Se battre
Danielle Stéphane
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. Nous sommes en guerre contre un ennemi…
Debout devant la fenêtre du salon je regarde le ciel pâlir en répétant cette phrase comme un mantra.
Les mots doivent me pénétrer, doivent me pénétrer. Je dois comprendre. C’est incompréhensible mais je dois comprendre, je dois comprendre.
Je regarde le jour qui se lève en ressassant cette information assénée hier soir à la télévision et à la radio. Nous sommes en guerre devant un ennemi invisible, ont dit les journalistes, tous les journalistes de toutes les chaînes, toutes les éditions, toutes les émissions.
Devant moi, la rivière et les quais se dessinent plus nettement au fur et à mesure que la lumière augmente. Tout semble normal. Une camionnette, une voiture, un vélo passent ici et là et leurs feux minuscules vibrent dans l’atmosphère encore laiteuse. Il est presque six heures. La lumière du soleil, derrière moi, derrière les immeubles, va bientôt dorer la colline face à moi et les vitres des bâtiments feront comme des miroirs d’un rose mordoré. Les arbres ont commencé à verdir, je ne l’avais pas encore remarqué. C’est beau. Ma conscience de cette beauté a ôté le voile de l’habitude, ce matin. Rien n’est plus pareil. Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible, ont-ils dit. Il va falloir s’y accoutumer mais à partir de maintenant tout est nouveau. Et comment y croire ? Rien ne change en apparence. Seul le silence. Troué par les moteurs des rares véhicules autorisés qui circulent.
Avant, à la même heure des camions attendaient déjà devant le chantier du parking en construction en contrebas de mes fenêtres, et les hommes orange et blanc commençaient à arriver, bavardaient avant de se rendre aux réunions dans leurs préfabriqués. Puis les grutiers grimpaient lentement les degrés de leurs échelles jusqu’à leur cabine haut perchée et les autres se dispersaient dans les profondeurs, devenaient invisibles jusqu’au moment de leur remontée. Quelques uns s’attelaient aux différentes tâches de la surface. Et tout ceci faisait du bruit. Des bruits divers.
Avant, c’était hier. Le confinement a été déclaré hier soir. Les activités non nécessaires à la vie sont désormais interdites.
Il est étrange, cet ennemi invisible et inconnu. Nous savons seulement qu’il tue et que nous sommes en guerre contre lui. Ils l’appellent l’Ennemi, c’est tout. La seule façon de nous défendre est de nous enfermer chez nous ont-ils dit. De prendre, jusqu’à demain soir, des dispositions pour tenir plusieurs semaines. Ils ne savent pas combien de temps. Dès l’ouverture des magasins j’irai m’approvisionner. J’ai fait une liste, je pense ne rien avoir oublié.
Le frigidaire, le congélateur et les placards sont pleins, j’ai même réussi à faire provision de papier toilette, de lessive, de crème pour le visage et de lait pour le corps. J’ai fait plusieurs allers-retours, les supérettes n’étaient pas achalandées en tout et j’ai dû me rendre dans plusieurs mais la pharmacie avait bien en rayon les produits de mes marques habituelles. Les commerçants avaient réussi à s’organiser et leurs agents de sécurité veillaient à faire respecter les consignes. J’ai vérifié mes listes, tout est coché, j’ai donc de quoi tenir ce siège fou. J‘éprouve une sensation d’épuisement. Le contre-coup de la tension probablement. Je ne me sentais pourtant pas stressée. J’ai bien mérité un verre de vin. Je le boirai en téléphonant à quelques amis. Et puis je dînerai en regardant les informations. La journée est passée si vite.
