Nouvelle lauréate du concours 2013 de la revue Rue Saint Ambroise.
Tony Casasoprana
Couché là
Couché là, je ne suis qu’un chat. Un chat mort sous la terre. Mais elle m’entend. Elle entend mes mots de chat qui disent l’ombre et la lumière qui glissent sur moi. A l’aplomb de l’arbre, des battements d’ailes, le rythme de la vie qui s’entête.
Aujourd’hui, il y a du vent. Je l’écoute et je peux sentir la chute imperceptible de feuilles racornies sur le sol sec. L’arbre de Judée a soif, août est torride et le jardin est aux abois. Je n’ai pas mal, je n’ai pas peur. Je ne sais pas…Je perçois leurs pas, leurs allées et venues entre la maison et le jardin. Ils vont et viennent, doucement tournent leur regard vers le pied de l’arbre où ils m’ont couché.
Une tablée d’amis ce soir au fond du jardin allumé d’ampoules multicolores. Rires. Elle me cherche, son regard fouille l’ombre. Elle sait, pourtant.
La chaleur encore. L’obstination des cigales. Je perçois la vibration de l’air et le monde autour de moi mais mon corps n’a plus vraiment de forme. Je suis ici mais là, aussi. Je cherche une place. Mon ventre frotte le sol, mes pattes ne me tiennent pas debout. Je n’ose encore regarder vers le ciel.
Mon cœur se calme au crépuscule quand l’odeur du sol, des plantes aromatiques et des arbres s’exhalent. On dirait que le jardin pousse un grand soupir, qu’un souffle de parfum monte alors très haut. Je retrouve ma respiration. Des escargots minuscules se redressent aussi. Ils pointent leurs petites antennes à l’écoute des murmures secrets de la nuit et des étoiles.
Septembre s’écoule. Douceur des jours qui raccourcissent, ciel rose. J’entends le son aigu d’une flûte dans un jardin voisin. Même l’aboiement des chiens impatients de reprendre la chasse, même les bruits du village, semblent moins forts, comme ouatés. Septembre m’apaise. Je retrouve les perceptions de mon corps et, à pas feutrés, mesurés, encore hésitants, je parcours mon nouveau territoire. Je n’ose encore m’approcher de la maison.
Le monde est un peu en arrêt, comme si enfin il prenait son temps après l’agitation jaune de l’été. Il semble prêt à basculer doucement vers l’automne.
Bruissement de la nuit, la ronde du vent autour de la maison, la caresse d’un souffle à l’arête du toit. Au chaud, j’aimais tant à ronronner au son de sa voix. Je sais l’oiseau familier dans l’arbre, le cheminement des petites bêtes sur les sentes et les pierres du jardin. Là haut, si haut, scintille le ciel. Grande et belle, la nuit seule m’enveloppe.
Il n’y a presque plus de feuilles dans l’arbre de Judée. Rabougries, elles se sont amoncelées là où le mistral les a méchamment balayées. Ouste ! Jusque dans les coins de la terrasse, sous les pots de géraniums…Le forsythia aussi l’a senti passer le grand vent froid. En une seule journée toutes ses petites feuilles ont formé une douce croûte jaunâtre sur le sol, sur les salades semées dans les bassines en zinc.
Le vieux cerisier, lui, lutte encore. Il est toujours le dernier arbre du jardin à lâcher ses feuilles. De l’autre côté de la serre qu’il dépasse maintenant, le jeune cerisier, un rejet entêté, en fait de même.
Et ce craquement dans les hauteurs du grand cyprès. Quelque chose frotte et résiste à la fois. Le cyprès guetteur du jardin fait un signe. Il avertit que le vent est à l’ouest et qu’il éloigne les nuages lourds de pluie ou plutôt, qu’il les entraîne pour les pousser tout là-haut vers la mer.
Les pluies froides de novembre ont tout lavé, détrempé, jusqu’à l’ossature même des arbres. Pendant plusieurs jours, sempiternellement la pluie est tombé, obstinément. Où sont les oiseaux ? Il fait nuit si tôt. Comme si chaleur et lumière avaient chaviré de l’autre côté de la terre.
Elle dit que les arbres du parking ont encore été férocement taillés. Rognés jusqu’à l’os, ils sont pris dans le goudron noir et les moignons sombres de leurs branches crient sur le gris du ciel.
