Cyrille Lociciro
Une photo
Un ferry part vers la Corse dans un bruit de moteur assourdi par les vagues qui se fracassent contre les rochers. L’église toute proche sonne trois heures. Il flâne, heureux de se promener près du Port, à Nice, dans ce quartier où il a longtemps vécu. La fin de son séjour approche, c’est ici qu’il voulait passer son dernier après-midi. L’odeur iodée de la mer se mélange à celle du fuel et à celle du bitume surchauffé. Le coin a beaucoup changé depuis quinze ans, mais ces effluves sont les mêmes que dans ses souvenirs.
C’est elle. Il n’attendait plus son appel. Il l’a prévenue le mois dernier de sa venue, lui a laissé un message le jour de son arrivée, resté sans réponse. Il ne peut se départir d’une certaine froideur, alors qu’elle est enthousiaste, comme toujours. Comme s’ils s’étaient vus la veille, comme si cet appel tardif n’avait rien d’incongru. Elle veut absolument qu’ils se voient. Il lui rappelle qu’il quitte la ville le lendemain matin. Oui, elle se souvient. Mais elle ne peut pas ce soir. Là, maintenant, elle est disponible. Il n’a qu’à passer chez elle. A-t-il une voiture ? Très bien. Sait-il qu’elle habite désormais l’ancienne maison de ses parents, dans laquelle elle a passé son enfance ?
Il met fin à la communication. Que fallait-il faire ? S’énerver ? Lui dire qu’elle est quand même gonflée ? Il a choisi de se taire pour avoir une chance de la voir. Il se lève. Pendant toute la conversation, il n’a pas lâché l’album photo. Sans réfléchir, il le glisse dans son sac en même temps qu’il y remet le livre.
Leur histoire pourrait se résumer à ses retards et à leurs rendez-vous manqués. Un souvenir rejaillit à sa mémoire. Un été. Ils ont moins de vingt ans. Ils vont souvent boire un verre avec des amis dans la vieille ville. Elle le raccompagne en voiture parce qu’il n’a pas encore son permis. Sur le chemin, elle s’arrête pour voir son petit ami, qui fait le veilleur de nuit dans un hôtel. Il l’attend, seul, dans la voiture. Parfois, il descend et passe ce moment avec eux, lesté par ce sentiment désagréable de ne pas être à sa place. Combien de fois ce manège a-t-il eu lieu ? Il ne comprend plus pourquoi il a supporté cette situation et pourtant, il est certain qu’elle s’est répétée. Il ne croit pas qu’ils n’en aient jamais reparlé. Ce souvenir le met en colère. Qu’attendait-il d’elle, alors ? Qu’attend-il aujourd’hui ?
Il s’assoit au volant de son véhicule et démarre le moteur.
*
Elle raccroche. Elle est heureuse de l’avoir contacté. Pourtant, elle a repoussé dangereusement le moment de cet appel. Elle ne sait pas trop pourquoi. Peut-être lui fait-il un peu peur. Cet ami indéfectible, toujours là quand elle en avait besoin ; à qui, au fond, elle n’a jamais donné grand-chose. Ils se connaissent depuis toujours, et elle croit pouvoir dire qu’il ne se passe pas un jour sans qu’elle ne pense à lui. Elle se demande souvent quel avis il aurait sur ses choix ou sur les gens qu’elle côtoie.
Il est présent dans sa vie depuis leur toute petite enfance. Depuis ce jour de rentrée des classes, à l’école maternelle. Du haut de ses 5 ans, dans cette nouvelle école où elle ne connaissait personne, elle s’était convaincue de ne pas pleurer. Elle l’avait aperçu à l’autre extrémité de la cour, seul lui aussi, et était allé lui parler. Du coup, ses peurs s’étaient envolées. Ce moment où leur amitié s’est forgée résume toute leur relation. Elle a eu besoin de lui, et il était là. Cela a ensuite toujours fonctionné ainsi. Lorsqu’elle se sentait seule, elle l’appelait, il répondait présent pour l’écouter. À l’inverse, elle le reconnaît, les rares fois où lui appelait, c’était souvent le mauvais moment, elle était débordée et devait abréger.
