Le boycott des artistes russes
Concerts annulés, films déprogrammés, contrats rompus avec des théâtres ou des orchestres. On ne compte plus les sanctions que les institutions culturelles prennent contre les artistes russes. Certaines demandent aux artistes évoluant en leur sein de condamner la guerre, alors que d’autres, comme le Festival d’Avignon, proclament la nécessité de faire entendre les voix des artistes russes dissidents. Dans la situation actuelle, tout se passe comme si seule la dissidence pouvait laver ces artistes du péché d’être nés en Russie. Mais la déprogrammation des œuvres et des artistes n’est pas la seule forme de boycott, il en existe une autre, moins apparente, qui n’a nul besoin d’être revendiquée ni même assumée.
Citons, à titre d’exemple, le sort réservé aux nouvelles de Léonid Andreïev que les éditions Rue Saint Ambroise viennent de publier dans le cadre de leur collection Les Meilleures nouvelles. Parmi les librairies qui diffusent habituellement cette collection, 2 sur 3 ont préféré ne pas mettre en vente le recueil, jugeant qu’il ne se vendrait pas en raison de la nationalité de son auteur.
On peut s’étonner d’un tel raisonnement quand on connaît la vie et les prises de position de Léonid Andreïev. Emprisonné et poussé à l’exil par la police tsariste, l’écrivain russe sera par la suite mis à l’index par les autorités soviétiques en tant qu’ennemi de la révolution. Il faudra attendre le centenaire de sa naissance, en 1971, pour que paraissent enfin quelques rééditions de ses nouvelles en URSS, et, à leur suite, une floraison continue de traductions partout dans le monde.
Mais notre étonnement ne provient pas de ce malentendu. Ce qui sollicite notre attention est la manière acéphale dont opère cette forme de boycott. Quand on les interroge, les libraires sont les premiers à déplorer un tel boycott qu’ils n’ont pas l’impression d’exercer, mais au contraire de subir. Et, en un sens, on ne peut que leur donner raison. Ce sont en réalité les lecteurs qui, de manière bien souvent inconsciente, se détournent des auteurs russes, les libraires, quant à eux, ne font que prendre acte de ce rejet. On serait par ailleurs mal avisés de reprocher aux libraires leur manque de courage, sachant que la survie de leur commerce, bien souvent menacé, dépend de l’attractivité des produits qu’ils exposent.
Dans cette difficile recherche de responsabilité, il est souvent de bon ton d’incriminer les médias, voire le pouvoir politique. N’est-ce pas eux qui nous parlent jour et nuit de la nécessité de boycotter la Russie par tous les moyens ? L’hypothèse est d’autant plus séduisante qu’elle dédouane les consommateurs qui ne seraient en réalité que les victimes consentantes du matraquage politico-médiatique. Dans tous les cas, force est de constater que les agents qui exercent la censure sont en même temps les victimes qui la subissent et que dans ce brouillage de rôles la notion même de responsabilité perd toute pertinence. Le boycott ressemble ici à un crime parfait.
On a abondamment critiqué la censure que le pouvoir soviétique opérait sur ses opposants et, qu’en digne héritier de ce régime, Poutine continue d’exercer aujourd’hui en Russie. Il serait temps que nous nous penchions sur nos propres formes de censure et sur le rôle qu’y joue la logique marchande et sa souveraineté irresponsable. Les méthodes de censure de nos démocraties libérales sont d’une grande souplesse si on les compare à la brutalité des diktats totalitaires. Tant et si bien qu’on peut à peine parler de censure et de boycott, puisque dans l’acte d’achat où elle se réalise, nous voyons au contraire l’exercice de l’une de nos libertés les plus fondamentales, celle de choisir. Autrefois les régimes totalitaires organisaient des autodafés, nous nous contentons de ne pas acheter des livres, et les libraires nous facilitent la tâche en les ôtant de notre vue. Il s’agit à n’en pas douter, d’un progrès considérable, celui qui, d’après Guy Debord, sépare le spectaculaire concentré (propre aux sociétés totalitaires) du spectaculaire intégré (à l’œuvre dans nos démocraties libérales). Mais il s’agit bien d’un seul et même mécanisme.