Gouttes serrées, brouillard et vapeurs entraînent toute chose vers le sol. Tout colle, s’agglutine et s’amoncelle. Déjà s’amorce la lente transformation en humus, champignons microscopiques, dentelles ouvragées de feuilles noircies. Comme si mon corps, pourtant circonscrit au seul foulard de coton qui le tient encore en boule, se collait sous toute la surface humide. Comme s’il y adhérait jusqu’à se fondre dans cet odeur troublante de terre et de champignon.
Dissolution. Je ne suis plus mais le sol lui-même est devenu ma peau. Mon cœur bat au rythme des gouttes d’eau qui me pénètrent. Je suis ivre d’odeurs et de regrets.
La pluie, enfin, enfin, soupire-t-elle, la pluie a cessé. J’ai repris ma place au pied de l’arbre de Judée. Il n’a maintenant plus aucune feuille.
Ils ont installé un nouveau nichoir pour les mésanges. Celui-ci, haut et tout rond, en béton de bois, se balance juste au-dessus de ma tête.
Ils m’ont remplacé ! Deux petites boules grises, réticentes, sont sorties de la chatière. Ou plutôt, ils les ont poussées, hors de la maison, avec des mots doux d’encouragement. Comment ont-ils osé ? Comment a-t-elle pu ? Je n’ai même plus de place. Dans le creux à vif de mon absence se vautrent déjà deux chatons venus je ne sais d’où. « Attendons, laissons faire le temps, disait-elle, peut-être un autre viendra et nous choisira… » Mais il raconte que de la voir si triste, obstinée à renouveler chaque matin ma coupelle d’eau, il décida de trouver un nouveau chat.
Et en voilà deux, d’un coup ! «Pour qu’ils soient moins seuls, moins attaché à nous peut-être », explique-t-elle.
Je n’ai pourtant jamais été seul, tout empli de leur amour et de la magnificence du monde alentour, juste à l’échelle de mes appétits et de mes songes.
Le manque, l’incomplétude est leur lot, leur quête, la pierre d’achoppement de leur condition humaine. Moi, je sais la faim, le froid et l’impériosité de bien d’autres appels mystérieux, et le désir brut aussi, ancré dans la force de mes reins.
Je n’ai fait que passer. Mais peut-être m’ont-ils appris l’absence et les regrets. Car dans ma mémoire vive, la douceur et les mots partagés me retiennent encore. Je reste là, en filigrane de leurs pensées.
Froid et vent. Ce sont les premiers frimas. Où suis-je ? Je sais mon corps recroquevillé, durement arqué là, dans cet effort désespéré pour qu’aucune racine de gel ne l’agrippe. Mais ce vent me rend verveux, je ne peux reposer en paix. Il m’affole, m’exaspère, m’ébouriffe. Je suis sur la terrasse et les murs, le long des troncs et des branches, ombre fugace au creux des bourrasques, éparpillée aux quatre coins du jardin. Je grimpe, saute, halète, poursuivi par l’écho de mes vieilles griffes sur l’écorce des arbres. Je cours après tout ce qui se soulève, volette et s’envole. Ce soir, je suis le vent.
Pitié, un peu de paix. Que mon cœur se calme. Elle me disait « mon joli, ma merveille » comme à son tout petit autrefois tenu serré contre elle. Comment accepter de ne plus jamais dormir lové dans la chaleur d’un corps qui vous tient à bras fermes ?
Froid. Echo des pas, du moindre claquement. Sonorité du gel dans la terre mais aussi dans l’air. Et à la fois une sorte de silence métallique, de clairvoyance exacerbée du ciel et de la terre. Va t’il neiger ? Oh les étoiles, ce dôme d’étoiles dans la nuit gelée ! Il me semble entendre mes os craquer. Il me semble que je grelotte, que mes pauvres dents usées s’entrechoquent. Claquement du vieux chat au pied de l’arbre dénudé.
Mais la morsure du froid n’est rien. Je ne la sens plus, ou à peine, ou plutôt je ne m’en préoccupe plus. La jalousie vorace, elle, me taraude et me déchire, me happe tout entier. Elle me distille l’énergie de la hargne et du malheur. « Au secours, ouvrez moi, cette maison est la mienne, cette chaleur est pour moi ! » Je feule dans le noir, le corps arc-bouté contre la porte. Mais je n’ai plus ni voix, ni ombre. Est-ce cela être un fantôme ?
