ENTRETIEN AVEC BRICE GAUTIER
autour de son recueil Même pas mal
LE RECUEIL
Les nouvelles qui composent Même pas mal ont-elles été conçues en vue du recueil ou bien s’agit-il simplement des nouvelles écrites au cours d’une même période ?
Ce sont douze nouvelles piochées parmi celles que j’ai écrites sur une période de dix ans et choisies selon deux critères : la cohérence du thème (la souffrance morale et physique, et comment les personnages l’apprivoisent), et leur parution antérieure en revue qui me semblait leur donner une sorte de légitimité. Seule une nouvelle sur les douze est inédite.
Ces nouvelles sont-elles reliées par un thème commun ou par un même principe de composition ? Lequel ?
Un thème commun : la souffrance, celle du deuil, de l’amour perdu, de la maladie, ou celle infligée par un mari toxique ou une grossesse non désirée. Cela ne fait pas du recueil une collection d’histoire plombantes, au contraire, car tous les personnages parviennent à une sorte de transcendance de la douleur et finissent par la transformer en autre chose. Pas de principe de composition, ni de contrainte d’écriture particulière.
Quel est à votre avis la nouvelle la plus représentative (ou bien la plus aboutie) du recueil ? Pourriez-vous nous la résumer et nous expliquer pourquoi y êtes-vous attaché ?
La plus représentative est probablement « Bigorexie » car elle résume parfaitement le concept de frontière très floue entre douleur morale et douleur physique, ainsi que le transfert que certains personnages effectuent entre l’un et l’autre. Paradoxalement, il me semble que c’est une nouvelle assez drôle. En voici le résumé :
« Pour combattre son surpoids, un homme se met à la course à pieds. Ou bien est-ce pour d’autres raisons ? Ses débuts sont laborieux, voire pathétiques malgré ses chaussures de compétition, mais à force de volonté et d’entraînement, il parvient à parcourir des distances de plus en plus grandes. Que cherche-t-il donc, lui dont le divorce se passe mal, dont le travail est débilitant et dont la vie sociale est réduite à rien ? Tout simplement à transférer sa douleur vers quelque chose de prévisible qu’il pourra apprivoiser plus sereinement que celle que lui cause le reste du monde. C’est probablement pour cela qu’il court toujours. »
« Douleur muette » est construite sur la même idée. J’y suis attaché particulièrement car c’est la toute première nouvelle que j’ai publiée… dans le revue Rue Saint Ambroise.
Combien de temps avez-vous mis pour écrire ce recueil ? Son écriture a-t-elle été régulière ou bien concentrée dans le temps ? Quelle est la nouvelle qui vous a posé le plus de problèmes littéraires ? Lesquels ?
Dix ans… mais ce n’est pas parce que cela m’a pris dix ans réellement, c’est parce que j’ai toujours pensé que soumettre un recueil, pour moi qui n’appartient pas au monde littéraire, ce n’était pas « de mon niveau ». C’est le succès de certaines nouvelles en revue qui m’a donné l’impulsion pour tenter ma chance.
J’écris régulièrement mais peu, faute de temps. Ces douze nouvelles sont une sélection parmi la vingtaine que j’ai publiées et la soixantaine que j’ai écrites.
Aucune nouvelle ne m’a posé de problèmes… c’est peut-être un peu vaniteux de l’écrire mais cela résulte de mon processus d’écriture personnel : écrivant peu, chaque nouvelle « mature » dans mon esprit bien avant que je ne trouve le temps de la coucher sur le papier. Quand c’est le cas, ça sort tout seul…
Une seule exception peut-être : « Bocuse, Verlaine et la brave conne », seule nouvelle inédite du recueil, que j’ai d’abord écrite en langage parlé avant de me raviser et de faire parler mon personnage dans un français plus littéraire. Je ne suis pas encore entièrement convaincu que c’était le bon choix...
L’ART DE LA NOUVELLE
Quelles doivent être pour vous les principales qualités d’une bonne nouvelle ? Quels sont les écueils à éviter ?
Pour moi, une bonne nouvelle est d’abord une question de style qui doit emporter le lecteur dès le premier paragraphe. Il faut happer le lecteur, qui sait que l’auteur n’aura que très peu de temps pour construire un univers. C’est donc le style qui jouera le rôle de cet univers. La chute a moins d’importance pour moi, bien qu’il faut savoir finir. Une bonne nouvelle se conclut d’elle-même, sans qu’il faille nécessairement chercher une fin spectaculaire ou inédite. Une bonne nouvelle offre au lecteur un voyage complet en très peu de mot, on en sort aussi transporté qu’à la fin d’un bon roman, dont l’histoire nous accompagne longtemps.
L’écueil à éviter selon moi est de tout miser sur l’histoire ou la chute. Un autre serait d’écrire une nouvelle dans l’esprit du roman : c’est une erreur car dans une nouvelle on doit maîtriser chaque phrase parce que les caractères sont comptés. Il faut donc relire trois, cinq, dix fois son texte pour caler le rythme, ajuster la mélodie. On ne peut pas faire cela (aussi bien) dans un roman.
