RIEN NE DELIVRE DE L’HISTOIRE
On n’échappe pas à l’Histoire quand on est né en Allemagne de l’Est en 1954 comme l’écrivain Utz Rachowski. Le regard inquiet et sensible qui domine dans ses nouvelles autobiographiques réunies dans le recueil La lumière des jardins publié pour la première fois en français par les Editions de l’Ecole Polytechnique nous le dit et répète. Où qu’on tourne les yeux, elle, l’Histoire, est partout.
Six sur les sept nouvelles racontent à la première personne des moments de l’enfance de l’auteur. Des moments clés et rituels de toute enfance ordinaire – l’anniversaire de la mère, une course à la pâtisserie, la fête de Noël, une sortie à la piscine municipale… Mais ces événements intimes et joyeux tournent mal, à cause de l’égoïsme des adultes englués dans leurs conflits – les parents se disputent et le père reste au lit au moment des cadeaux dans « La pointe de verre » – ou de l’actualité et ses nouvelles terrifiantes – l’annonce de l’édification du mur de Berlin dans « Les voix de l’été » ou le défilé des chars soviétiques allant réprimer le printemps de Prague dans « Le dernier jour de l’enfance ». Et l’enfant à qui on a confisqué toute la joie qu’il se promettait, finit seul, égaré, comme hébété.
Pourtant l’enfant n’est pas une dupe ou un naïf. Il sait depuis longtemps que l’Eden de l’enfance heureuse et insouciante, protégée par des adultes responsables, n’est pas pour lui. Dans « Les voix de l’été », le beau projet de fêter l’anniversaire de sa mère au bord du lac est très vite fissuré par l’évocation des membres de la famille réunis pour l’occasion. Un père faible et castrateur, autrefois officier de la Waffen-SS, un oncle coiffeur qui doit sa fortune à plusieurs sacs de « cheveux humains d’Europe », un butin qu’il a ramené chez lui au retour de la guerre »… L’Histoire a marqué de son fer rouge sa généalogie et c’est entre ces figures négatives que le narrateur tente de se faire une place. Il y a bien cet arrière-grand-père qui pourrait être un modèle, dont il est dit qu’il aurait planté un drapeau rouge en haut d’une cheminée et aurait été déporté en Sibérie… mais pour le retrouver, d’après des témoins, quelques années plus tard en train de flâner à Saint Pétersbourg, une dame pendue à chaque bras, si heureux de son sort qu’il ne reviendra jamais auprès des siens en Pologne. Alors lâche ou héros ? On ne sait pas, « des histoires pas claires, comme je le disais » (« Le dernier jour de l’enfance », p. 81).
Donc, rien à tirer de l’Histoire quand elle est aussi sombre, aucune leçon, aucun héroïsme, aucun orgueil.
Au-delà du cercle familial, l’enfant est cerné par les effets de cette Histoire qui continue d’écraser les individus sous la forme du totalitarisme soviétique. Même les faits d’engagement courageux finissent dans une chute risible, dérisoire – le frère aîné qui slalome avec sa moto entre les chars soviétiques - ou tragique.
L’auteur lui-même peut en témoigner. Parce qu’Utz Rachowski lisait des livres d’écrivains exilés à l’Ouest et était ami avec des poètes dissidents, il a été harcelé par la Stasi puis arrêté en 1979 et condamné à 27 mois de prison pour rédaction et diffusion de poèmes. Il sera expulsé de RDA en novembre 1980 et ne pourra retourner dans sa ville et son pays avant décembre 1989.
Un engagement qu’il évoque dans la nouvelle intitulée « Le jour où les femmes sont venues en prison ». Toujours à la première personne, l’auteur y décrit son séjour en cellule et le seul instant de bonheur : la visite autorisée de son épouse Maria, détenue elle aussi dans une autre prison. « Je vis ses yeux qui me rappelaient chacun des serments que nous avions jadis échangés. Ce jour-là, durant cette demi-heure qui fut à nous, je ne fis que répéter cette unique phrase, complètement absurde. Maria, dire que tu es venue. » Quelques mois plus tard, l’auteur est autorisé à s’exiler en Allemagne de l’Ouest avec Maria et leurs enfants, et le lecteur voit enfin pointer une détente, un dénouement heureux, récompense aux années douloureuses de l’auteur. Mais non : « Ce serait une bonne fin, mais ce n’est pas vrai. Maria m’a quitté après un an de vie commune. » Car « au-dessus de notre amour trônait un dieu étranger, et il était plus fort que nous ne pouvions l’être. Il n’y eut pas pour nous de délivrance, comme pour cette feuille tombée de l’arbre ce matin. Nous n’avons pas appris à voler. » Le cycle des saisons qui fascine tant l’auteur et qu’il décrit à plusieurs reprises à travers le spectacle des feuilles qui changent de couleur et tombent des arbres pour repousser ensuite, ce cycle miraculeux qui fait mourir puis revivre, qui permet aux choses de passer et de renaître, n’est pas celui de l’auteur : lui est condamné à répéter amèrement la même expérience négative.
