UBE Inc.
Patrick Uguen
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible, sournois et redoutable. Tellement puissant qu’il tient déjà nombre de rênes de chaque pouvoir : il nous distrait pour mieux nous vaincre. Des leurres, des fausses cibles pour épuiser nos colères, des guerres, des malheurs pour nous stupéfier et nous émouvoir, des oreilles de mickey pour nous divertir. Mais je les ai vus. Depuis dix ans je les traque. Depuis dix ans…
« 2010. Je prétextai l’ablation d’un lipome pour entrer dans la place et commencer mon enquête ; ma cible : la clinique St Georges bruissante de rumeurs : un nombre anormal de chocs post-opératoires, des démissions de personnel en masse. La clinique appartenait aux fonds de pension UBE Inc. qui traînait une redoutable réputation : un mélange de requin de la finance et de vautours de la santé Je voulais en savoir plus et ne pas attendre les résultats de l’enquête de l’Anses. Peut-être lèverais-je un scoop ?
Je demandai une chambre individuelle. La fenêtre donnait sur l’arrière cours. L’entrée des urgences et la sortie discrète des complications. Régulièrement, j’allais observer les allées et venues. A première vue, c’était une clinique tout ce qu’il y avait de plus banal. Une odeur lourde, saturée de désinfectants et d’éosine, du lino bleu au sol, des couloirs encombrés de charriots, pleins du cliquetis de machines, des ordres lancés et un personnel surchargé, toujours à courir, grignotant des secondes pour rester un peu avec les patients. Mais lorsque le chef de service vint me voir pour préparer l’intervention du lendemain, un vent-coulis glacé précéda son entrée et envahit la chambre. Il me demanda si cela ne me gênait pas s’il était accompagné de son patron et de deux co-actionnaires qui inspectaient l’établissement. J’acceptai, bien sûr, leur présence m’intéressait. Ils se tinrent à l’entrée. Leur peau était pâle, presque diaphane, Leurs lèvres incolores. Ils posèrent sur moi un regard avide. Je n’écoutais pas le médecin. Avant que le groupe s’en aille, le patron vint me saluer et me serra la main. Elles étaient froides et leur contact me glaça littéralement. Il semblait que ma chaleur passait irrépressiblement de ma chair à ses doigts. Son geste n’avait rien non plus d’empathique. J’avais la sensation qu’il me palpait, qu’il m’évaluait comme un maquignon. Une nausée révulsa mon estomac. Il s’en aperçut, lâcha ma main. Ses lèvres semblaient moins pâles. Je me sentis soudain faible.
Ils s’en allèrent. Longtemps après leur passage, il faisait encore froid dans la chambre. Je demeurais incapable de me réchauffer, je tremblais. On prit ma température : 36°. Ma tension était faible. Un infirmier m’alita, arrêta l’air conditionné. Il était étrangement attentionné, m’apporta une tisane et me souffla avant de sortir :
- Je m’appelle Rachid. C’est moi de service toute cette nuit, je veillerai sur vous. Buvez tant que c’est chaud. Prenez ça avec. Essayez de vous reposer. Au moindre souci, appelez-moi.
Il s’en alla. Je décidai de commencer une enquête : quelques discrètes questions. Je me levai donc mais la tête me tourna. Je m’arrêtai un instant devant la fenêtre. Le ciel flamboyait d’un couchant érubescent et liquide. En bas, dans la cour, des aides-soignants sortait un brancard. Un drap recouvrait le visage du mort. Le crépuscule fantastique carminait leur blouse et le drap. Je reculai, les jambes flageolantes, me recouchai, m’endormis aussitôt.
Je ne sais ce qui me réveilla. Peut-être le bruit de l’ascenseur, le chuintement d’un sas qui s’ouvre. La nuit était sans lune et profonde. De ma fenêtre, les lumières de la ville était à peine visible. La pénombre enveloppait ma chambre. Je m’assis, guettai les bruits. Rien, hormis le souffle ténu et lent du respirateur artificiel dans la chambre voisine. Lorsque des pas s’approchèrent, je sautai du lit, pour me cacher ou me défendre. Rachid entra.
- Ben, qu’est-ce que vous faîtes debout, Mademoiselle. Ça va ?
- Non, lui dis-je.
- Vous avez besoin de quelque chose ?
J’hésitai. Je sentais une urgence à agir, à savoir. Je demandai abruptement.
- Qu’est-ce qui se passe ici ?