Quels nouvellistes lisez-vous ? Que vous ont-ils apporté dans votre travail ?
Raymond Carver, modèle absolu. Ses nouvelles dépeignent le quotidien, elles n’ont rien de très spectaculaire, justement, mais elles nous plongent dans son univers.
Étonnamment : Philip K. Dick ! Car l’art spécifique des nouvelles de science fiction est d’être capable de suggérer beaucoup plus que ce qui est écrit. On en sort avec plein d’idées qui vont au-delà du texte. Philip K. Dick savait écrire ce genre de nouvelles qui nourrissent le petit moteur d’imagination que nous avons tous dans la tête.
Pouvez-vous nous conseiller la lecture d’une nouvelle (si possible pas trop connue), nous raconter le début et nous expliquer pourquoi vous l’aimez ?
Je vous recommande « En Suisse » de Nicole Krauss, dans le recueil Etre un homme, éditions de l’Olivier. Cette nouvelle met en scène une très jeune femme qui se retrouve en pension en Suisse, où elle fait la connaissance de Soraya la sulfureuse, Soraya qui fume et aime les hommes au point que ses parents l’ont inscrite dans une école lointaine. Mais Soraya reprendra très vite ses relations avec des hommes plus âgés, puis rapidement l’argent viendra jouer son rôle, jusqu’au jour où Soraya disparaîtra.
Cette nouvelle contient un roman entier concentré en quelques pages. On en sort avec l’impression d’avoir pénétré dans un monde où les personnages vivent en dehors de la nouvelle. L’histoire se déploie sur plusieurs dizaines d’années : les événements qui constituent le cœur de la nouvelle ont des répercutions sur la vie entière de la narratrice. Voilà ce qu’est une nouvelle réussie : un texte qui se prolonge bien au-delà des quelques milliers de caractères qui le composent.
L’EDITEUR
Pouvez-vous nous présenter le travail de Quadrature dans le domaine de la nouvelle ?
Les éditions Quadrature, situées en Belgique, sont entièrement consacrées à la nouvelle. On peut dire sans se tromper qu’elles sont un des plus actifs défenseurs de ce genre littéraire. Elles publient uniquement des recueils, cinq ou six par an, d’auteurs pour la plupart publiés en revue. Elles défendent les recueils en les proposant à différents prix littéraires et en participant aux salons des éditeurs indépendants en Belgique ou en France.
SITE DE QUADRATURE
autour de son recueil Même pas mal
LE RECUEIL
Les nouvelles qui composent Même pas mal ont-elles été conçues en vue du recueil ou bien s’agit-il simplement des nouvelles écrites au cours d’une même période ?
Ce sont douze nouvelles piochées parmi celles que j’ai écrites sur une période de dix ans et choisies selon deux critères : la cohérence du thème (la souffrance morale et physique, et comment les personnages l’apprivoisent), et leur parution antérieure en revue qui me semblait leur donner une sorte de légitimité. Seule une nouvelle sur les douze est inédite.
Ces nouvelles sont-elles reliées par un thème commun ou par un même principe de composition ? Lequel ?
Un thème commun : la souffrance, celle du deuil, de l’amour perdu, de la maladie, ou celle infligée par un mari toxique ou une grossesse non désirée. Cela ne fait pas du recueil une collection d’histoire plombantes, au contraire, car tous les personnages parviennent à une sorte de transcendance de la douleur et finissent par la transformer en autre chose. Pas de principe de composition, ni de contrainte d’écriture particulière.
Quel est à votre avis la nouvelle la plus représentative (ou bien la plus aboutie) du recueil ? Pourriez-vous nous la résumer et nous expliquer pourquoi y êtes-vous attaché ?
La plus représentative est probablement « Bigorexie » car elle résume parfaitement le concept de frontière très floue entre douleur morale et douleur physique, ainsi que le transfert que certains personnages effectuent entre l’un et l’autre. Paradoxalement, il me semble que c’est une nouvelle assez drôle. En voici le résumé :
« Pour combattre son surpoids, un homme se met à la course à pieds. Ou bien est-ce pour d’autres raisons ? Ses débuts sont laborieux, voire pathétiques malgré ses chaussures de compétition, mais à force de volonté et d’entraînement, il parvient à parcourir des distances de plus en plus grandes. Que cherche-t-il donc, lui dont le divorce se passe mal, dont le travail est débilitant et dont la vie sociale est réduite à rien ? Tout simplement à transférer sa douleur vers quelque chose de prévisible qu’il pourra apprivoiser plus sereinement que celle que lui cause le reste du monde. C’est probablement pour cela qu’il court toujours. »
« Douleur muette » est construite sur la même idée. J’y suis attaché particulièrement car c’est la toute première nouvelle que j’ai publiée… dans le revue Rue Saint Ambroise.