Mais cette lucidité n’est pas qu’une attention au malheur, elle est aussi une lumière éblouissante portée sur les choses. Qui ne divulgue pas seulement les fausses notes ou les signaux menaçants, mais aussi les cris de joie des enfants dans la piscine, la luxuriance du jardin de la grand-mère, figure forte et terrestre, ce jardin d’abondance d’où elle tire ses si savoureuses recettes, gâteau aux myrtilles, compotée de cerises, petits pains au pavot - toutes sortes de petits détails transfigurés par la prose poétique d’Utz Rachowski traduite avec subtilité et précision par Daniel Argelès. Ainsi le feu avant de la trottinette de l’enfant devient grâce au pouvoir de la métaphore un « rubis » et une « lampe miraculeuse » dissipant « l’esprit maléfique de la brume » (« La lumière des jardins »).
C’est tout ce qu’il reste à cet enfant poète, cette lucidité pathétique, cette vigilance aiguë qui nous donne l’impression qu’il est aux aguets, sur la brèche, prêt à saisir le moindre détail : « Mais voilà que, d’un mouvement brusque, je m’immobilise, car j’entends avec précision les voix de l’été : les oiseaux sous les arbustes à baies, le vent dans les pommiers, les bribes de la comptine que mes amis chantent en contrebas sur le chemin, j’entends tout très distinctement, chaque bruit est exagérément sonore mais étrangement isolée, divorcé des autres, comme sectionné par le bruit tranchant d’une scie, comme seul au monde. » (« Les voix de l’été ») Cela donne une prose nerveuse et polyphonique, attentive à reproduire le moindre son, une suite d’instants brefs et intenses. Il faut découvrir et lire très vite ces magnifiques récits d’une enfance entravée dans son épanouissement par le poids de l’Histoire.
Géraldine Doutriaux
La lumière des jardins
Utz Rachowski
Traduction, préface, notes et annexes de Daniel Argelès
Collection Nouvelles d’ailleurs
Editions de l’Ecole Polytechnique
248 pages, 12,50 euros
On n’échappe pas à l’Histoire quand on est né en Allemagne de l’Est en 1954 comme l’écrivain Utz Rachowski. Le regard inquiet et sensible qui domine dans ses nouvelles autobiographiques réunies dans le recueil La lumière des jardins publié pour la première fois en français par les Editions de l’Ecole Polytechnique nous le dit et répète. Où qu’on tourne les yeux, elle, l’Histoire, est partout.
Six sur les sept nouvelles racontent à la première personne des moments de l’enfance de l’auteur. Des moments clés et rituels de toute enfance ordinaire – l’anniversaire de la mère, une course à la pâtisserie, la fête de Noël, une sortie à la piscine municipale… Mais ces événements intimes et joyeux tournent mal, à cause de l’égoïsme des adultes englués dans leurs conflits – les parents se disputent et le père reste au lit au moment des cadeaux dans « La pointe de verre » – ou de l’actualité et ses nouvelles terrifiantes – l’annonce de l’édification du mur de Berlin dans « Les voix de l’été » ou le défilé des chars soviétiques allant réprimer le printemps de Prague dans « Le dernier jour de l’enfance ». Et l’enfant à qui on a confisqué toute la joie qu’il se promettait, finit seul, égaré, comme hébété.
Pourtant l’enfant n’est pas une dupe ou un naïf. Il sait depuis longtemps que l’Eden de l’enfance heureuse et insouciante, protégée par des adultes responsables, n’est pas pour lui. Dans « Les voix de l’été », le beau projet de fêter l’anniversaire de sa mère au bord du lac est très vite fissuré par l’évocation des membres de la famille réunis pour l’occasion. Un père faible et castrateur, autrefois officier de la Waffen-SS, un oncle coiffeur qui doit sa fortune à plusieurs sacs de « cheveux humains d’Europe », un butin qu’il a ramené chez lui au retour de la guerre »… L’Histoire a marqué de son fer rouge sa généalogie et c’est entre ces figures négatives que le narrateur tente de se faire une place. Il y a bien cet arrière-grand-père qui pourrait être un modèle, dont il est dit qu’il aurait planté un drapeau rouge en haut d’une cheminée et aurait été déporté en Sibérie… mais pour le retrouver, d’après des témoins, quelques années plus tard en train de flâner à Saint Pétersbourg, une dame pendue à chaque bras, si heureux de son sort qu’il ne reviendra jamais auprès des siens en Pologne. Alors lâche ou héros ? On ne sait pas, « des histoires pas claires, comme je le disais » (« Le dernier jour de l’enfance », p. 81).