- Que voulez-vous dire ?
- Ecoutez. Je me fous de mon lipome. Si je suis là, c’est à cause des morts dans votre clinique. Quelque chose ne tourne pas rond ici, et je veux savoir quoi.
- Nous sommes deux.
Sa réponse me rasséréna autant qu’elle me surprit.
- Alor ces rumeurs ? continuai-je.
- Elles sont fondées. On ne comprend pas ce qui ne va pas. On respecte tous les protocoles et pourtant… Alors moi aussi, je cherche, je furète dans les services sans rien trouver.
Nous n’eûmes pas besoin d’un accord ou de mots. Nous nous fîmes confiance, nous avions chacun trouvé un allié.
- Ils sont encore là.
- Qui ?
- Vos patrons ?
- Oui. En bas, dans la salle de réveil.
- Ça ne vous parait pas bizarre, une inspection qui se prolonge en pleine nuit.
- Si mais qu’est-ce que vous insinuez ? Pourquoi des … ? Pourquoi ils… ? Non. Ça ne tient pas debout.
- Vous m’accompagnez ?
Il hésita un instant.
- Oui.
Je sortis de ma valise une petite panoplie d’apprenti détective : bombe lacrymo, appareil photo, couteau. Rachid prétexta un appel aux urgences pour quitter le service et me fit sortir discrètement. Nous descendîmes par l’escalier de service. Lorsque nous posâmes nos mains sur les battants des portes, elles étaient étrangement froides. Notre pouls s’accéléra. Nous nous regardâmes en nous interrogeant des yeux, acquiesçâmes ensemble. Nous ouvrîmes les battants. Nous avançâmes lentement, avec précaution jusqu’à la salle de réveil. Dans la guérite de surveillance, les deux infirmiers de garde dormaient, effondrés sur leur chaise. Nous nous rapprochâmes encore. La salle était vitrée, il y avait cinq patients. Nous les aperçûmes alors, tous les trois, et ce que nous vîmes était à la fois effrayant et fantastique. Ils maintenaient chacun un patient endormi et étaient penché au-dessus de lui, lèvres à lèvres, un presque baiser délétère. Un filet d’air bleu passait d’une bouche à l’autre. Ils l’aspiraient à petits coups comme s’ils le lapaient dans un halètement de plaisir. Les patients convulsaient asphyxiés, les moniteurs s’affolaient, retentissant des alarmes des indicateurs vitaux. Je mitraillai la scène. Puis, soudain, les trois « vampires », je ne trouve que ce mot, s’arrêtèrent brusquement comme s’ils voulaient économiser leur cheptel. Peu à peu, les moniteurs se calmèrent. Ils redressèrent ; ils semblaient avoir rajeuni. Leurs lèvres étaient rouges.
- La fille maintenant. Au-delà du seuil vital, je la sens dangereuse. Qui veut la vider ? dit le patron de la clinique.
- Partageons-la-nous, voulez-vous ? J’ai bien envie de connaitre le gout de son âme, répondit l’un des deux autres.
Nous remontâmes vite à l’étage. Nous devions les arrêter. Il n’était plus question d’enquête. Nous agîmes plus par instinct, par adrénaline que par réflexion ou préméditation. J’étais la proie, la chambre serait le piège. Il y avait des bouteilles d’oxygène, nous avions un briquet, une lacrymo. Les infirmiers étaient affairés, nous passâmes sans être vus. Je m’allongeai dans le lit, serrai la lacrymo dans une main, le zippo dans l’autre. Rachid m’embrassa, caressa ma joue, ouvrit les vannes d’arrivée au-dessus du lit, en glissa une ouverte sous le lit. Puis il sortit et se dissimula dans une chambre à côté. Les autres ne tardèrent pas à arriver. « Nouvelle inspection ! » entendis-je dire. Ils entrèrent. Je fermai les yeux, m’immobilisai totalement. Ne rien laisser paraitre, ne rien laisser deviner. Maîtriser mon souffle. Le premier se pencha. Son haleine fétide m’enveloppa ; je respirai à peine pourtant je sentais déjà les atteintes du mal comme si ma vie se vidait lentement à chaque expiration. Lorsqu’il fut suffisamment près, je ruai brusquement, le repoussai violemment, il tomba au sol. Je gazais les deux autres et allumai le zippo. Le filet d’oxygène se transforma en une gigantesque flamme. J’eus à peine le temps de m’échapper. Rachid bloqua la porte. Des hurlements horribles la transperçaient. Par son hublot, nous aperçûmes les trois corps transformés en torches vivantes. Ils heurtaient la porte pour tenter de s’échapper. Nous résistâmes. Leur peau se desquamait en des volutes bleues : une fascinante horreur. L’un d’eux se jeta par la fenêtre. Affolés par l’incendie, les autres employés lancèrent l’alarme et se précipitaient pour évacuer les chambres. En quelques minutes, l’étage fut vidé et les premières sirènes retentirent. Les pompiers parvinrent à éteindre l’incendie avant qu’il ne se propage à l’ensemble du bâtiment. On ne déplora, hormis quelques indispositions et deux intoxications, aucun blessé. L’enquête conclut à un détendeur défectueux. On ne retrouva aucun corps dans la chambre, ni dans l’arrière-cour.
