La nouvelle-instant et l’historicité du genre de la nouvelle
La représentation du genre de la nouvelle la plus largement répandue dans le grand public est celle d’un texte narratif bref, centré sur le déroulement d’une histoire et l’enchaînement de péripéties en nombre restreint, orienté vers une fin, matérialisée par une chute qui se veut surprenante. Les concours de nouvelles que l’on voit actuellement se multiplier sur Internet et qui sont un vecteur non négligeable de diffusion du genre de la nouvelle auprès du grand public, se fondent généralement sur cette conception classique du genre. Ces attendus traditionnels ne manquent pas d’être rappelés dans les règlements de concours, parmi lesquels nous citerons au hasard celui-ci :
Rappel : Définition d’une nouvelle : « c’est un écrit simple, concis et intense, présentant peu de personnages, se déroulant sur un temps relativement court, pouvant comporter des indices et des pistes favorisant le suspense et se terminant par une chute originale ou déroutante qui respecte cependant la cohérence du récit »[1].
C’est dire la prégnance du modèle classique de la nouvelle tel qu’il a été développé en particulier au 19e siècle, et brillamment illustré par des auteurs comme E. A. Poe, G. de Maupassant, G. Flaubert, et toute une génération d’auteurs qu’il serait trop long de citer ici. Cependant, cette conception du genre ne rend compte que de ses réalisations canoniques, et tend à passer sous silence son historicité ainsi que la diversité de ses réalisations effectives. Accorder le primat à la nouvelle définie de manière traditionnelle, c’est nier à la fois la diversité interne du genre et son historicité. De fait, le modèle classique de la nouvelle ne constitue qu’une représentation prototypique du genre, dont les textes effectifs peuvent plus ou moins s’éloigner, tout en restant des nouvelles, et souvent d’une grande qualité littéraire. La nouvelle, comme tout genre littéraire, est soumise à des évolutions historiques. A partir du 20e siècle, un certain nombre de nouvellistes se sont éloignés du modèle classique de la nouvelle tel qu’il est hérité du 19e siècle. En particulier, on a assisté dès le début du 20e siècle à l’émergence d’un sous-genre de nouvelles qui remet en question la primauté du narratif dans la nouvelle : la « nouvelle-instant », sous-genre qui connait un développement intéressant en littérature contemporaine. Le terme de nouvelle-instant a été proposé par le critique littéraire belge René Godenne, dans son ouvrage de 1974, La nouvelle française, pour rendre compte d’une manière particulière de pratiquer ce genre littéraire, s’inspirant en cela des écrits de Marcel Arland, qui s’est vite éloigné du roman pour se consacrer à la nouvelle (Les âmes en peine, Il faut de tout pour faire un monde…). Selon Marcel Arland, « C’est (…) le triomphe de la nouvelle que de sembler n’être faite de rien, sinon d’un instant, d’un geste, d’une lueur qu’elle isole, dégage et révèle, qu’elle emplit de sens et de pathétique » (Surl’art de la nouvelle, 1944). Parmi les précurseurs de la nouvelle-instant, outre Marcel Arland, on peut citer des auteurs comme Anton Tchekov (La dame au petit chien), Katherine Mansfield (La garden-party notamment), Albert Camus (certaines nouvelles de L’exil et le royaume). Et plus près de nous, on peut évoquer, de manière non exhaustive, divers auteurs comme Raymond Carver (entre autres, Parlez-moi d’amour), S. Corinna Bille (La Fraise noire), Marie-Hélène Lafon (Histoires), Hélène Lenoir (L’entracte), Olivier Adam (Passer l’hiver), Cécile Beauvoir (Envie d’amour). La nouvelle-instant telle qu’elle se pratique en littérature contemporaine se distingue par différentes caractéristiques. La première de ces caractéristiques est qu’elle privilégie généralement un moment de vie – le plus souvent un instant bref, parfois une tranche de vie un peu plus étendue – , plutôt que le « survol de la vie » entière d’un individu (René Godenne[2]) – on est là à l’opposé d’une nouvelle comme « La parure » de Maupassant qui détaille sur l’ensemble d’une vie les conséquences tragiques de la perte d’une parure de diamants qu’une femme s’est fait prêter par une amie pour se rendre à une soirée mondaine. Une nouvelle comme « La perruque », de l’auteur américain Brady Udall (dans le recueil Lâchons les chiens), est caractéristique de cette centration sur un instant fugitif. Dans ce texte de moins de deux pages, tout se joue dans