Donc, rien à tirer de l’Histoire quand elle est aussi sombre, aucune leçon, aucun héroïsme, aucun orgueil.
Au-delà du cercle familial, l’enfant est cerné par les effets de cette Histoire qui continue d’écraser les individus sous la forme du totalitarisme soviétique. Même les faits d’engagement courageux finissent dans une chute risible, dérisoire – le frère aîné qui slalome avec sa moto entre les chars soviétiques - ou tragique.
L’auteur lui-même peut en témoigner. Parce qu’Utz Rachowski lisait des livres d’écrivains exilés à l’Ouest et était ami avec des poètes dissidents, il a été harcelé par la Stasi puis arrêté en 1979 et condamné à 27 mois de prison pour rédaction et diffusion de poèmes. Il sera expulsé de RDA en novembre 1980 et ne pourra retourner dans sa ville et son pays avant décembre 1989.
Un engagement qu’il évoque dans la nouvelle intitulée « Le jour où les femmes sont venues en prison ». Toujours à la première personne, l’auteur y décrit son séjour en cellule et le seul instant de bonheur : la visite autorisée de son épouse Maria, détenue elle aussi dans une autre prison. « Je vis ses yeux qui me rappelaient chacun des serments que nous avions jadis échangés. Ce jour-là, durant cette demi-heure qui fut à nous, je ne fis que répéter cette unique phrase, complètement absurde. Maria, dire que tu es venue. » Quelques mois plus tard, l’auteur est autorisé à s’exiler en Allemagne de l’Ouest avec Maria et leurs enfants, et le lecteur voit enfin pointer une détente, un dénouement heureux, récompense aux années douloureuses de l’auteur. Mais non : « Ce serait une bonne fin, mais ce n’est pas vrai. Maria m’a quitté après un an de vie commune. » Car « au-dessus de notre amour trônait un dieu étranger, et il était plus fort que nous ne pouvions l’être. Il n’y eut pas pour nous de délivrance, comme pour cette feuille tombée de l’arbre ce matin. Nous n’avons pas appris à voler. » Le cycle des saisons qui fascine tant l’auteur et qu’il décrit à plusieurs reprises à travers le spectacle des feuilles qui changent de couleur et tombent des arbres pour repousser ensuite, ce cycle miraculeux qui fait mourir puis revivre, qui permet aux choses de passer et de renaître, n’est pas celui de l’auteur : lui est condamné à répéter amèrement la même expérience négative.
Mais cette lucidité n’est pas qu’une attention au malheur, elle est aussi une lumière éblouissante portée sur les choses. Qui ne divulgue pas seulement les fausses notes ou les signaux menaçants, mais aussi les cris de joie des enfants dans la piscine, la luxuriance du jardin de la grand-mère, figure forte et terrestre, ce jardin d’abondance d’où elle tire ses si savoureuses recettes, gâteau aux myrtilles, compotée de cerises, petits pains au pavot - toutes sortes de petits détails transfigurés par la prose poétique d’Utz Rachowski traduite avec subtilité et précision par Daniel Argelès. Ainsi le feu avant de la trottinette de l’enfant devient grâce au pouvoir de la métaphore un « rubis » et une « lampe miraculeuse » dissipant « l’esprit maléfique de la brume » (« La lumière des jardins »).
C’est tout ce qu’il reste à cet enfant poète, cette lucidité pathétique, cette vigilance aiguë qui nous donne l’impression qu’il est aux aguets, sur la brèche, prêt à saisir le moindre détail : « Mais voilà que, d’un mouvement brusque, je m’immobilise, car j’entends avec précision les voix de l’été : les oiseaux sous les arbustes à baies, le vent dans les pommiers, les bribes de la comptine que mes amis chantent en contrebas sur le chemin, j’entends tout très distinctement, chaque bruit est exagérément sonore mais étrangement isolée, divorcé des autres, comme sectionné par le bruit tranchant d’une scie, comme seul au monde. » (« Les voix de l’été ») Cela donne une prose nerveuse et polyphonique, attentive à reproduire le moindre son, une suite d’instants brefs et intenses. Il faut découvrir et lire très vite ces magnifiques récits d’une enfance entravée dans son épanouissement par le poids de l’Histoire.
Géraldine Doutriaux
La lumière des jardins
Utz Rachowski
Traduction, préface, notes et annexes de Daniel Argelès
Collection Nouvelles d’ailleurs
Editions de l’Ecole Polytechnique
248 pages, 12,50 euros