J’ai dormi comme rarement. La fatigue, peut-être. J’émerge lentement mais la réalité prend peu à peu ses contours et ils sont inquiétants. Mes amis réagissent chacun différemment. Je crois que Mélanie se trouve dans le déni et j’espère qu’elle n’ouvrira pas les yeux trop brutalement. Pas moyen de lui faire admettre que notre situation est sérieuse, voire dramatique. Je me sens impuissante. Lucas, par contre, est totalement conscient et réussit à supporter les choses avec humour, comme d’habitude. Il est précieux. Je ne sais pas si c’est une chance d’être seule chez moi. J’ai l’habitude de la solitude, mais là cela risque de devenir un isolement. Je ne peux pas prévoir à l’avance comment je vais traverser l’épreuve. Il s’agit de vivre chaque jour l’un après l’autre. Lucie et Igor avec leurs trois enfants vont s’organiser pour des séquences travail et des séquences jeux tantôt collectifs tantôt solitaires. Ils espèrent pouvoir s’aérer par moments, mais ce n’est pas sûr, cela dépendra des nouvelles directives. Nous serons fixés ce soir. Notre ennemi invisible est bien vague. Pour garder le cadre, ma vieille, tu dois te lever et aller déjeuner, faire ta toilette, écouter les informations et si elles te gavent, passer à de la musique. Ensuite tu aviseras.
Je n’arrive pas à m’endormir. Le Président nous a annoncé solennellement, tout à l’heure, que nous étions en guerre contre une ennemi invisible. Il n’a fait que répéter ce que nous savions, il ne nous a apporté aucune information complémentaire, à part la durée indéterminée de notre confinement. Au journaliste qui lui demandait de préciser il a répondu qu’il en était incapable. Et nous ne savons toujours pas si l’ennemi invisible est matériel, météorologique, humain, ou bactériologique. A toutes les interrogations il n’a pu répondre que : « Je ne sais pas. » C’est incroyable. Il n’a même pas osé nous mentir. A notre époque si avancée, si développée, si si si, nous nous trouvons totalement démunis devant un je ne sais quoi tellement puissant, tellement dangereux que nous devons nous calfeutrer, nous cacher. Faire le mort. C’est ça, notre président nous demande de faire comme si nous étions morts. Mais que peut bien être cet ennemi sans nom, sans forme, sans odeur et sans bruit ? De quelle taille est-il ? Peut-être est-il une sorte de fumée ? Non, le Président nous aurait conseillé de boucher les aérations, les fentes, les moindres interstices. Tu arrêtes de gamberger, ma vieille, sinon c’est la panique. Tu dois absolument trouver le moyen d’occuper tes pauvres petites méninges de rien du tout. Tu ne peux pas continuer à tourner la même page de ton livre en relisant sans cesse la même phrase sans la comprendre.
J’ai fini par m’écrouler au milieu de la nuit. Je ne sais pas à quelle heure. Après m’être abrutie devant l’écran de mon ordinateur. Les réussites me calment. Devant les cartes je ne pense plus. Plus exactement je pense autrement. Comme si j’étais en conduite automatique. Je préfère les réussites aux tranquillisants. Il faisait grand jour quand je me suis réveillée. Je me sentais calme et j’ai réussi à m’occuper toute la journée. Un peu de nettoyage, de rangement, des coups de fil, des sms et des mails aux amis, et puis quelques lignes d’écriture. Oui, je crois que je vais tenir une sorte de journal. Pour pouvoir me rappeler plus tard ce temps étrange à la botte d’un ennemi invisible.
Ces jours derniers se sont écoulés agréablement, j’ai trouvé une sorte de rythme de mon temps. J’écoute les informations le matin et le soir et ensuite je passe à de la musique, avec de grands moments de ce silence que j’apprécie de plus en plus. Le silence de la ville est un luxe. Et je choisis ce que je veux entendre. Je n’étais pas consciente du bain sonore qui m’intoxiquait. J’écoute des musiques que j’aime. Musiques classiques, musiques actuelles, sérieuses, légères, j’ai le choix. Et je panache avec des paroles. J’entends parler de littérature, de peinture ou d’histoire, tout ce que je ne prends pas le temps d’aborder en temps normal. Et puis j’écris. Je me tiens à mon projet de journal. J’aime bien suivre ce fil, me poser un cadre. Ils sont importants les cadres, répartis dans la masse informe du temps qui passe.
