beaucoup.
Il semble réfléchir. Son expression s’adoucit.
- Bien sûr il faudra placer quelques bémols. Nous devons être inattaquables sur le plan juridique. Je me charge des corrections.
A son ton je comprends que je suis embauché.
- Je t’attends vendredi à quatorze heures pour la conférence de rédaction. C’est là que je distribue le travail pour la semaine suivante.
Je note le passage du « vous » au « tu ». Sans doute le signe que, désormais, j’appartiens à son équipe. Je m’apprête à le quitter quand il me rappelle. Souriant
- Tu sembles t’être impliqué à fond dans cette histoire… Une parenté secrète avec le fugueur ?
Sur le moment je ne comprends pas où il veut en venir. Il n’insiste pas. Dans la rue je saute de joie. Plusieurs fois. Pour évacuer toute la tension accumulée pendant la journée et savourer ma réussite. Je vis un moment magique. Je crois que, jamais, je n’ai été aussi heureux.
§
Je loge dans un petit hôtel meublé près de la porte de la Chapelle. Le jeudi matin, sans prendre le temps de déjeuner, je me précipite vers le kiosque le plus proche. Je sais que c’est le jour de sortie des hebdomadaires. Le nouveau numéro de Détective porte ce bandeau sur la couverture : Incendie de Romainville : le fugueur à la recherche de son père ? A l’intérieur, en page quatre, il y a mon article. Remanié. Il est précédé par ce chapeau : les nouvelles révélations qui permettent de comprendre le coup de folie du jeune pyromane. Antoine n’a pas modifié mon début. « -Si je le retrouve ma vie va changer. Du tout au tout… » Mon nom figure en toutes lettres au bas de la page. En le découvrant j’éprouve une immense fierté. Je me sens reconnu.
Le lendemain j’arrive en avance à ma première conférence de rédaction. Antoine me rejoint dans la salle qu’une secrétaire vient de m’ouvrir.
- Ton papier a été remarqué. Déjà trois réactions de lecteurs au courrier de ce matin.
Il me montre les lettres arrivées. En soulignant leurs aspects positifs. Je crois que c’est sa manière discrète de m’encourager à poursuivre. A la fin de la réunion il m’invite à prendre un pot avec tous les journalistes présents. Dans une brasserie toute proche. Pour fêter mon entrée dans l’équipe. ça me fait chaud au cœur. Je me sens accueilli dans une nouvelle famille.
Je rentre à mon hôtel encore tout excité par ces moments que je viens de vivre. Dans ma petite chambre j’ouvre, une fois de plus, le dernier exemplaire de Détective. Pour m’assurer que je ne rêve pas et que mon premier article y figure bien. Après avoir constaté sa présence je ne le relis pas. Inutile. Je suis capable de le réciter par cœur tant il m’habite encore. Je m’allonge sur mon lit. Pour me détendre. C’est à ce moment que l’interrogation d’Antoine, à propos de mon implication dans ce papier me revient à l’esprit. Il l’a formulée, mardi dernier, lorsque je le quittais après mon essai réussi. Sur le moment je n’ai pas percuté, j’étais trop excité. Maintenant je commence à comprendre. Quelle histoire ai-je raconté dans ma première pige ? Celle d’Eric, le jeune pyromane de Romainville, ou la mienne ? Comme lui j’ai grandi sans père. Adolescent j’ai terriblement souffert de ce manque. Le coup de folie du fugueur de Romainville n’était, peut-être, qu’un écran sur lequel je venais projeter mes propres obsessions ? Ai-je, naïvement, attribué mes fantasmes à un autre ?
Quelques jours après cette semaine agitée je téléphone à ma mère pour lui annoncer mon embauche à Détective. Je l’informe également de l’abandon de mes études. Sans nouvelles de moi elle était folle d’inquiétude. Elle s’est précipitée à la police pour déclencher des recherches. L’inspecteur qui l’a reçue, a fortement, modéré ses ardeurs.
- Votre fils est majeur. Rien ne l’oblige à vous tenir informée de ce qui lui arrive.
Malgré son insistance il a maintenu sa position.
- Madame, pour l’instant, on ne peut rien entreprendre.
En prolongeant cette discussion je comprends vite qu’elle ne perçoit pas la situation comme moi. Pour elle je suis un étudiant qui vient de rater son année. Je me considère comme un journaliste débutant. Entre nous deux l’incompréhension est totale. Je raccroche pour mettre fin à ce qui se transforme en dialogue de sourds.
Je vois Antoine deux fois par semaine. Le vendredi, en début d’après-midi, pour la conférence de rédaction. Il recueille l’avis de l’ensemble des journalistes sur la maquette du prochain numéro qu’il a préparée. Il répartit ensuite les papiers à écrire en fournissant à chacun la documentation nécessaire. Et le mardi. Pour la remise des copies. Ce jour-là, le matin, il nous reçoit tour à tour dans son bureau. C’est le moment crucial. Il lui arrive de refuser des articles et de les remplacer, au dernier moment, par un récit des grandes histoires criminelles du passé qu’il garde sous le coude. J’aime et je crains ces rencontres. Il est exigeant. Plusieurs fois, au début, il me demande de reprendre l’entame d’un papier.
- Tu dois accrocher ton lecteur dès les premières lignes. Autrement…
- Autrement ?
- Il décroche et passe à la page suivante.
Il barre des paragraphes entiers de mes premiers jets.
- Pas d’explications verbeuses. Contente-toi de bien raconter ton histoire. Laisse l’interprétation aux autres.
A ses côtés j’ai l’impression d’apprendre mon métier auprès d’un expert. Mon admiration pour lui grandit. Après ce colloque rituel je reste dans les locaux du journal jusqu’au bouclage. Pour effectuer les corrections qu’il m’a demandées. Comme la plupart de mes confrères. Puis je vais dîner dans un restaurant du secteur avec certains d’entre eux. Chaque fois qu’il le peut Antoine se joint à nous.
§
Le cadavre d’Eric est découvert quelques semaines plus tard. A Marseille. Dans la cave d’un immeuble abandonné, squatté par des marginaux. A deux pas de la gare Saint Charles. Une autopsie va être pratiquée pour déterminer les causes de sa mort qui semble remonter à plusieurs jours. Cette information, lorsque je l’apprends, me procure une sorte de vertige. Je reconnais le lycéen que j’ai été dans cet adolescent pyromane et fugueur. Comme Eric j’ai terriblement souffert d’être élevé par ma mère. Sans homme à la maison. Je remercie la chance qui m’a permis de rencontrer Antoine. Il est le père que je n’ai jamais eu.