Soleil trompeur
Antoine Delmonti
Le printemps était arrivé depuis peu. Les oiseaux, restés silencieux tout l’hiver, s’en donnaient à cœur joie, et les arbres en fleurs paradaient en habits de fête, les prunus avaient choisi le rose, le blanc faisait la fierté des pommiers, et le jaune éclatant des mimosas se détachait sur le ciel bleu azur. Dans l’air très doux, digne d’un joli mois de mai, régnait une sorte d’allégresse, la promesse d’un bonheur sans nuages.
Mais derrière ce décor idyllique planait une menace, d’autant plus redoutable qu’elle était invisible.
Tout à l’heure, par la fenêtre de sa chambre, Blanche, une vieille dame de 89 ans, avait aperçu Patricia, sa fille, quittant la maison.
Pas question de rester enfermée avec un temps pareil ! J’ai bien le droit, moi aussi, d’en profiter ! s’était dit l’octogénaire.
Et sans plus attendre, elle prit sa canne, son chapeau, son cabas à provisions et hop ! la voilà partie en direction du centre-ville, distant de quelques centaines de mètres.
Dehors, la température était très agréable, et Blanche se félicita de son escapade improvisée, d’autant qu’elle n’était pas gênée par les voitures, d’ailleurs, il n’y avait personne, ou presque, dans les rues.
Elle haussa les épaules.
Les gens sont encore devant la télé ou leur téléphone ! De mon temps, nous n’avions rien de tout ça, et nous ne nous en portions pas plus mal !
Elle se dirigea vers le cimetière, où reposaient Marcel, son mari, mort depuis une vingtaine d’années, ainsi que sa fille Murielle, décédée à l’âge de douze ans, des suites d’une méningite foudroyante. Mais la vieille dame constata, très déçue, que le portail était verrouillé avec un gros cadenas.
Or, elle tenait à venir le plus souvent possible, afin de se recueillir sur la tombe de ses chers disparus.
Aujourd’hui, c’est lundi ? Je ne me rappelle pas, mais je crois qu’il y a un jour dans la semaine où le cimetière est fermé ! D’habitude, je viens avec Patricia, et on n’a jamais trouvé porte close !
Un peu déboussolée, Blanche décida d’aller se promener le long des allées du parc municipal, elle y emmenait souvent ses enfants lorsqu’ils étaient très jeunes.
Dieu sait qu’ils s’y sont amusés, avec leurs copains et copines, pendant que je discutais avec leurs mères, il y d’ailleurs deux ou trois d’entre elles qui sont devenues des amies ! Mais quelqu’un, je ne sais plus qui, m’a dit qu’elles ne sont plus de ce monde !
Et avec son mouchoir brodé, elle essuya ses yeux embués de larmes, tout en marchant jusqu’à l’entrée du parc. Et là, nouvelle déception ! Il était fermé lui aussi. Elle tenta à nouveau de se rappeler quel jour de la semaine on était.
Depuis quelque temps, sa mémoire vacillait sérieusement, comme une bougie dont la flamme diminue peu à peu et n’éclaire plus grand chose. Du coup, ne trouvant plus les noms, les lieux, les circonstances, elle s’était réfugiée dans un mutisme presque complet, de peur de ne pouvoir aller au bout de ses phrases.
Elle avait toutefois gardé son caractère opiniâtre et n’envisagea pas de retourner tout de suite chez sa fille. L’idée lui vint de se rendre au marché, afin d’y acheter des fruits, des légumes frais à ramener à la maison. Patricia sera contente !
Dans sa vie, Blanche avait toujours eu une priorité : ses trois enfants. Elle était couturière, mais avait renoncé à exercer son métier dès la naissance de Guillaume, son premier-né. Elle avait soigné ses gosses sans relâche lorsqu’ils étaient malades, surveillant leurs études, les encourageant, et les entourant d’un amour profond et inconditionnel. Et pourtant, la vie ne l’avait pas épargnée, la mort prématurée de Murielle fut un coup terrible, puis il y eut le divorce très compliqué de Patricia, et en dernier lieu, le décès de son cher Marcel, terrassé par une crise cardiaque, alors qu’il venait tout juste de prendre sa retraite.