Quelques jours plus tard, nous nous retrouvâmes Rachid et moi sur les crêtes du Faron qui dominaient la ville. Nous marchâmes un peu, nous assîmes sur un rocher blanc et la regardâmes, tranquillement étendue le long des vagues, assoupie dans la tiédeur de mai.
- Qu’est-ce que c’était ? me demanda Rachid.
- Je ne sais pas, répondis-je.
- Vous croyez qu’il y en a d’autres ?
- Peut-être, sûrement.
- Qu’est-ce qu’on peut faire ?
- Continuer, chercher des preuves. Mais ce sera compliqué.
J’allumai mon appareil photo, lui montrai l’écran.
- C’est la carte mémoire du soir de l’incendie. Regardez.
L’écran indiquait « mémoire vide ».
- Rien ? Comment ça rien ?
- Je ne sais pas. Il ne s’est pas déclenché ou leur image ne s’imprime pas.
Rachid demeura silencieux.
- Il faut continuer, dit-il après un long moment de réflexion. Vous avez une idée.
- Il y a des rumeurs autour d’un hôpital, vers Nice.
- Bien, je vais postuler, décida Rachid.
- Et moi, j’ai toujours ce foutu lipome. »
C’était il y a dix ans. Chaque jour qui passe est un espoir en moins. Mais nous sommes plus nombreux et les consciences s’éveillent.
Patrick Uguen
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible, sournois et redoutable. Tellement puissant qu’il tient déjà nombre de rênes de chaque pouvoir : il nous distrait pour mieux nous vaincre. Des leurres, des fausses cibles pour épuiser nos colères, des guerres, des malheurs pour nous stupéfier et nous émouvoir, des oreilles de mickey pour nous divertir. Mais je les ai vus. Depuis dix ans je les traque. Depuis dix ans…
« 2010. Je prétextai l’ablation d’un lipome pour entrer dans la place et commencer mon enquête ; ma cible : la clinique St Georges bruissante de rumeurs : un nombre anormal de chocs post-opératoires, des démissions de personnel en masse. La clinique appartenait aux fonds de pension UBE Inc. qui traînait une redoutable réputation : un mélange de requin de la finance et de vautours de la santé Je voulais en savoir plus et ne pas attendre les résultats de l’enquête de l’Anses. Peut-être lèverais-je un scoop ?
Je demandai une chambre individuelle. La fenêtre donnait sur l’arrière cours. L’entrée des urgences et la sortie discrète des complications. Régulièrement, j’allais observer les allées et venues. A première vue, c’était une clinique tout ce qu’il y avait de plus banal. Une odeur lourde, saturée de désinfectants et d’éosine, du lino bleu au sol, des couloirs encombrés de charriots, pleins du cliquetis de machines, des ordres lancés et un personnel surchargé, toujours à courir, grignotant des secondes pour rester un peu avec les patients. Mais lorsque le chef de service vint me voir pour préparer l’intervention du lendemain, un vent-coulis glacé précéda son entrée et envahit la chambre. Il me demanda si cela ne me gênait pas s’il était accompagné de son patron et de deux co-actionnaires qui inspectaient l’établissement. J’acceptai, bien sûr, leur présence m’intéressait. Ils se tinrent à l’entrée. Leur peau était pâle, presque diaphane, Leurs lèvres incolores. Ils posèrent sur moi un regard avide. Je n’écoutais pas le médecin. Avant que le groupe s’en aille, le patron vint me saluer et me serra la main. Elles étaient froides et leur contact me glaça littéralement. Il semblait que ma chaleur passait irrépressiblement de ma chair à ses doigts. Son geste n’avait rien non plus d’empathique. J’avais la sensation qu’il me palpait, qu’il m’évaluait comme un maquignon. Une nausée révulsa mon estomac. Il s’en aperçut, lâcha ma main. Ses lèvres semblaient moins pâles. Je me sentis soudain faible.
