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L’étrange Au coeur d’un été tout en or
 
Le prix Goncourt de la nouvelle, Au coeur d’un été tout en or, est un recueil qui se lit avec beaucoup de bonheur, entrainé par la voix de la narratrice qui parle simplement, qui nous fait partager tantôt une situation un peu trouble, tantôt un échange amusant et plein d’esprit, ou vaguement mélancolique, ou une pensée. On se sent très proche de cette voix, sans qu’on sache jamais vraiment si elle représente Anne Serre, l’auteur, ou si elle est un personnage inventé, et si ce qu’elle raconte est authentique ou fictif. Comme beaucoup d’écrivains de son époque, elle joue à entretenir l’ambiguïté sur le statut de son texte - autobiographie, fiction. Mais c’est un vain débat.

Ce qui l’est moins, c’est de déceler le retour de certains motifs et ce qui nous frappe, c’est celui de l’altérité. Tous les personnages, et surtout les plus intimes, les plus proches, sont menacés d’altération : une mère qui un jour se met à ressembler et se conduire comme Liz Taylor, un père visité à l’asile qui se prend pour Musset, un amant surpris en train de caresser un révolver, un ami qui devient insultant sans raison. Ce sont ces moments-pivots où le familier se métamorphose en quelqu’un d’autre, où un deuxième visage apparait derrière le premier, qui sont racontés par une narratrice vaguement inquiète, mais aussi exaltée et résignée : Les gens ont bien le droit d’avoir deux vies. Il semble même beaucoup plus naturel qu’ils en aient deux qu’une seule.
 
Ces métamorphoses sont acceptées, elles font la richesse de la vie et des êtres, la folie chez Anne Serre est élégante, à peine inquiétante. Tant qu’on se souvient de qui on est, tant qu’on n’y perd pas son âme. Dans « A minuit derrière chez toi », la narratrice raconte qu’elle est recrutée comme comédienne lors d’une journée de tournage d’un film. Mais le problème, évidemment, c’est qu’au bout de cette après-midi de tournage, j’en eus assez de faire l’actrice (que je n’étais pas). Il me tardait de rentrer chez moi, dans mon si doux appartement, ses lumières chaudes, ses rideaux tirés, et de me remettre à lire et écrire, comme toujours. La narratrice n’oublie jamais qui elle est : une écrivain - c’est d’ailleurs le seul point commun des narratrices des récits : celle qui nous parle est une auteur. Et quand l’autre nous plonge trop loin dans la folie, par exemple avec ce petit ami un peu détraqué, (…) qui me divisait si radicalement en deux qu’il était parfois difficile, non de recoller les morceaux qui d’ailleurs n’avaient pas été collés, mais de passer d’un personnage à l’autre, elle s’enfuit. Anne Serre n’est pas tentée par l’expérience négative de la folie, ses bas-fonds, racontée, et éprouvée, autrefois par Maupassant, où le narrateur confond illusion et réalité. Elle préfère tenir la folie à distance.
 
Tout au plus lui concède-t-elle un effet mélancolique : comme Lottie, jeune fille qui pour avoir été témoin d’une scène tragique dans son passé en a développé une tenace tristesse (« My God! »). Tout est bon pour ne pas se complaire dans le récit du malheur. « Ma chemise Tolstoï », magnifique récit d’un été adolescent bouleversé par l’intrusion de la mort (il y a chez moi un deuil si terrible qui rend tout le monde si fou) : le jour la narratrice joue dans l’étang avec ses cousins et c’est si joyeux, heureux, alors que les nuits sont dures, très dures à cause de l’angoisse qui circule dans la maison, monte les marches, entre dans les chambres, en ressort, visite le grenier. Contre cette folie là qui rampe et angoisse, liée à la mort définitive, il y a l’eau noire de l’étang où l’on joue à plonger, s’engloutir et en ressortir, bien vivant. Et la nouvelle finit par une ode au jour : Comme les choses charmantes et sans poids sont précieuses ! Des gens vont même jusqu’à proposer des goûters, des groseilles, toutes ces choses en g, délicieuses et fruitées de l’été, tandis que nous avons hélas la nuit avec sa veuve magistrale qui grimpe les étages, erre et entre dans les chambres où il faut être soldat. Oui, un peu de jour encore, dis-je.
 
Sur la nature du deuil évoqué dans cette nouvelle, sur la scène tragique vue par Lottie, on n’en saura pas plus. De la même manière qu’Anne Serre n’explique pas l’irruption de l’étrange, ce qui est une manière de l’accepter, elle ne veut pas non plus s’attarder sur le malheur, elle préfère passer dessus, avec un art de l’évocation poussé à l’extrême. Dans « Sur la pelouse », la narratrice note le souvenir d’une vision, un souvenir embarrassant, lourd comme un amas de meubles posé de guingois sur une charrette et menaçant à tout moment de s’effondrer. Tout au long de la nouvelle, on attend la révélation du contenu de cette scène énigmatique, une scène à laquelle on ne comprend rien… pour finir par écrire qu’elle en fut si troublée, que le souvenir, bien sûr, a toujours refusé d’apparaitre. Ainsi elle ne nous dira rien de l’éventuel trauma. Ce qui importe, c’est le trouble qu’il a engendré.