Il pleut. Le gris du ciel n’est pas bon pour mon moral. Le nombre de messages diminue, chacun s’enferme un peu plus. Moi comme les autres. Et quand je pense à l’ennemi je panique. Deux semaines se sont écoulées depuis le discours de notre président et rien n’a changé, nous devons rester vigilants et obéissants. Nous n’avons toujours aucune précision sur la nature de notre adversaire. J’écris de plus en plus, ça me permet de m’évader. Pour le moment cela me semble un peu incohérent, je mettrai de l’ordre quand nous serons libérés. Si cela vaut la peine. Que j’en fasse quelque chose ou non un jour est sans importance. L’important est d’écrire.
Je coche les jours sur le calendrier du club d’aviron que m’a offert Audrey. Et je pense à Edmond Dantès dans sa prison. Elle est vrai, cette perte de la notion du temps, enfermé. Depuis trois jours, pour nous éviter de sortir, l’armée nous distribue de la nourriture et quelques produits nécessaires. Nous passons nos commandes par mails toutes les semaines à des responsables de quartiers et des soldats nous livrent sur chaque palier. Jusqu’ici tout se passe bien, ils semblent bien organisés. Ils sont vêtus d’une sorte de scaphandre, je les vois par la fenêtre sortir de leurs camions blindés. J’ai déjà rempli un cahier.
J’ai cessé mes séances de gym journalières et je ne me maquille plus. A quoi bon ? Si nous sortons un jour de notre prison, il sera temps de nous remettre en état. Je ne décroche plus mon téléphone et je ne réponds plus aux mails que je reçois. Ils me paraissent vains. Certains me semblent débiles. Je ne sais pas comment on peut se montrer encore optimiste dans une situation pareille. On ne sait même pas si le gouvernement connaît maintenant ce fameux ennemi invisible. Ni combien de temps ce siège va durer encore. Je n’ai plus de cahiers ni de feuilles de classeurs. J’ai épuisé tout mon stock et j’écris sur des feuilles que je gardais pour des brouillons, imprimées sur une face. Je numérote les pages pour m’y retrouver. J’écris tout ce qui me passe par la tête, j’écris de plus en plus longtemps.
Je reste sourde aux signaux de mes proches. L’extérieur m’indiffère. De toute façon je ne suis pas sûre de sortir un jour d’ici. Je me nourris sans plaisir, parce qu’il le faut bien, et je me lave par automatisme. J’écris toute la journée. C’est vital pour moi.
Je dors et j’écris. Je bois de l’eau et je picore dans mon assiette - pignoche, aurait dit ma mère - des bribes de nourriture. Ma pauvre mère a eu la chance de ne pas connaître cette guerre. Mon emploi du temps se simplifie à l’extrême. J’ai bientôt terminé ma réserve de feuilles de brouillon. J’ai pensé aux emballages de carton, je dois pouvoir les utiliser sur l’envers.
J’écris indifféremment le jour ou la nuit. J’ai abandonné tous les rythmes. Je n’ouvre plus le calendrier d’Audrey. Je me fous de savoir quel jour nous sommes et les soldats secoureurs m’emmerdent. Je sens que je craque. Mais je résiste. Je ne veux pas offrir mon existence à l’ennemi. La seule chose qui me maintient en vie est cette rage d’écrire. Alors j’écris. C’est tout. Je suis parvenue à la fin de ma réserve de stylos feutre, à encre, à bille, et j’ai commencé à écrire avec des crayons. J’ai vérifié, il me reste une série de crayons de couleur.
J’ai écrit sur l’envers de tous les emballages utilisables. Le papier essuie-tout, les mouchoirs jetables et le papier-toilette sont trop mous pour mes crayons. Il ne me reste plus que les murs.
***
Lorsque cessa le confinement, il fallut défoncer la porte d’Elise. En état d’épuisement inquiétant elle fut transportée à l’hôpital. Des pans entiers des murs de son appartement étaient couverts d’écritures mystérieuses qui peu à peu se transformaient en personnages. Tout un peuple d’hommes et de femmes dansaient au milieu d’animaux. « On dirait des peintures rupestres dans une grotte, » dit simplement l’un des sauveteurs.