Le marché était bien là, à sa place habituelle, et Blanche nota avec surprise, qu’il n’y avait pas beaucoup de monde et que plusieurs personnes portaient des masques, comme les chirurgiens quand ils opèrent.
Ceux-là se croient au Carnaval ! On aura tout vu !
Comme elle s’approchait d’un étal, quelqu’un dans la file recula brusquement et lui fit sèchement remarquer qu’elle se trouvait trop près des gens, et que c’était dangereux. On la regardait avec suspicion, un monsieur avec un chapeau et une écharpe couvrant le bas de son visage, ajouta que c’était de cette façon que se répandait l’épidémie.
Elle fut sidérée.
Mais qu’est-ce qu’ils ont, à me traiter comme si j’étais malade ? Que je sache, je n’ai pas la gale, ou quelque chose de ce genre !
Quand ce fut son tour, elle acheta quelques kiwis, le fruit préféré de Patricia, et prit également des pommes, elle demanderait à sa fille de faire une tarte, car Blanche, comme beaucoup de personnes âgées, adorait les desserts, les sucreries.
Elle s’apprêtait à s’en aller, lorsque le vendeur lui signala qu’elle n’avait pas payé. Elle devint toute rouge, s’excusa, fouilla un bon moment dans ses poches, puis dans son cabas, pendant que dans la file, certains clients commençaient à s’impatienter, une femme lui conseilla même, assez rudement, de remettre les fruits à leur place.
- « Je crois que j’ai oublié mon...mon...porte-monnaie ! » murmura Blanche, baissant la tête comme un gamin qui a fait une bêtise.
Le commerçant hésitait, il ne pouvait quand même pas se saisir lui-même du sac de cette vieille dame, pour récupérer la marchandise ! Derrière, le ton montait, les gens en avait assez d’attendre et le faisait savoir bruyamment.
Arrivèrent alors deux policiers, qui, postés à proximité de la mairie toute proche, avaient entendu des propos un peu vifs, et venaient voir ce qui se passait. Le vendeur leur expliqua en deux mots la nature du problème, et l’un des deux fonctionnaires demanda à Blanche de lui présenter une pièce d’identité. Celle-ci, qui serrait son cabas contre elle, fut incapable de faire le moindre geste, de prononcer le moindre mot, littéralement pétrifiée par la présence des deux policiers et par tous ces gens qui semblaient lui en vouloir.
C’est alors que dans l’assistance, l’un de ses anciens voisins, qui l’avait reconnue, prit à part les deux fonctionnaires, et leur parla à vois basse. L’un d’eux, une jeune femme, se tourna alors vers Blanche, et s’adressa à elle en y mettant les formes :
- « Ne vous en faites pas, Madame, tout va bien se passer ! Mon collègue et moi, on va vous ramener chez vous ! »
Et Blanche prit place à l’arrière du véhicule, qui ne mit que trois minutes pour arriver à destination.
Patricia accourut dès leur arrivée, elle paraissait très inquiète :
- « Vous l’avez retrouvée ! Quelle peur, j’ai eu ! J’étais allée acheter du pain à la boulangerie et en revenant, personne ! Alors j’ai pris ma voiture pour essayer de la rattraper, mais je ne l’ai pas vue ! Je n’avais pas parlé à ma mère de ce qui se passe en ce moment pour ne pas trop la perturber, mais par contre, je lui avais interdit de sortir ! Seulement voilà, tout ça, c’est de ma faute, j’ai oublié en partant, de fermer à clé le portail du jardin !
Blanche, encore un peu choquée, raconta son aventure :
- J’ai acheté des kiwis, et des...Il y avait des gens qui me voulaient du mal ! Heureusement qu’ils étaient là ! dit-elle à sa fille, en désignant les deux policiers.