Bernardo Toro
Concerts annulés, films déprogrammés, contrats rompus avec des théâtres ou des orchestres. On ne compte plus les sanctions que les institutions culturelles prennent contre les artistes russes. Certaines demandent aux artistes évoluant en leur sein de condamner la guerre, alors que d’autres, comme le Festival d’Avignon, proclament la nécessité de faire entendre les voix des artistes russes dissidents. Dans la situation actuelle, tout se passe comme si seule la dissidence pouvait laver ces artistes du péché d’être nés en Russie. Mais la déprogrammation des œuvres et des artistes n’est pas la seule forme de boycott, il en existe une autre, moins apparente, qui n’a nul besoin d’être revendiquée ni même assumée.
Citons, à titre d’exemple, le sort réservé aux nouvelles de Léonid Andreïev que les éditions Rue Saint Ambroise viennent de publier dans le cadre de leur collection Les Meilleures nouvelles. Parmi les librairies qui diffusent habituellement cette collection, 2 sur 3 ont préféré ne pas mettre en vente le recueil, jugeant qu’il ne se vendrait pas en raison de la nationalité de son auteur.
On peut s’étonner d’un tel raisonnement quand on connaît la vie et les prises de position de Léonid Andreïev. Emprisonné et poussé à l’exil par la police tsariste, l’écrivain russe sera par la suite mis à l’index par les autorités soviétiques en tant qu’ennemi de la révolution. Il faudra attendre le centenaire de sa naissance, en 1971, pour que paraissent enfin quelques rééditions de ses nouvelles en URSS, et, à leur suite, une floraison continue de traductions partout dans le monde.
Mais notre étonnement ne provient pas de ce malentendu. Ce qui sollicite notre attention est la manière acéphale dont opère cette forme de boycott. Quand on les interroge, les libraires sont les premiers à déplorer un tel boycott qu’ils n’ont pas l’impression d’exercer, mais au contraire de subir. Et, en un sens, on ne peut que leur donner raison. Ce sont en réalité les lecteurs qui, de manière bien souvent inconsciente, se détournent des auteurs russes, les libraires, quant à eux, ne font que prendre acte de ce rejet. On serait par ailleurs mal avisés de reprocher aux libraires leur manque de courage, sachant que la survie de leur commerce, bien souvent menacé, dépend de l’attractivité des produits qu’ils exposent.
Dans cette difficile recherche de responsabilité, il est souvent de bon ton d’incriminer les médias, voire le pouvoir politique. N’est-ce pas eux qui nous parlent jour et nuit de la nécessité de boycotter la Russie par tous les moyens ? L’hypothèse est d’autant plus séduisante qu’elle dédouane les consommateurs qui ne seraient en réalité que les victimes consentantes du matraquage politico-médiatique. Dans tous les cas, force est de constater que les agents qui exercent la censure sont en même temps les victimes qui la subissent et que dans ce brouillage de rôles la notion même de responsabilité perd toute pertinence. Le boycott ressemble ici à un crime parfait.
On a abondamment critiqué la censure que le pouvoir soviétique opérait sur ses opposants et, qu’en digne héritier de ce régime, Poutine continue d’exercer aujourd’hui en Russie. Il serait temps que nous nous penchions sur nos propres formes de censure et sur le rôle qu’y joue la logique marchande et sa souveraineté irresponsable. Les méthodes de censure de nos démocraties libérales sont d’une grande souplesse si on les compare à la brutalité des diktats totalitaires. Tant et si bien qu’on peut à peine parler de censure et de boycott, puisque dans l’acte d’achat où elle se réalise, nous voyons au contraire l’exercice de l’une de nos libertés les plus fondamentales, celle de choisir. Autrefois les régimes totalitaires organisaient des autodafés, nous nous contentons de ne pas acheter des livres, et les libraires nous facilitent la tâche en les ôtant de notre vue. Il s’agit à n’en pas douter, d’un progrès considérable, celui qui, d’après Guy Debord, sépare le spectaculaire concentré (propre aux sociétés totalitaires) du spectaculaire intégré (à l’œuvre dans nos démocraties libérales). Mais il s’agit bien d’un seul et même mécanisme.
Bernardo Toro