Danielle Stéphane
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. Nous sommes en guerre contre un ennemi…
Debout devant la fenêtre du salon je regarde le ciel pâlir en répétant cette phrase comme un mantra.
Les mots doivent me pénétrer, doivent me pénétrer. Je dois comprendre. C’est incompréhensible mais je dois comprendre, je dois comprendre.
Je regarde le jour qui se lève en ressassant cette information assénée hier soir à la télévision et à la radio. Nous sommes en guerre devant un ennemi invisible, ont dit les journalistes, tous les journalistes de toutes les chaînes, toutes les éditions, toutes les émissions.
Devant moi, la rivière et les quais se dessinent plus nettement au fur et à mesure que la lumière augmente. Tout semble normal. Une camionnette, une voiture, un vélo passent ici et là et leurs feux minuscules vibrent dans l’atmosphère encore laiteuse. Il est presque six heures. La lumière du soleil, derrière moi, derrière les immeubles, va bientôt dorer la colline face à moi et les vitres des bâtiments feront comme des miroirs d’un rose mordoré. Les arbres ont commencé à verdir, je ne l’avais pas encore remarqué. C’est beau. Ma conscience de cette beauté a ôté le voile de l’habitude, ce matin. Rien n’est plus pareil. Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible, ont-ils dit. Il va falloir s’y accoutumer mais à partir de maintenant tout est nouveau. Et comment y croire ? Rien ne change en apparence. Seul le silence. Troué par les moteurs des rares véhicules autorisés qui circulent.
Avant, à la même heure des camions attendaient déjà devant le chantier du parking en construction en contrebas de mes fenêtres, et les hommes orange et blanc commençaient à arriver, bavardaient avant de se rendre aux réunions dans leurs préfabriqués. Puis les grutiers grimpaient lentement les degrés de leurs échelles jusqu’à leur cabine haut perchée et les autres se dispersaient dans les profondeurs, devenaient invisibles jusqu’au moment de leur remontée. Quelques uns s’attelaient aux différentes tâches de la surface. Et tout ceci faisait du bruit. Des bruits divers.
Avant, c’était hier. Le confinement a été déclaré hier soir. Les activités non nécessaires à la vie sont désormais interdites.
Il est étrange, cet ennemi invisible et inconnu. Nous savons seulement qu’il tue et que nous sommes en guerre contre lui. Ils l’appellent l’Ennemi, c’est tout. La seule façon de nous défendre est de nous enfermer chez nous ont-ils dit. De prendre, jusqu’à demain soir, des dispositions pour tenir plusieurs semaines. Ils ne savent pas combien de temps. Dès l’ouverture des magasins j’irai m’approvisionner. J’ai fait une liste, je pense ne rien avoir oublié.
Le frigidaire, le congélateur et les placards sont pleins, j’ai même réussi à faire provision de papier toilette, de lessive, de crème pour le visage et de lait pour le corps. J’ai fait plusieurs allers-retours, les supérettes n’étaient pas achalandées en tout et j’ai dû me rendre dans plusieurs mais la pharmacie avait bien en rayon les produits de mes marques habituelles. Les commerçants avaient réussi à s’organiser et leurs agents de sécurité veillaient à faire respecter les consignes. J’ai vérifié mes listes, tout est coché, j’ai donc de quoi tenir ce siège fou. J‘éprouve une sensation d’épuisement. Le contre-coup de la tension probablement. Je ne me sentais pourtant pas stressée. J’ai bien mérité un verre de vin. Je le boirai en téléphonant à quelques amis. Et puis je dînerai en regardant les informations. La journée est passée si vite.