un moment d’une forte intensité émotionnelle pour le narrateur : son fils se présente au petit-déjeuner coiffé d’une perruque, et le narrateur a la vision soudaine de sa femme morte dans un accident ; un instant, il a l’impression qu’ils sont à nouveau tous les trois réunis. Cette nouvelle illustre également un procédé souvent employé dans la nouvelle-instant : un objet – ici la perruque – constitue un déclencheur qui fait basculer le personnage dans une autre temporalité, celle du souvenir, qui va constituer le moment fort de la nouvelle. L’une des définitions de la nouvelle données par Annie Saumont[3] s’applique particulièrement bien à la nouvelle-instant : il s’agit pour l’auteur de nouvelles de « dire les moments fugitifs, les choses ténues, les reflets, les vibrations, les scintillements du réel ; et laisser tomber le reste ». A la manière d’un zoom en photographie, la nouvelle cadre sur un instant précis de vie, auquel elle confère une résonance particulière. Cet instant, si minime soit-il, fait sens, et après lui, la vie du personnage peut éventuellement prendre un autre cours. Dans l’écriture, le moment est dramatisé, mis en relief. Tout le travail du nouvelliste consiste à produire une impression d’étirement du temps, dans une sorte d’arrêt sur image. L’effet d’instantanéité produit par la nouvelle-instant tient bien davantage au traitement de la temporalité par l’écrivain qu’au temps réel de l’événement lui-même : que le moment évoqué soit extrêmement court ou plus étendu (comme dans certaines nouvelles de Passer l’hiver d’Olivier Adam), le travail de l’écriture produit un effet de dilatation du temps, et l’instant décrit devient le centre même de la nouvelle. Car la nouvelle-instant se caractérise également par une absence d’intrigue à proprement parler. René Godenne oppose ainsi la nouvelle-instant à la nouvelle-histoire, qui correspond au modèle canonique et traditionnel de la nouvelle, où l’auteur met en œuvre un art de conteur. Dans la nouvelle-instant, l’objectif n’est pas tant de raconter une histoire, faite de péripéties, de rebondissements, dirigée vers une fin, que de se centrer sur une sensation, une émotion, une atmosphère, un état d’âme, un souvenir, qui amènent le personnage à s’interroger sur sa vie, à en reconsidérer le sens. C’est dans cette perspective que se situent les nouvelles du recueil Envie d’amour de Cécile Beauvoir, ou beaucoup des textes d’Histoires de Marie-Hélène Lafon, deux recueils qui sont de magnifiques exemples du pouvoir d’évocation de la nouvelle-instant. Un texte comme « Les mazagrans » de Marie-Hélène Lafon illustre bien la manière dont le genre de la nouvelle-instant s’éloigne de la narration traditionnelle : à la campagne, trois femmes boivent le café dans des mazagrans, en attendant le retour des hommes ; ce moment d’intimité entre femmes est propice au surgissement des ressentis, au partage d’expériences communes, aux retours sur les parcours de vie ; par petites touches, elles évoquent les enfants, les maris, le travail de la ferme, la dureté de l’hiver. Pas d’« histoire » à proprement parler, aucune intrigue dont le narrateur déroulerait les péripéties et l’enchainement des événements. Et pourtant, ce texte constitue sans aucun doute une nouvelle, et d’une très belle puissance d’évocation – le recueil Histoires a d’ailleurs reçu le prix Goncourt de la nouvelle en 2016, ce qui laisse supposer que ces textes sont bien reconnus comme relevant du genre de la nouvelle, même si elles s’éloignent parfois du modèle traditionnel. Ce type de nouvelles représente, selon la formule de Raphaël Micheli, un « cas limite de narrativité »[4]. Ce qui intéresse dans ce type de nouvelles, c’est, bien plus que le déroulé d’une intrigue, l’exploration par l’écriture d’un moment d’une qualité particulière qui va faire sens pour le personnage, et pour le lecteur. L’intérêt de ces nouvelles se situe souvent dans leur puissance d’évocation. La nouvelle « Summer love », dans le recueil Envie d’amour de Cécile Beauvoir, en est une parfaite illustration. Par un jour de neige, la narratrice, à son bureau, s’apprête à écrire ; elle observe différents objets familiers, un livre, une pipe, des cartes, des photos, un caillou, qui font ressurgir dans son esprit les moments forts d’un amour passé ; la présence de ces objets autour d’elle prolonge ces instants partagés mais révolus. La nouvelle est entièrement construite par fragments et allers-retours