Ils s’en allèrent. Longtemps après leur passage, il faisait encore froid dans la chambre. Je demeurais incapable de me réchauffer, je tremblais. On prit ma température : 36°. Ma tension était faible. Un infirmier m’alita, arrêta l’air conditionné. Il était étrangement attentionné, m’apporta une tisane et me souffla avant de sortir :
- Je m’appelle Rachid. C’est moi de service toute cette nuit, je veillerai sur vous. Buvez tant que c’est chaud. Prenez ça avec. Essayez de vous reposer. Au moindre souci, appelez-moi.
Il s’en alla. Je décidai de commencer une enquête : quelques discrètes questions. Je me levai donc mais la tête me tourna. Je m’arrêtai un instant devant la fenêtre. Le ciel flamboyait d’un couchant érubescent et liquide. En bas, dans la cour, des aides-soignants sortait un brancard. Un drap recouvrait le visage du mort. Le crépuscule fantastique carminait leur blouse et le drap. Je reculai, les jambes flageolantes, me recouchai, m’endormis aussitôt.
Je ne sais ce qui me réveilla. Peut-être le bruit de l’ascenseur, le chuintement d’un sas qui s’ouvre. La nuit était sans lune et profonde. De ma fenêtre, les lumières de la ville était à peine visible. La pénombre enveloppait ma chambre. Je m’assis, guettai les bruits. Rien, hormis le souffle ténu et lent du respirateur artificiel dans la chambre voisine. Lorsque des pas s’approchèrent, je sautai du lit, pour me cacher ou me défendre. Rachid entra.
- Ben, qu’est-ce que vous faîtes debout, Mademoiselle. Ça va ?
- Non, lui dis-je.
- Vous avez besoin de quelque chose ?
J’hésitai. Je sentais une urgence à agir, à savoir. Je demandai abruptement.
- Qu’est-ce qui se passe ici ?
- Que voulez-vous dire ?
- Ecoutez. Je me fous de mon lipome. Si je suis là, c’est à cause des morts dans votre clinique. Quelque chose ne tourne pas rond ici, et je veux savoir quoi.
- Nous sommes deux.
Sa réponse me rasséréna autant qu’elle me surprit.
- Alor ces rumeurs ? continuai-je.
- Elles sont fondées. On ne comprend pas ce qui ne va pas. On respecte tous les protocoles et pourtant… Alors moi aussi, je cherche, je furète dans les services sans rien trouver.
Nous n’eûmes pas besoin d’un accord ou de mots. Nous nous fîmes confiance, nous avions chacun trouvé un allié.
- Ils sont encore là.
- Qui ?
- Vos patrons ?
- Oui. En bas, dans la salle de réveil.
- Ça ne vous parait pas bizarre, une inspection qui se prolonge en pleine nuit.
- Si mais qu’est-ce que vous insinuez ? Pourquoi des … ? Pourquoi ils… ? Non. Ça ne tient pas debout.
- Vous m’accompagnez ?
Il hésita un instant.
- Oui.
Je sortis de ma valise une petite panoplie d’apprenti détective : bombe lacrymo, appareil photo, couteau. Rachid prétexta un appel aux urgences pour quitter le service et me fit sortir discrètement. Nous descendîmes par l’escalier de service. Lorsque nous posâmes nos mains sur les battants des portes, elles étaient étrangement froides. Notre pouls s’accéléra. Nous nous regardâmes en nous interrogeant des yeux, acquiesçâmes ensemble. Nous ouvrîmes les battants. Nous avançâmes lentement, avec précaution jusqu’à la salle de réveil. Dans la guérite de surveillance, les deux infirmiers de garde dormaient, effondrés sur leur chaise. Nous nous rapprochâmes encore. La salle était vitrée, il y avait cinq patients. Nous les aperçûmes alors, tous les trois, et ce que nous vîmes était à la fois effrayant et fantastique. Ils maintenaient chacun un patient endormi et étaient penché au-dessus de lui, lèvres à lèvres, un presque baiser délétère. Un filet d’air bleu passait d’une bouche à l’autre. Ils l’aspiraient à petits coups comme s’ils le lapaient dans un halètement de plaisir. Les patients convulsaient asphyxiés, les moniteurs s’affolaient, retentissant des alarmes des indicateurs vitaux. Je mitraillai la scène. Puis, soudain, les trois « vampires », je ne trouve que ce mot, s’arrêtèrent brusquement comme s’ils voulaient économiser leur cheptel. Peu à peu, les moniteurs se calmèrent. Ils redressèrent ; ils semblaient avoir rajeuni. Leurs lèvres étaient rouges.