Et elle ajouta, reconnaissante :
- Ils méritent bien que je leur fasse la bise ! »
Antoine Delmonti
Le printemps était arrivé depuis peu. Les oiseaux, restés silencieux tout l’hiver, s’en donnaient à cœur joie, et les arbres en fleurs paradaient en habits de fête, les prunus avaient choisi le rose, le blanc faisait la fierté des pommiers, et le jaune éclatant des mimosas se détachait sur le ciel bleu azur. Dans l’air très doux, digne d’un joli mois de mai, régnait une sorte d’allégresse, la promesse d’un bonheur sans nuages.
Mais derrière ce décor idyllique planait une menace, d’autant plus redoutable qu’elle était invisible.
Tout à l’heure, par la fenêtre de sa chambre, Blanche, une vieille dame de 89 ans, avait aperçu Patricia, sa fille, quittant la maison.
Pas question de rester enfermée avec un temps pareil ! J’ai bien le droit, moi aussi, d’en profiter ! s’était dit l’octogénaire.
Et sans plus attendre, elle prit sa canne, son chapeau, son cabas à provisions et hop ! la voilà partie en direction du centre-ville, distant de quelques centaines de mètres.
Dehors, la température était très agréable, et Blanche se félicita de son escapade improvisée, d’autant qu’elle n’était pas gênée par les voitures, d’ailleurs, il n’y avait personne, ou presque, dans les rues.
Elle haussa les épaules.
Les gens sont encore devant la télé ou leur téléphone ! De mon temps, nous n’avions rien de tout ça, et nous ne nous en portions pas plus mal !
Elle se dirigea vers le cimetière, où reposaient Marcel, son mari, mort depuis une vingtaine d’années, ainsi que sa fille Murielle, décédée à l’âge de douze ans, des suites d’une méningite foudroyante. Mais la vieille dame constata, très déçue, que le portail était verrouillé avec un gros cadenas.
Or, elle tenait à venir le plus souvent possible, afin de se recueillir sur la tombe de ses chers disparus.
Aujourd’hui, c’est lundi ? Je ne me rappelle pas, mais je crois qu’il y a un jour dans la semaine où le cimetière est fermé ! D’habitude, je viens avec Patricia, et on n’a jamais trouvé porte close !
Un peu déboussolée, Blanche décida d’aller se promener le long des allées du parc municipal, elle y emmenait souvent ses enfants lorsqu’ils étaient très jeunes.
Dieu sait qu’ils s’y sont amusés, avec leurs copains et copines, pendant que je discutais avec leurs mères, il y d’ailleurs deux ou trois d’entre elles qui sont devenues des amies ! Mais quelqu’un, je ne sais plus qui, m’a dit qu’elles ne sont plus de ce monde !
Et avec son mouchoir brodé, elle essuya ses yeux embués de larmes, tout en marchant jusqu’à l’entrée du parc. Et là, nouvelle déception ! Il était fermé lui aussi. Elle tenta à nouveau de se rappeler quel jour de la semaine on était.
Depuis quelque temps, sa mémoire vacillait sérieusement, comme une bougie dont la flamme diminue peu à peu et n’éclaire plus grand chose. Du coup, ne trouvant plus les noms, les lieux, les circonstances, elle s’était réfugiée dans un mutisme presque complet, de peur de ne pouvoir aller au bout de ses phrases.
Elle avait toutefois gardé son caractère opiniâtre et n’envisagea pas de retourner tout de suite chez sa fille. L’idée lui vint de se rendre au marché, afin d’y acheter des fruits, des légumes frais à ramener à la maison. Patricia sera contente !
Dans sa vie, Blanche avait toujours eu une priorité : ses trois enfants. Elle était couturière, mais avait renoncé à exercer son métier dès la naissance de Guillaume, son premier-né. Elle avait soigné ses gosses sans relâche lorsqu’ils étaient malades, surveillant leurs études, les encourageant, et les entourant d’un amour profond et inconditionnel. Et pourtant, la vie ne l’avait pas épargnée, la mort prématurée de Murielle fut un coup terrible, puis il y eut le divorce très compliqué de Patricia, et en dernier lieu, le décès de son cher Marcel, terrassé par une crise cardiaque, alors qu’il venait tout juste de prendre sa retraite.