C’est son ami de trente ans, pense-t-elle tristement. S’est-elle seulement demandé ce qu’il éprouvait ? L’a-t-il envisagée parfois autrement que comme une amie, fut-elle la meilleure ? Elle évacue cette question qui la dérange en se replongeant dans son travail. Elle consulte son agenda électronique, et constate qu’elle a un rendez-vous dans trente minutes. Elle l’avait complètement oublié. Elle ne peut pas lui faire ça. Déjà qu’elle a repoussé au dernier moment leur rencontre. Elle est rongée de culpabilité. Hésite. Le rappeler et probablement le perdre définitivement ? Ou annuler son rendez-vous professionnel ?
*
Il regrette de ne pas lui avoir exprimé sa colère, mais il n’a jamais réussi à le faire. Il sait très bien que c’est pour cela qu’ils ne voient plus depuis des années, alors qu’ils étaient inséparables. Leur éloignement géographique n’a été qu’un prétexte.
Longtemps, il s’est plié au fonctionnement qu’elle lui imposait. Ils se voyaient quand elle en avait le temps, pour parler le plus souvent d’elle. Mais savait ne pas pouvoir compter sur elle. Au fond, que cherchait-il en la recontactant ? N’a-t-il pas compris depuis des années que cette relation était toxique ?
Il décide de ne pas aller au rendez-vous qu’elle lui a fixé. Il gare sa voiture et continue à pied jusqu’aux abords de la colline du Château. Il monte les innombrables marches et fait une pause à hauteur du musée de la Marine. C’est de cet endroit qu’on a peut-être la plus belle vue de toute la Baie des Anges, depuis le Port sur sa gauche jusqu’à l’aéroport, au loin sur sa droite, perdu dans la brume de chaleur qui fait trembler l’horizon.
Il poursuit la montée jusqu’au parc. Il s’assoit sur un banc à l’ombre d’un olivier. Il repense à l’album photo trouvé plus tôt. Il le sort de son sac. C’est un album de petit format, avec une couverture en mauvaise imitation de cuir noir. Il contient une vingtaine de photos glissées dans des pochettes en celluloïd. Ce sont des vues anodines, des portraits, des paysages, des lieux qu’il ne connaît pas, à l’exception d’une seule. Au détour d’une page, une photographie le trouble. Cet endroit lui est plus que familier. Il s’agit de la rue de son enfance, avec son enfilade de maisons disparates. Il situe celle de ses parents, qu’il a vendue à leur décès. Puis la maison dans laquelle elle l’attend en ce moment même.
Lorsqu’ils rentraient de l’école, chaque soir, il la laissait devant sa porte avant de finir son trajet. En lui disant au revoir, il entendait parfois son père jouer du piano, toujours le même morceau, un air mélancolique dont il ne connaît pas le nom.
Demain, il va rentrer chez lui, loin d’ici. Il y a peu de chances qu’il ne revienne jamais. Plus rien ne le nécessite.
*
Elle a annulé son rendez-vous. Il devrait déjà être là. Il est d’une ponctualité maladive. Ce retard ne lui ressemble pas. Elle est triste. La grande maison est vide, aujourd’hui. Son mari et ses deux garçons sont en vacances. Elle n’a pas pu encore les rejoindre, coincée par des contraintes professionnelles.
Elle s’assoit au piano. Essaie de jouer le morceau qu’aimait tant son père, La Toccata en Mi mineur de Bach, qu’elle interprète poussivement, sans aucune grâce.
Mais si elle ferme les yeux, elle revoit deux enfants courir dans la rue, riant aux éclats, puis se disant au revoir sur le pas de la porte de sa maison, au son clair de ce même piano jouant le même morceau de Bach.