Je connais si bien cette éclaboussure de soleil d’hiver, là, à midi, sur la table ronde de la cuisine. Un autre y est couché, tout allongé et en profite, tête renversée en arrière, offerte à la chaleur. Une toute petite goutte de salive brille à l’aplomb d’une moustache.
Elle ne m’oublie pas mais elle est affairée. La vie et le temps sont pleins et parfois débordent, anéantissent ses velléités de posséder beaucoup moins afin de se consacrer, juste, à l’essentiel.
Elle me pense, me remémore, cherche mon regard sur une photo, saisit un déplacement d’ombre qui, dans la maison ou le jardin, se faufile à ses côtés….Et, lorsque maintenant c’est eux qu’elle observe, ces deux usurpateurs bien au chaud dans mes pénates, je sais bien que c’est aussi à moi qu’elle pense encore. Elle songe à ce que l’on dit des vies multiples des chats.
Et si j’étais encore là ? Tout ou partie de celui-ci, tant le mouvement de sa tête semble être le mien, ou de celui-là, dans cette position même, exactement, là. « Il me semble qu’il est ici » dit-elle souvent, comme si elle me retrouvait, prolongé et même démultiplié dans ces bribes de ressemblance, de mimétisme, d’habitude.
Mais elle sait aussi que, jour après jour, elle les cajole à leur tour, de sa même voix tendre, dans la maison qui fut la mienne. Ils ressemblent donc aussi à ce qu’elle leur donne et attend d’eux, en retour, d’être aussi un prolongement consolateur de ce que je fus.
Elle imagine pourtant encore, médite sur le hasard des rencontres entre les êtres vivants mais aussi avec les objets, sur la force qui organise les relations et les choix, quels qu’ils soient. Dans une brocante, elle a trouvé un bol de prière. Acuité du regard, grâce de la découverte. Elle l’a posé à côté d’autres trouvailles, comme une offrande à la maison et aux êtres aimés, disparus.
Quelqu’un est venu, un animal blessé, une bête que je ne connaissais pas. C’est son frottement sur le sol gelé qui m’a alerté. Elle était harassée. J’ai reconnu cette fatigue sourde qui montait en elle, cette détresse rouge qui la vrillait. J’ai senti qu’elle ne pourrait aller plus loin. La bête s’est coulée contre la terre, tout contre l’arbre, juste au-dessus de ma tête. J’ai fermé les yeux, juste en même temps qu’elle et dans un même soupir, enfin, je me suis endormi.
La neige drue de février a tout recouvert et le monde est à distance, en suspend, sans couleur ni odeur. Tout ploie, les branches et les pas mesurés sur les chemins. Il me semble que je dors encore, que rien n’a plus de prise sur moi, enfoui dans une léthargie douçâtre. Je flotte. Je ne suis plus qu’une enveloppe sans forme pleine de souvenirs endormis par le froid. Je renonce. Ainsi, rien ne m’étreint.
Mais l’odeur de la terre qui se réchauffe est prégnante, elle m’effleure, me pénètre, me prend tout entier, réveille mon chagrin. Là, juste à l’aplomb de mes narines, une minuscule touffe de violettes se défripe doucement et l’irruption de cette fragrance ténue fait à nouveau bondir mon pauvre cœur.
Voici venu le temps des fleurs blanches de prunier. Tout au fond, là-bas, au-dessus de la clôture du jardin, derrière le canal d’arrosage. Depuis tant d’années, dès mars revenu, elle guette l’éclosion fidèle de ces fleurs annonciatrices.
Plan par plan, la couleur modifiera la profondeur du paysage pour se rapprocher au plus près de la maison. Fleuriront tour à tour le petit pommier rouge du Japon, puis le forsythia, le vieux cerisier, les althaeas bleu et le seringat odorant… Le tout dernier, en toute majesté sera le bel arbre de Judée emplissant tout de mauve.