J’ai dormi comme rarement. La fatigue, peut-être. J’émerge lentement mais la réalité prend peu à peu ses contours et ils sont inquiétants. Mes amis réagissent chacun différemment. Je crois que Mélanie se trouve dans le déni et j’espère qu’elle n’ouvrira pas les yeux trop brutalement. Pas moyen de lui faire admettre que notre situation est sérieuse, voire dramatique. Je me sens impuissante. Lucas, par contre, est totalement conscient et réussit à supporter les choses avec humour, comme d’habitude. Il est précieux. Je ne sais pas si c’est une chance d’être seule chez moi. J’ai l’habitude de la solitude, mais là cela risque de devenir un isolement. Je ne peux pas prévoir à l’avance comment je vais traverser l’épreuve. Il s’agit de vivre chaque jour l’un après l’autre. Lucie et Igor avec leurs trois enfants vont s’organiser pour des séquences travail et des séquences jeux tantôt collectifs tantôt solitaires. Ils espèrent pouvoir s’aérer par moments, mais ce n’est pas sûr, cela dépendra des nouvelles directives. Nous serons fixés ce soir. Notre ennemi invisible est bien vague. Pour garder le cadre, ma vieille, tu dois te lever et aller déjeuner, faire ta toilette, écouter les informations et si elles te gavent, passer à de la musique. Ensuite tu aviseras.
Je n’arrive pas à m’endormir. Le Président nous a annoncé solennellement, tout à l’heure, que nous étions en guerre contre une ennemi invisible. Il n’a fait que répéter ce que nous savions, il ne nous a apporté aucune information complémentaire, à part la durée indéterminée de notre confinement. Au journaliste qui lui demandait de préciser il a répondu qu’il en était incapable. Et nous ne savons toujours pas si l’ennemi invisible est matériel, météorologique, humain, ou bactériologique. A toutes les interrogations il n’a pu répondre que : « Je ne sais pas. » C’est incroyable. Il n’a même pas osé nous mentir. A notre époque si avancée, si développée, si si si, nous nous trouvons totalement démunis devant un je ne sais quoi tellement puissant, tellement dangereux que nous devons nous calfeutrer, nous cacher. Faire le mort. C’est ça, notre président nous demande de faire comme si nous étions morts. Mais que peut bien être cet ennemi sans nom, sans forme, sans odeur et sans bruit ? De quelle taille est-il ? Peut-être est-il une sorte de fumée ? Non, le Président nous aurait conseillé de boucher les aérations, les fentes, les moindres interstices. Tu arrêtes de gamberger, ma vieille, sinon c’est la panique. Tu dois absolument trouver le moyen d’occuper tes pauvres petites méninges de rien du tout. Tu ne peux pas continuer à tourner la même page de ton livre en relisant sans cesse la même phrase sans la comprendre.
J’ai fini par m’écrouler au milieu de la nuit. Je ne sais pas à quelle heure. Après m’être abrutie devant l’écran de mon ordinateur. Les réussites me calment. Devant les cartes je ne pense plus. Plus exactement je pense autrement. Comme si j’étais en conduite automatique. Je préfère les réussites aux tranquillisants. Il faisait grand jour quand je me suis réveillée. Je me sentais calme et j’ai réussi à m’occuper toute la journée. Un peu de nettoyage, de rangement, des coups de fil, des sms et des mails aux amis, et puis quelques lignes d’écriture. Oui, je crois que je vais tenir une sorte de journal. Pour pouvoir me rappeler plus tard ce temps étrange à la botte d’un ennemi invisible.
Ces jours derniers se sont écoulés agréablement, j’ai trouvé une sorte de rythme de mon temps. J’écoute les informations le matin et le soir et ensuite je passe à de la musique, avec de grands moments de ce silence que j’apprécie de plus en plus. Le silence de la ville est un luxe. Et je choisis ce que je veux entendre. Je n’étais pas consciente du bain sonore qui m’intoxiquait. J’écoute des musiques que j’aime. Musiques classiques, musiques actuelles, sérieuses, légères, j’ai le choix. Et je panache avec des paroles. J’entends parler de littérature, de peinture ou d’histoire, tout ce que je ne prends pas le temps d’aborder en temps normal. Et puis j’écris. Je me tiens à mon projet de journal. J’aime bien suivre ce fil, me poser un cadre. Ils sont importants les cadres, répartis dans la masse informe du temps qui passe.