Il y a chez Anne Serre une volonté de rester discrète, polie, subtile, floue, une esthétique du détour et du non-dit presque irritante par moments. Dans « Sous le coude », elle évoque quantité de rêves mais n’en aborde jamais le contenu. Dans « Un coup de dés », elle refuse de lire ses vieux carnets, car j’ai toujours peur et c’est idiot, de tomber sur quelque chose d’absolument inconnu et de découvrir que la personne qui tenait ces carnets est une parfaite inconnue. On n’aime pas, tout de même, être trop divisée. Il y a quelque chose de l’enfant sage dans ce refus de regarder par le trou de la serrure, de ne pas se laisser entrainer à évoquer des zones qui font mal, de ne pas souffrir, comme elle l’écrit dans « Ce qui manque » : Dès qu’il est entrainé dans une région où il ne veut pas aller, il met le holà. Mettre le holà, c’est prendre le contre-pied de la psychanalyse, voie où se fourvoient tant d’auteurs actuels, c’est revendiquer de ne pas chercher à se connaitre, comme Montaigne elle sait que c’est une entreprise vaine car le monde, et l’être humain, est une branloire pérenne, et puis ce serait limiter l’être, qui est multiple. C’est faire le choix de l’ignorance et de la poésie.
 
Car comment savoir ce qui est vrai, ou un produit de notre imagination ? « Il y a quinze ans à Londres » : la narratrice y raconte une rencontre avec une femme qui prétend l’avoir connue dans le passé. Mais rien dans leur échange ne concorde, j’ai alors pensé qu’Ethel me confondait, elle aussi, avec quelqu’un d’autre (…) Mais je n’ai rien dit. Pourquoi vouloir toujours rétablir la vérité ? Entreprise impossible car le réel doit compter sur son rival l’imaginaire, si puissant qu’il en est déréalisant. Ainsi l’événement de la mort de Beckett (« Quand meurt un parent proche »), assimilé à un proche, est si bouleversant qu’il en désensibilise l’héroïne et annule la portée d’un dîner qui s’annonçait pour elle majeur et bouleversant. Ou comme tous ces voyages réalisés aux quatre coins du monde qui n’ont laissé aucune trace dans son oeuvre, qui n’entraient jamais dans mes livres. Et toutes ces anecdotes qu’Anne Serre nous raconte : sont-elles vraies ou fausses ? A la fin du recueil, dans les Remerciements, elle révèle que la plupart des nouvelles commencent par la première phrase d’un ouvrage de ma bibliothèque. Ce recueil est-il un autoportrait éclaté de l’auteur ou un pur jeu littéraire ? Les deux à la fois sans doute, les livres étant comme une seconde peau pour la narratrice.
 
Donc peu de chute, pas d’explication rationnelle des incidents, plus ou moins étranges, qui émaillent ces récits. Ce qui est une façon de dire que tout ne s’explique pas, que le hasard règne sur les choses. Le hasard qui a fait que sa soeur est internée dans un hôpital psychiatrique, et pas elle : je me demandais pourquoi c’était elle qui était là, et moi dehors. Pourquoi ce coup de dés. (« Sur un coup de dés »). Car souvent on ne sait pas pourquoi les choses arrivent, ou finissent, elles arrivent, un point c’est tout. On peut tout juste les pressentir par des petits signes auxquels l’auteur décide de donner l’importance de présages. Dans « Hyères », l’héroïne vit une histoire d’amour heureuse et puis, soudain, elle voit un chat noir dans la rue, joue avec l’idée de le suivre, avec l’intention solidement arrimée en moi de ne pas le lâcher, notre promenade dût-elle durer mille ans. Mais elle n’en fait rien et en refusant de se fier à ce signe du destin, elle signe la rupture amoureuse, qui arrivera quelques années plus tard.
 
Ce petit quelque chose qui fait tout basculer - révélant l’extrême fragilité des êtres et des choses - c’est aussi ce qui rend le livre de cet auteur évoqué dans «Ce qui manque » imparfait. Des membres d’un comité de lecture commentent un livre. La particularité de ce texte, c’est qu’il lui manque quelque chose (…) et ce qui est idiot, c’est que ce n’est presque rien. Mais c’est ce manque qui rend les nouvelles d’Anne Serre si précieuses, avec ce quelque chose d’inachevé, lié à cette absence de chute, d’explication. Des nouvelles qui, encore comme Montaigne dans ses Essais, avancent, sinueuses, passant du coq à l’âne, commençant par un sujet mais finissant par évoquer tout autre chose. A la fin de la nouvelle, les critiques littéraires regardèrent tous par la fenêtre. La salle de réunion était un peu triste, sans grâce, meublée uniquement d’une grande table aux pieds de métal, de chaises et d’un tableau. Au réel aussi il manque de la beauté. Le défaut du livre, son imperfection, était en fait une qualité, celle de ressembler à la vie.
 
                                                                                                                   Géraldine Doutriaux  


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Au coeur d'un été tout en or d'Anne Serre
Mercure de France
144 pages, Prix : 14.80
Parution : 28 mai 2020

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