Pourtant, cette année, elle a eu peur de ne pouvoir suivre l’organisation rituelle inaugurée par la blancheur cotonneuse des vieux pruniers. Durant plusieurs jours, des hommes ont nettoyé le terrain en friche le long du canal. Armés de tronçonneuses, ils ont d’abord élagué des branches emmêlées puis, ils se sont attaqués à quelques troncs vermoulus mais aussi aux deux grands pruniers déjà en fleur dont ils ont sectionné et emporté, à bras le corps, de grands tronçons à vif. Voix fortes, bruit et odeur des moteurs, les feux crépitent malgré la pluie et leurs fumées âcres s’étalent sur les jardins.
Où vont aller tous les oiseaux qui nichaient là, dans le fouillis protecteur des ronces et des haies ? Et tous les petits mammifères craintifs et affairés autour de leur tanière. Embusqué de longues heures, je savais les guetter et d’un seul bond me saisir de la moindre de leurs défaillances.
Le remue-ménage calmé, les fumées dissipées, l’apparition dénudée d’un seul prunier rescapé se dresse grise, solitaire au milieu du désastre. Mais, jour après jour, elle s’aperçoit qu’une partie en a été épargnée ou qu’elle a vaillamment résisté. Douceur timide d’une poussée blanche tout au bout de quelques banches, d’abord, puis, gagnant peu à peu en amplitude, dans l’arbre tout entier. Voilà le nuage éclatant qui flotte juste au-dessus de la terre. Voilà le décor planté avec sa grande toile de fond. Et moi, je suis tout entier dans cette vision parfaite, tout empli de cette ramure, de ce murmure d’arbre époustouflant qui me tient encore éveillé juste à l’appui du temps, juste à l’appui du monde.
Une averse de pétales a recouvert l’eau du petit bassin en pierre. Elle s’y penche chaque matin pour nourrir le poisson rouge, pour accomplir aussi une sorte de génuflexion, en hommage à tout ce qui lui est cher. Je la suivais ainsi le matin lorsqu’elle traversait le jardin, montait les marches et refermait sur elle le portillon. Avec le temps, je n’allais pas plus loin. Je la regardais partir, s’arrêter toujours un moment pour tourner son regard vers moi, la maison, le village, emportant comme embrassée la vision éphémère du vieux chat patient.
Devant mes yeux impassibles, toute une nichée de petites mésanges s’est envolée de leur maison suspendue. Autant d’éclairs jaunes et bleus s’élançant dans une trajectoire parfois hasardeuse pour d’un coup d’aile trouver les branches et le ciel.
Aucun oiseau jamais plus dans ma gueule assassine. J’amenais alors chacune de mes captures comme une offrande héroïque, signe de notre alliance indéfectible. Leurs hauts cris n’ont jamais calmé la vélocité de mes regards, la justesse de mes bonds acérés. A peine me reste-t-il un frémissement des babines, un clappement discret des mâchoires, pauvres résurgences de ma promptitude de chasseur.
Là-haut, tout là-haut, les hirondelles sont revenues. Leur chuintement, leur ronde affilée à nouveau emplissent la douceur du soir. Je les regarde voler, si vite, frôler les toits, emporter mon âme dans les courants bleutés des nuages, accueillir le bleu profond de la nuit.
Les deux frères ont maintenant pris leurs marques. Mon territoire est devenu le leur. Ils y ont leurs rites et habitudes. Comme moi, ils l’accompagnent le matin, ils y attendent aussi son retour. Ils savent la halte pour mettre des graines, changer les boules de graisse, disperser ces daphnies oranges et volatiles qu’ils aiment lécher à la surface du bassin.
Nous nous croisons sans plus de procédure. Leur fougue et leur naïveté ne m’insupportent plus. Comme moi autrefois, ils apprennent les saisons, les traces enivrantes, les gouttes affolantes de l’arrosage, les repas sous le cerisier…
Comme tous les jours, ce matin elle a traversé le jardin. Terre collante, des feuilles rouges du plaqueminier jonchent le sol. Le vent se lève avec la lumière du soleil. Le monde bruisse. Cliquetis de branches dans les hauteurs du cyprès. Le jardin est comme une coque qui prend le vent et emporte toutes sortes de cris et de murmures. Chats, oiseaux, insectes…sont déjà à l’œuvre après l’orage de la nuit. Un ver de terre tout entortillé à ses pieds. Elle le ramasse doucement pour le déposer au pied d’une pivoine mouillée.
Aujourd’hui encore je l’accompagne jusqu’au portillon. Je ne peux au-delà. Je suis assigné à ce jardin, à cette maison, à toute une longue histoire qui la retient aussi.