Le marché était bien là, à sa place habituelle, et Blanche nota avec surprise, qu’il n’y avait pas beaucoup de monde et que plusieurs personnes portaient des masques, comme les chirurgiens quand ils opèrent.
Ceux-là se croient au Carnaval ! On aura tout vu !
Comme elle s’approchait d’un étal, quelqu’un dans la file recula brusquement et lui fit sèchement remarquer qu’elle se trouvait trop près des gens, et que c’était dangereux. On la regardait avec suspicion, un monsieur avec un chapeau et une écharpe couvrant le bas de son visage, ajouta que c’était de cette façon que se répandait l’épidémie.
Elle fut sidérée.
Mais qu’est-ce qu’ils ont, à me traiter comme si j’étais malade ? Que je sache, je n’ai pas la gale, ou quelque chose de ce genre !
Quand ce fut son tour, elle acheta quelques kiwis, le fruit préféré de Patricia, et prit également des pommes, elle demanderait à sa fille de faire une tarte, car Blanche, comme beaucoup de personnes âgées, adorait les desserts, les sucreries.
Elle s’apprêtait à s’en aller, lorsque le vendeur lui signala qu’elle n’avait pas payé. Elle devint toute rouge, s’excusa, fouilla un bon moment dans ses poches, puis dans son cabas, pendant que dans la file, certains clients commençaient à s’impatienter, une femme lui conseilla même, assez rudement, de remettre les fruits à leur place.
- « Je crois que j’ai oublié mon...mon...porte-monnaie ! » murmura Blanche, baissant la tête comme un gamin qui a fait une bêtise.
Le commerçant hésitait, il ne pouvait quand même pas se saisir lui-même du sac de cette vieille dame, pour récupérer la marchandise ! Derrière, le ton montait, les gens en avait assez d’attendre et le faisait savoir bruyamment.
Arrivèrent alors deux policiers, qui, postés à proximité de la mairie toute proche, avaient entendu des propos un peu vifs, et venaient voir ce qui se passait. Le vendeur leur expliqua en deux mots la nature du problème, et l’un des deux fonctionnaires demanda à Blanche de lui présenter une pièce d’identité. Celle-ci, qui serrait son cabas contre elle, fut incapable de faire le moindre geste, de prononcer le moindre mot, littéralement pétrifiée par la présence des deux policiers et par tous ces gens qui semblaient lui en vouloir.
C’est alors que dans l’assistance, l’un de ses anciens voisins, qui l’avait reconnue, prit à part les deux fonctionnaires, et leur parla à vois basse. L’un d’eux, une jeune femme, se tourna alors vers Blanche, et s’adressa à elle en y mettant les formes :
- « Ne vous en faites pas, Madame, tout va bien se passer ! Mon collègue et moi, on va vous ramener chez vous ! »
Et Blanche prit place à l’arrière du véhicule, qui ne mit que trois minutes pour arriver à destination.
Patricia accourut dès leur arrivée, elle paraissait très inquiète :
- « Vous l’avez retrouvée ! Quelle peur, j’ai eu ! J’étais allée acheter du pain à la boulangerie et en revenant, personne ! Alors j’ai pris ma voiture pour essayer de la rattraper, mais je ne l’ai pas vue ! Je n’avais pas parlé à ma mère de ce qui se passe en ce moment pour ne pas trop la perturber, mais par contre, je lui avais interdit de sortir ! Seulement voilà, tout ça, c’est de ma faute, j’ai oublié en partant, de fermer à clé le portail du jardin !
Blanche, encore un peu choquée, raconta son aventure :
- J’ai acheté des kiwis, et des...Il y avait des gens qui me voulaient du mal ! Heureusement qu’ils étaient là ! dit-elle à sa fille, en désignant les deux policiers.
Et elle ajouta, reconnaissante :
- Ils méritent bien que je leur fasse la bise ! »