entre le présent de la narratrice et des souvenirs de moments anciens, au sein d’une écriture sensible présentant une forte dimension poétique. La nouvelle-instant met en œuvre un art de la suggestion, où le primat est accordé à l’émotion et au travail de la forme, et la nouvelle peut alors s’apparenter à de la prose poétique ; c’est souvent le cas chez Cécile Beauvoir, mais aussi chez Marie-Hélène Lafon. Ces nouvelles-instants se signalent encore par une exploration de l’intériorité : il s’agit de donner à voir davantage une expérience intime que des événements. Ce sont des nouvelles psychologiques, dans le sens noble du terme : sans être « psychologisantes » et analytiques, elles suggèrent la densité d’une expérience intime, qui aboutit souvent à une prise de conscience, une révélation pour le personnage. Les moments ainsi mis en lumière se révèlent centraux dans l’existence du personnage. Ce sont des instants-pivots : après, la vie du personnage ne sera plus jamais comme avant. Du point de vue formel, cette mise en scène de l’intériorité passe souvent par l’exploitation du discours intérieur. Dernier élément, et non des moindres : on considère traditionnellement que la nouvelle doit s’achever par une chute, surprenante, qui consiste le plus souvent en un retournement, un rebondissement ; le texte qui précède la chute est généralement orienté vers cette fin, c’est-à-dire construit en vue de la chute. Or, les nouvelles-instants s’éloignent de ce modèle. Dans ces textes, il n’y a pas à proprement parler de dénouement : nulle résolution ; l’histoire reste en suspens, que la fin soit fermée (comme c’est le cas dans « Les mazagrans » de Marie-Hélène Lafon, où le retour des hommes interrompt ce moment d’intimité partagée entre femmes) ou, plus souvent, ouverte. Sans clore tout à fait le texte, la fin de la nouvelle consiste alors à prolonger la résonance de l’instant évoqué. Dans « Summer love » de Cécile Beauvoir dont nous avons déjà parlé plus haut, l’évocation par petites touches de l’amour passé aboutit, dans les dernières phrases, à redonner de la présence à l’homme autrefois aimé : « Je sais que vous êtes là, près de moi, dans les flocons de la neige, dans le vent qui souffle aujourd’hui. Luc. ». De fait, la nouvelle-instant telle qu’elle est décrite dans les travaux de théorie littéraire constitue un modèle idéal, dont les réalisations effectives peuvent s’éloigner plus ou moins. On sait que la littérature contemporaine n’aime pas se laisser enfermer dans des catégories toutes faites et pratique volontiers l’hybridation des genres. Annie Saumont en est un bon exemple, qui mêle parfois nouvelle-instant et nouvelle-histoire au sein d’un même texte. « Cuisine » (dans le recueil Un soir à la maison) commence comme une nouvelle-instant : la majeure partie de la nouvelle est centrée sur une scène de petit-déjeuner familial, où la mère sort, selon une habitude qui ne devrait plus avoir cours, six bols alors qu’ils ne sont que cinq autour de la table, le père étant parti ; ce moment du petit-déjeuner est volontairement étiré par l’auteure, qui installe durablement le lecteur dans une atmosphère où se mêlent banalité du quotidien familial et discrète nostalgie. Mais dans les deux derniers paragraphes, le texte bascule vers la nouvelle-histoire : la nouvelle compagne du père sonne à la porte et vient annoncer la mort de ce dernier.
Que les concours de nouvelles actuels privilégient de manière massive la nouvelle-histoire et la nouvelle à chute revient à perpétuer une conception traditionnelle de la nouvelle qui ne laisse pas la place qu’elles méritent à des formes renouvelées de ce genre. Or, la nouvelle est un genre vivant et divers, qui continuera de se modifier et de nous surprendre[5].
Olivia Guérin Aix Marseille Univ, CNRS, LPL, Aix-en-Provence, France.
[1] Concours de nouvelles sur le thème « Chacun sa route, chacun son chemin... », organisé par l’association L’écriture prend le large, mars 2020.
[2] René Godenne (1985) « La nouvelle selon Albert Camus », in Etudes sur la nouvelle française, Slatkine, p.283.
[3] Citée in René Godenne (2014), « L’histoire de la nouvelle du XXe siècle et Annie Saumont », Société Roman 20-50, hors-série n°7.
[4] Raphaël Micheli (2001), La “nouvelle-instant” : un cas limite de narrativité ? L’exemple de deux nouvelles d’Albert Camus, Lausanne : Archipel.
[5] Je remercie Lydia Schettini, de l’association Par les mots, pour ses conseils de lecture.