Je ne suis pourtant qu’un chat, juste une idée de chat. Mais, dans le vide de ma seule disparition, je contiens d’autres deuils, d’autres tristesses, d’autres regrets.
Je suis la nostalgie des jours passés, la cristallisation de chagrins contenus, sans doute la quintessence même du manque que les mots, aussi, tentent de cerner.
Je suis couché là. Apaisé, j’y consens. Je ne souffre plus.
Une tablée d’amis ce soir au fond du jardin allumé d’ampoules multicolores. Rires. Elle me cherche, son regard fouille l’ombre. Elle sait, pourtant.
La chaleur encore. L’obstination des cigales. Je perçois la vibration de l’air et le monde autour de moi mais mon corps n’a plus vraiment de forme. Je suis ici mais là, aussi. Je cherche une place. Mon ventre frotte le sol, mes pattes ne me tiennent pas debout. Je n’ose encore regarder vers le ciel.
Mon cœur se calme au crépuscule quand l’odeur du sol, des plantes aromatiques et des arbres s’exhalent. On dirait que le jardin pousse un grand soupir, qu’un souffle de parfum monte alors très haut. Je retrouve ma respiration. Des escargots minuscules se redressent aussi. Ils pointent leurs petites antennes à l’écoute des murmures secrets de la nuit et des étoiles.
Septembre s’écoule. Douceur des jours qui raccourcissent, ciel rose. J’entends le son aigu d’une flûte dans un jardin voisin. Même l’aboiement des chiens impatients de reprendre la chasse, même les bruits du village, semblent moins forts, comme ouatés. Septembre m’apaise. Je retrouve les perceptions de mon corps et, à pas feutrés, mesurés, encore hésitants, je parcours mon nouveau territoire. Je n’ose encore m’approcher de la maison.
Le monde est un peu en arrêt, comme si enfin il prenait son temps après l’agitation jaune de l’été. Il semble prêt à basculer doucement vers l’automne.
Bruissement de la nuit, la ronde du vent autour de la maison, la caresse d’un souffle à l’arête du toit. Au chaud, j’aimais tant à ronronner au son de sa voix. Je sais l’oiseau familier dans l’arbre, le cheminement des petites bêtes sur les sentes et les pierres du jardin. Là haut, si haut, scintille le ciel. Grande et belle, la nuit seule m’enveloppe.
Il n’y a presque plus de feuilles dans l’arbre de Judée. Rabougries, elles se sont amoncelées là où le mistral les a méchamment balayées. Ouste ! Jusque dans les coins de la terrasse, sous les pots de géraniums…Le forsythia aussi l’a senti passer le grand vent froid. En une seule journée toutes ses petites feuilles ont formé une douce croûte jaunâtre sur le sol, sur les salades semées dans les bassines en zinc.
Le vieux cerisier, lui, lutte encore. Il est toujours le dernier arbre du jardin à lâcher ses feuilles. De l’autre côté de la serre qu’il dépasse maintenant, le jeune cerisier, un rejet entêté, en fait de même.
Et ce craquement dans les hauteurs du grand cyprès. Quelque chose frotte et résiste à la fois. Le cyprès guetteur du jardin fait un signe. Il avertit que le vent est à l’ouest et qu’il éloigne les nuages lourds de pluie ou plutôt, qu’il les entraîne pour les pousser tout là-haut vers la mer.
Les pluies froides de novembre ont tout lavé, détrempé, jusqu’à l’ossature même des arbres. Pendant plusieurs jours, sempiternellement la pluie est tombé, obstinément. Où sont les oiseaux ? Il fait nuit si tôt. Comme si chaleur et lumière avaient chaviré de l’autre côté de la terre.
Elle dit que les arbres du parking ont encore été férocement taillés. Rognés jusqu’à l’os, ils sont pris dans le goudron noir et les moignons sombres de leurs branches crient sur le gris du ciel.
Gouttes serrées, brouillard et vapeurs entraînent toute chose vers le sol. Tout colle, s’agglutine et s’amoncelle. Déjà s’amorce la lente transformation en humus, champignons microscopiques, dentelles ouvragées de feuilles noircies. Comme si mon corps, pourtant circonscrit au seul foulard de coton qui le tient encore en boule, se collait sous toute la surface humide. Comme s’il y adhérait jusqu’à se fondre dans cet odeur troublante de terre et de champignon.