Combien de temps avez-vous mis pour écrire ce recueil ? Son écriture a-t-elle été régulière ou bien concentrée dans le temps ? Quelle est la nouvelle qui vous a posé le plus de problèmes littéraires ? Lesquels ?
Dix ans… mais ce n’est pas parce que cela m’a pris dix ans réellement, c’est parce que j’ai toujours pensé que soumettre un recueil, pour moi qui n’appartient pas au monde littéraire, ce n’était pas « de mon niveau ». C’est le succès de certaines nouvelles en revue qui m’a donné l’impulsion pour tenter ma chance.
J’écris régulièrement mais peu, faute de temps. Ces douze nouvelles sont une sélection parmi la vingtaine que j’ai publiées et la soixantaine que j’ai écrites.
Aucune nouvelle ne m’a posé de problèmes… c’est peut-être un peu vaniteux de l’écrire mais cela résulte de mon processus d’écriture personnel : écrivant peu, chaque nouvelle « mature » dans mon esprit bien avant que je ne trouve le temps de la coucher sur le papier. Quand c’est le cas, ça sort tout seul…
Une seule exception peut-être : « Bocuse, Verlaine et la brave conne », seule nouvelle inédite du recueil, que j’ai d’abord écrite en langage parlé avant de me raviser et de faire parler mon personnage dans un français plus littéraire. Je ne suis pas encore entièrement convaincu que c’était le bon choix...
L’ART DE LA NOUVELLE
Quelles doivent être pour vous les principales qualités d’une bonne nouvelle ? Quels sont les écueils à éviter ?
Pour moi, une bonne nouvelle est d’abord une question de style qui doit emporter le lecteur dès le premier paragraphe. Il faut happer le lecteur, qui sait que l’auteur n’aura que très peu de temps pour construire un univers. C’est donc le style qui jouera le rôle de cet univers. La chute a moins d’importance pour moi, bien qu’il faut savoir finir. Une bonne nouvelle se conclut d’elle-même, sans qu’il faille nécessairement chercher une fin spectaculaire ou inédite. Une bonne nouvelle offre au lecteur un voyage complet en très peu de mot, on en sort aussi transporté qu’à la fin d’un bon roman, dont l’histoire nous accompagne longtemps.
L’écueil à éviter selon moi est de tout miser sur l’histoire ou la chute. Un autre serait d’écrire une nouvelle dans l’esprit du roman : c’est une erreur car dans une nouvelle on doit maîtriser chaque phrase parce que les caractères sont comptés. Il faut donc relire trois, cinq, dix fois son texte pour caler le rythme, ajuster la mélodie. On ne peut pas faire cela (aussi bien) dans un roman.
Quels nouvellistes lisez-vous ? Que vous ont-ils apporté dans votre travail ?
Raymond Carver, modèle absolu. Ses nouvelles dépeignent le quotidien, elles n’ont rien de très spectaculaire, justement, mais elles nous plongent dans son univers.
Étonnamment : Philip K. Dick ! Car l’art spécifique des nouvelles de science fiction est d’être capable de suggérer beaucoup plus que ce qui est écrit. On en sort avec plein d’idées qui vont au-delà du texte. Philip K. Dick savait écrire ce genre de nouvelles qui nourrissent le petit moteur d’imagination que nous avons tous dans la tête.
Pouvez-vous nous conseiller la lecture d’une nouvelle (si possible pas trop connue), nous raconter le début et nous expliquer pourquoi vous l’aimez ?
Je vous recommande « En Suisse » de Nicole Krauss, dans le recueil Etre un homme, éditions de l’Olivier. Cette nouvelle met en scène une très jeune femme qui se retrouve en pension en Suisse, où elle fait la connaissance de Soraya la sulfureuse, Soraya qui fume et aime les hommes au point que ses parents l’ont inscrite dans une école lointaine. Mais Soraya reprendra très vite ses relations avec des hommes plus âgés, puis rapidement l’argent viendra jouer son rôle, jusqu’au jour où Soraya disparaîtra.
Cette nouvelle contient un roman entier concentré en quelques pages. On en sort avec l’impression d’avoir pénétré dans un monde où les personnages vivent en dehors de la nouvelle. L’histoire se déploie sur plusieurs dizaines d’années : les événements qui constituent le cœur de la nouvelle ont des répercutions sur la vie entière de la narratrice. Voilà ce qu’est une nouvelle réussie : un texte qui se prolonge bien au-delà des quelques milliers de caractères qui le composent.
L’EDITEUR
Pouvez-vous nous présenter le travail de Quadrature dans le domaine de la nouvelle ?
Les éditions Quadrature, situées en Belgique, sont entièrement consacrées à la nouvelle. On peut dire sans se tromper qu’elles sont un des plus actifs défenseurs de ce genre littéraire. Elles publient uniquement des recueils, cinq ou six par an, d’auteurs pour la plupart publiés en revue. Elles défendent les recueils en les proposant à différents prix littéraires et en participant aux salons des éditeurs indépendants en Belgique ou en France.
SITE DE QUADRATURE