Il pleut. Le gris du ciel n’est pas bon pour mon moral. Le nombre de messages diminue, chacun s’enferme un peu plus. Moi comme les autres. Et quand je pense à l’ennemi je panique. Deux semaines se sont écoulées depuis le discours de notre président et rien n’a changé, nous devons rester vigilants et obéissants. Nous n’avons toujours aucune précision sur la nature de notre adversaire. J’écris de plus en plus, ça me permet de m’évader. Pour le moment cela me semble un peu incohérent, je mettrai de l’ordre quand nous serons libérés. Si cela vaut la peine. Que j’en fasse quelque chose ou non un jour est sans importance. L’important est d’écrire.
Je coche les jours sur le calendrier du club d’aviron que m’a offert Audrey. Et je pense à Edmond Dantès dans sa prison. Elle est vrai, cette perte de la notion du temps, enfermé. Depuis trois jours, pour nous éviter de sortir, l’armée nous distribue de la nourriture et quelques produits nécessaires. Nous passons nos commandes par mails toutes les semaines à des responsables de quartiers et des soldats nous livrent sur chaque palier. Jusqu’ici tout se passe bien, ils semblent bien organisés. Ils sont vêtus d’une sorte de scaphandre, je les vois par la fenêtre sortir de leurs camions blindés. J’ai déjà rempli un cahier.
J’ai cessé mes séances de gym journalières et je ne me maquille plus. A quoi bon ? Si nous sortons un jour de notre prison, il sera temps de nous remettre en état. Je ne décroche plus mon téléphone et je ne réponds plus aux mails que je reçois. Ils me paraissent vains. Certains me semblent débiles. Je ne sais pas comment on peut se montrer encore optimiste dans une situation pareille. On ne sait même pas si le gouvernement connaît maintenant ce fameux ennemi invisible. Ni combien de temps ce siège va durer encore. Je n’ai plus de cahiers ni de feuilles de classeurs. J’ai épuisé tout mon stock et j’écris sur des feuilles que je gardais pour des brouillons, imprimées sur une face. Je numérote les pages pour m’y retrouver. J’écris tout ce qui me passe par la tête, j’écris de plus en plus longtemps.
Je reste sourde aux signaux de mes proches. L’extérieur m’indiffère. De toute façon je ne suis pas sûre de sortir un jour d’ici. Je me nourris sans plaisir, parce qu’il le faut bien, et je me lave par automatisme. J’écris toute la journée. C’est vital pour moi.
Je dors et j’écris. Je bois de l’eau et je picore dans mon assiette - pignoche, aurait dit ma mère - des bribes de nourriture. Ma pauvre mère a eu la chance de ne pas connaître cette guerre. Mon emploi du temps se simplifie à l’extrême. J’ai bientôt terminé ma réserve de feuilles de brouillon. J’ai pensé aux emballages de carton, je dois pouvoir les utiliser sur l’envers.
J’écris indifféremment le jour ou la nuit. J’ai abandonné tous les rythmes. Je n’ouvre plus le calendrier d’Audrey. Je me fous de savoir quel jour nous sommes et les soldats secoureurs m’emmerdent. Je sens que je craque. Mais je résiste. Je ne veux pas offrir mon existence à l’ennemi. La seule chose qui me maintient en vie est cette rage d’écrire. Alors j’écris. C’est tout. Je suis parvenue à la fin de ma réserve de stylos feutre, à encre, à bille, et j’ai commencé à écrire avec des crayons. J’ai vérifié, il me reste une série de crayons de couleur.
J’ai écrit sur l’envers de tous les emballages utilisables. Le papier essuie-tout, les mouchoirs jetables et le papier-toilette sont trop mous pour mes crayons. Il ne me reste plus que les murs.
***
Lorsque cessa le confinement, il fallut défoncer la porte d’Elise. En état d’épuisement inquiétant elle fut transportée à l’hôpital. Des pans entiers des murs de son appartement étaient couverts d’écritures mystérieuses qui peu à peu se transformaient en personnages. Tout un peuple d’hommes et de femmes dansaient au milieu d’animaux. « On dirait des peintures rupestres dans une grotte, » dit simplement l’un des sauveteurs.