Dissolution. Je ne suis plus mais le sol lui-même est devenu ma peau. Mon cœur bat au rythme des gouttes d’eau qui me pénètrent. Je suis ivre d’odeurs et de regrets.
La pluie, enfin, enfin, soupire-t-elle, la pluie a cessé. J’ai repris ma place au pied de l’arbre de Judée. Il n’a maintenant plus aucune feuille.
Ils ont installé un nouveau nichoir pour les mésanges. Celui-ci, haut et tout rond, en béton de bois, se balance juste au-dessus de ma tête.
Ils m’ont remplacé ! Deux petites boules grises, réticentes, sont sorties de la chatière. Ou plutôt, ils les ont poussées, hors de la maison, avec des mots doux d’encouragement. Comment ont-ils osé ? Comment a-t-elle pu ? Je n’ai même plus de place. Dans le creux à vif de mon absence se vautrent déjà deux chatons venus je ne sais d’où. « Attendons, laissons faire le temps, disait-elle, peut-être un autre viendra et nous choisira… » Mais il raconte que de la voir si triste, obstinée à renouveler chaque matin ma coupelle d’eau, il décida de trouver un nouveau chat.
Et en voilà deux, d’un coup ! «Pour qu’ils soient moins seuls, moins attaché à nous peut-être », explique-t-elle.
Je n’ai pourtant jamais été seul, tout empli de leur amour et de la magnificence du monde alentour, juste à l’échelle de mes appétits et de mes songes.
Le manque, l’incomplétude est leur lot, leur quête, la pierre d’achoppement de leur condition humaine. Moi, je sais la faim, le froid et l’impériosité de bien d’autres appels mystérieux, et le désir brut aussi, ancré dans la force de mes reins.
Je n’ai fait que passer. Mais peut-être m’ont-ils appris l’absence et les regrets. Car dans ma mémoire vive, la douceur et les mots partagés me retiennent encore. Je reste là, en filigrane de leurs pensées.
Froid et vent. Ce sont les premiers frimas. Où suis-je ? Je sais mon corps recroquevillé, durement arqué là, dans cet effort désespéré pour qu’aucune racine de gel ne l’agrippe. Mais ce vent me rend verveux, je ne peux reposer en paix. Il m’affole, m’exaspère, m’ébouriffe. Je suis sur la terrasse et les murs, le long des troncs et des branches, ombre fugace au creux des bourrasques, éparpillée aux quatre coins du jardin. Je grimpe, saute, halète, poursuivi par l’écho de mes vieilles griffes sur l’écorce des arbres. Je cours après tout ce qui se soulève, volette et s’envole. Ce soir, je suis le vent.
Pitié, un peu de paix. Que mon cœur se calme. Elle me disait « mon joli, ma merveille » comme à son tout petit autrefois tenu serré contre elle. Comment accepter de ne plus jamais dormir lové dans la chaleur d’un corps qui vous tient à bras fermes ?
Froid. Echo des pas, du moindre claquement. Sonorité du gel dans la terre mais aussi dans l’air. Et à la fois une sorte de silence métallique, de clairvoyance exacerbée du ciel et de la terre. Va t’il neiger ? Oh les étoiles, ce dôme d’étoiles dans la nuit gelée ! Il me semble entendre mes os craquer. Il me semble que je grelotte, que mes pauvres dents usées s’entrechoquent. Claquement du vieux chat au pied de l’arbre dénudé.
Mais la morsure du froid n’est rien. Je ne la sens plus, ou à peine, ou plutôt je ne m’en préoccupe plus. La jalousie vorace, elle, me taraude et me déchire, me happe tout entier. Elle me distille l’énergie de la hargne et du malheur. « Au secours, ouvrez moi, cette maison est la mienne, cette chaleur est pour moi ! » Je feule dans le noir, le corps arc-bouté contre la porte. Mais je n’ai plus ni voix, ni ombre. Est-ce cela être un fantôme ?
Je connais si bien cette éclaboussure de soleil d’hiver, là, à midi, sur la table ronde de la cuisine. Un autre y est couché, tout allongé et en profite, tête renversée en arrière, offerte à la chaleur. Une toute petite goutte de salive brille à l’aplomb d’une moustache.
