Pâques belles
Bernard Jacquot
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. C'est probablement pour ça que Pâques a manqué de poésie cette année. « Virus » rime avec « Prusse », et « covid » avec « bide »… Ces mots sont impropres à susciter la lyre de Pindare, n'est-ce pas ? Ce soir-là, j'égrenais tristement une chansonnette, la même que fredonnaient les femmes juives de Treblinka lorsque la neige des allées commençait à fondre :
On devrait mélanger les genres
Dire « elle » s'il s'agit de lui
Ou dire « lui » en parlant d'elle ;
Confondre pruneaux et prunelles,
Passerelles et passereaux,
S'extasier pour la Pâque belle
Tant que devant un paquebot.
Je fredonnais, tout en déambulant dans le cadre d'un déplacement bref, - dans la limite d'une heure quotidienne et dans un rayon maximal d'un kilomètre autour de mon domicile, lié à l'activité physique individuelle de ma personne (à l'exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d'autres personnes), mais lié en même temps à la promenade avec la personne regroupée dans mon domicile (i.e. mon épouse), ainsi qu'aux besoins de mes animaux de compagnie, un couple de pangolins mâles et probablement homosexuels.
Vers le milieu de ma déambulation, je surpris, passant devant le mur d'une cossue maisonnette, un dialogue charmant entre deux têtes blondes (en tout cas, que je supposai telles, car les parties prenantes étaient dotées d'un délicieux accent scandinave.)
- Dis donc, Gunhild (ce prénom me conforta quant à l'origine ethnique des chérubins), tu crois qu'on aura des œufs dans le jardin cette année ?
- Oui, Sigfrid, les cloches ne vont pas tarder. En tout cas, c'est ce qu'a dit maman quand le président de la république a pris la parole, l'autre soir.
- Les cloches ? Celles qui viennent de Rome ? Il faudra qu'elles volent la tête en bas, pour ne pas perdre leur marchandise.
- J'ai entendu ça, à l'école. Mais tante Hilda m'a dit que ce n'étaient pas les cloches qui apportaient les œufs, c'est le lièvre de mars.
- C'est idiot, un lièvre ne pond pas d’œufs.
- Une cloche non plus.
- Si, parce que l'autre jour, en voyant Juppé à la télé, papa a dit: "cette cloche a un crâne d’œuf".
- Ce serait plus logique qu'une poule les apporte ?
- A ce compte-là, je préférerais que ce soient des autruches. Ou des cigognes : les œufs sont plus gros.
- Pas des cigognes. Les cigognes sont des mammifères puisqu'elles portent les bébés.
- En tout cas, cette année ce ne sera pas le lièvre de mars, puisque Pâques est en avril.
- Alors le lèvre d'avril.
- En avril ce n'est pas un lièvre, c'est un poisson !
- Eh bien un poisson, alors! puisque les poissons pondent des œufs !
A l'instant où je dépassais la maison, un camion vint se garer devant sa porte. J'entendis le livreur crier :
- J'ai un colis pour vous. Signez le papier, s'il vous plaît, car c'est un colis fiché.
J'entendis le bruit du papier kraft qu'on déchire et Sigfrid s'écria :
- Gunhild, cette année ce ne sont ni les cloches ni le lièvre de mars qui apportent les œufs ! C'est Chronopost !
Décidément, j'avais raison. Pâques a manqué de poésie cette année. On est rentrés à la maison, mon épouse, mes pangolins de la jaquette, et moi.
Chemin faisant, il fut 20 heures. Aux balcons, les vivats se déclenchèrent. Je sais que ce n'est pas moi qu'on applaudissait ; cependant, comme la belle-sœur d'une de mes cousines est placière en Chloroquine, je me sentis légèrement concerné.
Bernard Jacquot
Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. C'est probablement pour ça que Pâques a manqué de poésie cette année. « Virus » rime avec « Prusse », et « covid » avec « bide »… Ces mots sont impropres à susciter la lyre de Pindare, n'est-ce pas ? Ce soir-là, j'égrenais tristement une chansonnette, la même que fredonnaient les femmes juives de Treblinka lorsque la neige des allées commençait à fondre :
On devrait mélanger les genres
Dire « elle » s'il s'agit de lui
Ou dire « lui » en parlant d'elle ;
Confondre pruneaux et prunelles,
Passerelles et passereaux,
S'extasier pour la Pâque belle
Tant que devant un paquebot.
Je fredonnais, tout en déambulant dans le cadre d'un déplacement bref, - dans la limite d'une heure quotidienne et dans un rayon maximal d'un kilomètre autour de mon domicile, lié à l'activité physique individuelle de ma personne (à l'exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d'autres personnes), mais lié en même temps à la promenade avec la personne regroupée dans mon domicile (i.e. mon épouse), ainsi qu'aux besoins de mes animaux de compagnie, un couple de pangolins mâles et probablement homosexuels.
Vers le milieu de ma déambulation, je surpris, passant devant le mur d'une cossue maisonnette, un dialogue charmant entre deux têtes blondes (en tout cas, que je supposai telles, car les parties prenantes étaient dotées d'un délicieux accent scandinave.)
- Dis donc, Gunhild (ce prénom me conforta quant à l'origine ethnique des chérubins), tu crois qu'on aura des œufs dans le jardin cette année ?
- Oui, Sigfrid, les cloches ne vont pas tarder. En tout cas, c'est ce qu'a dit maman quand le président de la république a pris la parole, l'autre soir.
- Les cloches ? Celles qui viennent de Rome ? Il faudra qu'elles volent la tête en bas, pour ne pas perdre leur marchandise.
- J'ai entendu ça, à l'école. Mais tante Hilda m'a dit que ce n'étaient pas les cloches qui apportaient les œufs, c'est le lièvre de mars.
- C'est idiot, un lièvre ne pond pas d’œufs.
- Une cloche non plus.
- Si, parce que l'autre jour, en voyant Juppé à la télé, papa a dit: "cette cloche a un crâne d’œuf".
- Ce serait plus logique qu'une poule les apporte ?
- A ce compte-là, je préférerais que ce soient des autruches. Ou des cigognes : les œufs sont plus gros.
- Pas des cigognes. Les cigognes sont des mammifères puisqu'elles portent les bébés.
- En tout cas, cette année ce ne sera pas le lièvre de mars, puisque Pâques est en avril.
- Alors le lèvre d'avril.
- En avril ce n'est pas un lièvre, c'est un poisson !
- Eh bien un poisson, alors! puisque les poissons pondent des œufs !
A l'instant où je dépassais la maison, un camion vint se garer devant sa porte. J'entendis le livreur crier :
- J'ai un colis pour vous. Signez le papier, s'il vous plaît, car c'est un colis fiché.
J'entendis le bruit du papier kraft qu'on déchire et Sigfrid s'écria :
- Gunhild, cette année ce ne sont ni les cloches ni le lièvre de mars qui apportent les œufs ! C'est Chronopost !
Décidément, j'avais raison. Pâques a manqué de poésie cette année. On est rentrés à la maison, mon épouse, mes pangolins de la jaquette, et moi.
Chemin faisant, il fut 20 heures. Aux balcons, les vivats se déclenchèrent. Je sais que ce n'est pas moi qu'on applaudissait ; cependant, comme la belle-sœur d'une de mes cousines est placière en Chloroquine, je me sentis légèrement concerné.