Patrick Chavardès
NAGUI
— Salut.
— Ça va beau gosse ?
— Ça va !
— Comme d’habitude ?
— Comme d’habitude !
L’habitude, c’était le double-express chez Jean. J’étais un fidèle client. Mais ce jour-là, j’étais matinal. J’avais trouvé du boulot. Je n’étais plus chômeur. J’étais intérimaire. Il était temps. J’étais fauché comme les blés et j’avais un loyer de retard à l’Hôtel Du Sans Souci où je logeais en attendant mieux.
Après avoir avalé mon café à toute vitesse, échangé d’autres salut et d’autre ça va avec d’autres lève-tôt, je me précipitai dehors pour attraper l’autobus de justesse. Je traversai à pied une partie de la zone industrielle de Gennevilliers, sous la pluie. Arrivé à l’entrepôt, je fonçai au vestiaire. La plupart des gars étaient déjà là et fumaient leur cigarette en silence avant la sonnerie.
— Tiens, voilà le poète, dit Nagui.
Nagui est yougoslave. Grand, mince, avec des yeux bleus, il a de la classe. Il ne parle quasiment à personne mais il m’a pris en amitié.
J’enlevai mon manteau et mis la blouse bleue. La sonnerie se fit entendre.
— Allez grouille me dit Nagui en me donnant un coup de poing sur l’épaule.
L’équipe se composait d’une dizaine de types embauchés pour faire l’inventaire du magasin. Il s’agissait de compter des pièces mécaniques destinées à des moteurs d’avions. Ce n’était pas passionnant mais le chef était sympa et le salaire correct. Et puis, il y avait Nagui. Lui et moi étions affectés au même stock. Des fois, il s’arrêtait et me regardait bosser. Alors je m’arrêtais aussi et nous éclations de rire. Ainsi, la journée passait assez vite et je gagnai de l’argent au lieu d’en dépenser. En fait, je travaillais surtout pour honorer mes dettes de café et d’hôtel.
Nagui, lui, avait une vie toute autre. Marié, père de trois enfants, il suivait des cours du soir afin d’améliorer sa situation. Moi, c’était le contraire. J’avais quitté la fac pour faire la route. D’ailleurs Nagui aimait bien répéter que j’étais un oiseau sur la branche. Mais ce n’était pas la saison des oiseaux…
Ce matin-là, il me dit : Tu bosses vraiment trop lentement. Je vais voir le chef. Je me marre et je le vois qui s’en va au bureau. De retour, il m’annonce le plus sérieusement du monde :
— Tu es viré. Tu vas pouvoir régler ton ardoise. Ils te payent tout de suite. Il va même te rester un peu… Tu pourras m’inviter au resto. Tu me dois bien ça !
Je lui réponds très amicalement que je vais lui casser la gueule et la matinée se passe ainsi à se balancer des vannes, à rigoler tout en faisant notre comptage tranquillement.
A la pause, je demande une cigarette à un magasinier. Pas de chance ! Il n’en a plus. Le chef qui a observé le manège depuis l’avant-veille, m’en donne une. Je reviens. Nagui est en train de causer avec deux collègues. Quand j’arrive, la conversation s’interrompt. Ils me regardent tous les trois d’une drôle de façon. Nagui a l’air de cacher quelque chose.
La sonnerie retentit. C’est l’heure de la reprise. Nagui, qui connaît la réponse, questionne :
— Tu manges au self à midi ?
— Non !
— Tu sais, c’est vraiment pas cher et on mange super bien. Il y a du poulet avec des frites aujourd’hui. C’est Frank qui me l’a dit tout à l’heure.
Je ne réponds rien. Ça fait partie du jeu. En fait j’adore le poulet mais je ne tiens pas en place. Je préfère me balader et me contenter d’un sandwich avec un demi dans un bistrot.
— Ah oui, j’ai oublié de te dire. Il y a les filles de l’atelier qui viennent à midi. Y en a qui sont pas mal…
La cantine est immense et crasseuse. Il y a un monde fou, ce qui fait un vacarme épouvantable. Nous sommes assis à une grande table de formica rose, où chacun, faute de place, mange sur son plateau. La plupart des ouvriers sont des habitués du lieu. Entre eux, ils ont les familiarités des gens qui se connaissent depuis longtemps. En comparaison, notre groupe, lui, n’est guère bavard, plutôt calme. Je suis un peu mal à l’aise. J’ai l’impression de déranger…
Nagui donne le ton et la longueur d’onde. Il a un truc dans le regard et la façon de s’exprimer qui impressionne les autres et inspire le respect. Même Franck, le chef, ne bronche pas.
Vers onze heures et demie, il m’avait demandé de vérifier un nombre de pièces pour lui, comme nous faisons de temps en temps afin de décompresser. Alors j’ai compté des pièces de monnaie. Il y en avait pour vingt-trois francs et vingt-cinq centimes ! Il y avait également un ticket de métro usagé sur lequel on pouvait lire : « Faites un geste pour que le poète puisse manger à la cantine. Dieu vous le rendra ».
Avec Nagui, on ne sait jamais trop à quoi s’attendre. Dans cette cantine, je pensais n’y mettre jamais les pieds. Il m’a bien eu ! Maintenant il est assis en face de moi. Son regard est plus droit que jamais. Il lève son verre de vin tout doucement. Je lève le mien et je souris.
Sacré Nagui !