Elle ne m’oublie pas mais elle est affairée. La vie et le temps sont pleins et parfois débordent, anéantissent ses velléités de posséder beaucoup moins afin de se consacrer, juste, à l’essentiel.
Elle me pense, me remémore, cherche mon regard sur une photo, saisit un déplacement d’ombre qui, dans la maison ou le jardin, se faufile à ses côtés….Et, lorsque maintenant c’est eux qu’elle observe, ces deux usurpateurs bien au chaud dans mes pénates, je sais bien que c’est aussi à moi qu’elle pense encore. Elle songe à ce que l’on dit des vies multiples des chats.
Et si j’étais encore là ? Tout ou partie de celui-ci, tant le mouvement de sa tête semble être le mien, ou de celui-là, dans cette position même, exactement, là. « Il me semble qu’il est ici » dit-elle souvent, comme si elle me retrouvait, prolongé et même démultiplié dans ces bribes de ressemblance, de mimétisme, d’habitude.
Mais elle sait aussi que, jour après jour, elle les cajole à leur tour, de sa même voix tendre, dans la maison qui fut la mienne. Ils ressemblent donc aussi à ce qu’elle leur donne et attend d’eux, en retour, d’être aussi un prolongement consolateur de ce que je fus.
Elle imagine pourtant encore, médite sur le hasard des rencontres entre les êtres vivants mais aussi avec les objets, sur la force qui organise les relations et les choix, quels qu’ils soient. Dans une brocante, elle a trouvé un bol de prière. Acuité du regard, grâce de la découverte. Elle l’a posé à côté d’autres trouvailles, comme une offrande à la maison et aux êtres aimés, disparus.
Quelqu’un est venu, un animal blessé, une bête que je ne connaissais pas. C’est son frottement sur le sol gelé qui m’a alerté. Elle était harassée. J’ai reconnu cette fatigue sourde qui montait en elle, cette détresse rouge qui la vrillait. J’ai senti qu’elle ne pourrait aller plus loin. La bête s’est coulée contre la terre, tout contre l’arbre, juste au-dessus de ma tête. J’ai fermé les yeux, juste en même temps qu’elle et dans un même soupir, enfin, je me suis endormi.
La neige drue de février a tout recouvert et le monde est à distance, en suspend, sans couleur ni odeur. Tout ploie, les branches et les pas mesurés sur les chemins. Il me semble que je dors encore, que rien n’a plus de prise sur moi, enfoui dans une léthargie douçâtre. Je flotte. Je ne suis plus qu’une enveloppe sans forme pleine de souvenirs endormis par le froid. Je renonce. Ainsi, rien ne m’étreint.
Mais l’odeur de la terre qui se réchauffe est prégnante, elle m’effleure, me pénètre, me prend tout entier, réveille mon chagrin. Là, juste à l’aplomb de mes narines, une minuscule touffe de violettes se défripe doucement et l’irruption de cette fragrance ténue fait à nouveau bondir mon pauvre cœur.
Voici venu le temps des fleurs blanches de prunier. Tout au fond, là-bas, au-dessus de la clôture du jardin, derrière le canal d’arrosage. Depuis tant d’années, dès mars revenu, elle guette l’éclosion fidèle de ces fleurs annonciatrices.
Plan par plan, la couleur modifiera la profondeur du paysage pour se rapprocher au plus près de la maison. Fleuriront tour à tour le petit pommier rouge du Japon, puis le forsythia, le vieux cerisier, les althaeas bleu et le seringat odorant… Le tout dernier, en toute majesté sera le bel arbre de Judée emplissant tout de mauve.
Pourtant, cette année, elle a eu peur de ne pouvoir suivre l’organisation rituelle inaugurée par la blancheur cotonneuse des vieux pruniers. Durant plusieurs jours, des hommes ont nettoyé le terrain en friche le long du canal. Armés de tronçonneuses, ils ont d’abord élagué des branches emmêlées puis, ils se sont attaqués à quelques troncs vermoulus mais aussi aux deux grands pruniers déjà en fleur dont ils ont sectionné et emporté, à bras le corps, de grands tronçons à vif. Voix fortes, bruit et odeur des moteurs, les feux crépitent malgré la pluie et leurs fumées âcres s’étalent sur les jardins.