- La fille maintenant. Au-delà du seuil vital, je la sens dangereuse. Qui veut la vider ? dit le patron de la clinique.
- Partageons-la-nous, voulez-vous ? J’ai bien envie de connaitre le gout de son âme, répondit l’un des deux autres.
Nous remontâmes vite à l’étage. Nous devions les arrêter. Il n’était plus question d’enquête. Nous agîmes plus par instinct, par adrénaline que par réflexion ou préméditation. J’étais la proie, la chambre serait le piège. Il y avait des bouteilles d’oxygène, nous avions un briquet, une lacrymo. Les infirmiers étaient affairés, nous passâmes sans être vus. Je m’allongeai dans le lit, serrai la lacrymo dans une main, le zippo dans l’autre. Rachid m’embrassa, caressa ma joue, ouvrit les vannes d’arrivée au-dessus du lit, en glissa une ouverte sous le lit. Puis il sortit et se dissimula dans une chambre à côté. Les autres ne tardèrent pas à arriver. « Nouvelle inspection ! » entendis-je dire. Ils entrèrent. Je fermai les yeux, m’immobilisai totalement. Ne rien laisser paraitre, ne rien laisser deviner. Maîtriser mon souffle. Le premier se pencha. Son haleine fétide m’enveloppa ; je respirai à peine pourtant je sentais déjà les atteintes du mal comme si ma vie se vidait lentement à chaque expiration. Lorsqu’il fut suffisamment près, je ruai brusquement, le repoussai violemment, il tomba au sol. Je gazais les deux autres et allumai le zippo. Le filet d’oxygène se transforma en une gigantesque flamme. J’eus à peine le temps de m’échapper. Rachid bloqua la porte. Des hurlements horribles la transperçaient. Par son hublot, nous aperçûmes les trois corps transformés en torches vivantes. Ils heurtaient la porte pour tenter de s’échapper. Nous résistâmes. Leur peau se desquamait en des volutes bleues : une fascinante horreur. L’un d’eux se jeta par la fenêtre. Affolés par l’incendie, les autres employés lancèrent l’alarme et se précipitaient pour évacuer les chambres. En quelques minutes, l’étage fut vidé et les premières sirènes retentirent. Les pompiers parvinrent à éteindre l’incendie avant qu’il ne se propage à l’ensemble du bâtiment. On ne déplora, hormis quelques indispositions et deux intoxications, aucun blessé. L’enquête conclut à un détendeur défectueux. On ne retrouva aucun corps dans la chambre, ni dans l’arrière-cour.
Quelques jours plus tard, nous nous retrouvâmes Rachid et moi sur les crêtes du Faron qui dominaient la ville. Nous marchâmes un peu, nous assîmes sur un rocher blanc et la regardâmes, tranquillement étendue le long des vagues, assoupie dans la tiédeur de mai.
- Qu’est-ce que c’était ? me demanda Rachid.
- Je ne sais pas, répondis-je.
- Vous croyez qu’il y en a d’autres ?
- Peut-être, sûrement.
- Qu’est-ce qu’on peut faire ?
- Continuer, chercher des preuves. Mais ce sera compliqué.
J’allumai mon appareil photo, lui montrai l’écran.
- C’est la carte mémoire du soir de l’incendie. Regardez.
L’écran indiquait « mémoire vide ».
- Rien ? Comment ça rien ?
- Je ne sais pas. Il ne s’est pas déclenché ou leur image ne s’imprime pas.
Rachid demeura silencieux.
- Il faut continuer, dit-il après un long moment de réflexion. Vous avez une idée.
- Il y a des rumeurs autour d’un hôpital, vers Nice.
- Bien, je vais postuler, décida Rachid.
- Et moi, j’ai toujours ce foutu lipome. »
C’était il y a dix ans. Chaque jour qui passe est un espoir en moins. Mais nous sommes plus nombreux et les consciences s’éveillent.