Où vont aller tous les oiseaux qui nichaient là, dans le fouillis protecteur des ronces et des haies ? Et tous les petits mammifères craintifs et affairés autour de leur tanière. Embusqué de longues heures, je savais les guetter et d’un seul bond me saisir de la moindre de leurs défaillances.
Le remue-ménage calmé, les fumées dissipées, l’apparition dénudée d’un seul prunier rescapé se dresse grise, solitaire au milieu du désastre. Mais, jour après jour, elle s’aperçoit qu’une partie en a été épargnée ou qu’elle a vaillamment résisté. Douceur timide d’une poussée blanche tout au bout de quelques banches, d’abord, puis, gagnant peu à peu en amplitude, dans l’arbre tout entier. Voilà le nuage éclatant qui flotte juste au-dessus de la terre. Voilà le décor planté avec sa grande toile de fond. Et moi, je suis tout entier dans cette vision parfaite, tout empli de cette ramure, de ce murmure d’arbre époustouflant qui me tient encore éveillé juste à l’appui du temps, juste à l’appui du monde.
Une averse de pétales a recouvert l’eau du petit bassin en pierre. Elle s’y penche chaque matin pour nourrir le poisson rouge, pour accomplir aussi une sorte de génuflexion, en hommage à tout ce qui lui est cher. Je la suivais ainsi le matin lorsqu’elle traversait le jardin, montait les marches et refermait sur elle le portillon. Avec le temps, je n’allais pas plus loin. Je la regardais partir, s’arrêter toujours un moment pour tourner son regard vers moi, la maison, le village, emportant comme embrassée la vision éphémère du vieux chat patient.
Devant mes yeux impassibles, toute une nichée de petites mésanges s’est envolée de leur maison suspendue. Autant d’éclairs jaunes et bleus s’élançant dans une trajectoire parfois hasardeuse pour d’un coup d’aile trouver les branches et le ciel.
Aucun oiseau jamais plus dans ma gueule assassine. J’amenais alors chacune de mes captures comme une offrande héroïque, signe de notre alliance indéfectible. Leurs hauts cris n’ont jamais calmé la vélocité de mes regards, la justesse de mes bonds acérés. A peine me reste-t-il un frémissement des babines, un clappement discret des mâchoires, pauvres résurgences de ma promptitude de chasseur.
Là-haut, tout là-haut, les hirondelles sont revenues. Leur chuintement, leur ronde affilée à nouveau emplissent la douceur du soir. Je les regarde voler, si vite, frôler les toits, emporter mon âme dans les courants bleutés des nuages, accueillir le bleu profond de la nuit.
Les deux frères ont maintenant pris leurs marques. Mon territoire est devenu le leur. Ils y ont leurs rites et habitudes. Comme moi, ils l’accompagnent le matin, ils y attendent aussi son retour. Ils savent la halte pour mettre des graines, changer les boules de graisse, disperser ces daphnies oranges et volatiles qu’ils aiment lécher à la surface du bassin.
Nous nous croisons sans plus de procédure. Leur fougue et leur naïveté ne m’insupportent plus. Comme moi autrefois, ils apprennent les saisons, les traces enivrantes, les gouttes affolantes de l’arrosage, les repas sous le cerisier…
Comme tous les jours, ce matin elle a traversé le jardin. Terre collante, des feuilles rouges du plaqueminier jonchent le sol. Le vent se lève avec la lumière du soleil. Le monde bruisse. Cliquetis de branches dans les hauteurs du cyprès. Le jardin est comme une coque qui prend le vent et emporte toutes sortes de cris et de murmures. Chats, oiseaux, insectes…sont déjà à l’œuvre après l’orage de la nuit. Un ver de terre tout entortillé à ses pieds. Elle le ramasse doucement pour le déposer au pied d’une pivoine mouillée.
Aujourd’hui encore je l’accompagne jusqu’au portillon. Je ne peux au-delà. Je suis assigné à ce jardin, à cette maison, à toute une longue histoire qui la retient aussi.
Je ne suis pourtant qu’un chat, juste une idée de chat. Mais, dans le vide de ma seule disparition, je contiens d’autres deuils, d’autres tristesses, d’autres regrets.
Je suis la nostalgie des jours passés, la cristallisation de chagrins contenus, sans doute la quintessence même du manque que les mots, aussi, tentent de cerner.
Je suis couché là. Apaisé, j’y consens. Je ne souffre plus.