En guerre
Jean-Louis Billard
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. »
Comme un seul homme, on a tous empoigné – pas les armes, ça va pas, non ? – nos verres, et on a levé les yeux vers la télé du Bienvenu que le Petit Président avait squattée une fois de plus. Jusque-là, on devisait gentiment, mais ces propos aussi alarmistes qu’incompréhensibles nous avaient réveillés. Il faut dire qu’Ahcène, Gardien du Comptoir, avait pris la mauvaise habitude de sonoriser la salle du matin au soir avec BFM-TV (que Sergio avait spirituellement rebaptisé "BTF.MV", soit Bourre Ta Femme, Mon Vieux…) ce qui lui attirait, passée une certaine heure, des reproches véhéments. Bref, le Petit Président, petites mâchoires verrouillées, petits poings serrés, regard d’acier subtilement souligné d’eyeliner, implacablement étrillé et cintré dans un Cerruti à trois SMIC, venait de nous faire une seconde révélation : nous savions déjà que nous n’étions rien, et maintenant voilà qu’on était en guerre ! Et contre un ennemi invisible, en plus ! On a demandé à Ahcène de couper le son, de manière à cogiter sereinement et dans la mesure de nos possibilités humaines sur le message olympien.
Jean-Luc se lança le premier :
« On est en guerre contre la Haute Finance, ça me paraît clair ! L’hydre aux cent têtes ! »
Jean-Luc militait au POIL (Parti Ouvrier Indépendant et Libertin) et était de surcroît fonctionnaire à La Banque Postale, ce qui n’arrangeait pas son cas.
« Eh, malin ! qu’on lui répondit. Cent têtes, c’est pas vraiment invisible ! Et puis tu imagines le Petit Président faisant rempart de son corps contre la haute finance ? Il a tété à sa mamelle ! »
Jean-Luc nous a conchiés d’un geste léger et excommunicateur…
« Contre le réchauffement climatique, alors ? a suggéré Mathieu, plus consensuel. Ça, c’est invisible ! Par contre, ennemi… Il faut être stupide pour s’en créer un ! Or… »
Par amitié pour Mathieu que tout le monde adorait, nous ne fîmes qu’arborer des moues dubitatives, et allâmes jusqu’à user du passé simple.
Je me suis dévoué :
« Contre la connerie ? »
Salve de rires, franche rigolade.
« En guerre contre la connerie ? Tu veux que les cafés ferment ou quoi ? Elle y est tellement palpable qu’elle en devient visible, la connerie ! Et on sait de quoi on parle ! »
Bon… Au suivant.
« Contre le cholestérol, a proposé un petit monsieur que nous ne connaissions pas. J’en souffre, et je peux vous dire que c’est pas drôle tous les jours. Ça ne se voit pas sur mon visage, si ? C’est donc invisible ! Cependant, de là à lui déclarer la guerre… C’est plus un régulateur qu’un ennemi, la Sécu vous le dira… Bien, mettons que je n’aie rien dit !... »
Nadège a soupiré :
« Il est mignon, quand même, le Petit Président. En treillis ou en uniforme, il aurait été encore plus craquant, puisqu’on est en guerre !
– Faudrait p’têt penser à le démaquiller avant, a rétorqué Sergio-le-poète. Rimmel, ça rime pas bien avec colonel, et L’Oréal pas mieux avec général ! »
Gillou s’est jeté à l’eau :
« On est en guerre contre… l’indifférence ! C’est le fléau des temps modernes, non ? »
On lui a expliqué gentiment que non, et que c’était même grâce à elle et au contenu de nos verres qu’on arrivait tant bien que mal à tenir debout.
Toutes les hypothèses y sont passées : le racisme (indémodable), les maladies orphelines (mais c’est pas le genre d’orphelines qu’on a envie d’élever), la grossophobie (nouvelle venue mais très prometteuse), l’homophobie (dont les détracteurs sont souvent les meilleurs défenseurs), la pédophilie (ce qui était ridicule, tout le monde s’en fout, le Pape le premier), tout, je vous dis !
Quand un monsieur prit la parole.
« Excuse me, ladies and gentlemen… Ne vous est-il pas venu à l’idée que la phrase de votre Petit Président était un tant soit peu… cryptée ? »
Non, effectivement, ça nous était pas venu à l’idée…
« Je veux dire… un ennemi… que vous n’identifiez pas comme votre ennemi… du coup, il est invisible, yes or no ?
– Ben, yes, oui, qu’on a répondu, après une réflexion brève et douloureuse.
– So ? Alors ? qu’il a dit.
– Ben, ché pas, qu’on y a dit.
– Et si c’était l’homme ? »
J’ai regardé Mathieu, Nadège, Ahcène et Gillou. Non, impossible qu’ils provoquent une troisième guerre mondiale. À la rigueur, Sergio, sur un malentendu…
Il a continué :
« Qui est capable de massacrer ceux qui ne se plient aux lois de tel ou tel être invisible ? Qui est capable de napalmiser et d’atomiser des populations entières ? Qui est capable de tuer des enfants qui ne sont pas blonds ? Qui est capable de faire mourir de faim ceux qui ne votent pas pour lui… ou ceux dont il se fout parce qu’ils n’ont pas la bonne couleur dans le bon pays ? Qui est capable d’exterminer les porteurs de lunettes ? Qui est capable d’inoculer du sang mortel pour des raisons financières ?
– Ben pas nous, en tous cas ! qu’on a répondu en chœur.
– Non, pas vous, rassurez-vous, je ne vous accuse pas. Vous n’êtes que des sous-hommes, ou des sous-femmes (s’inclinant gracieusement devant Nadège), et moi aussi. Et c’est pourquoi je viens régulièrement dans ce café. Non, l’homme dangereux, c’est l’homme accompli, arrivé à son paroxysme. Mais bon, franchi le versant ascendant, on dégringole le versant descendant. Il nous reste donc un peu d’espoir… »
On a soupiré, rassurés. On a tous voulu lui payé un coup, il en avait huit à venir, mais il est parti en disant : Sorry, jamais en temps de guerre…
Jean-Louis Billard
« Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible. »
Comme un seul homme, on a tous empoigné – pas les armes, ça va pas, non ? – nos verres, et on a levé les yeux vers la télé du Bienvenu que le Petit Président avait squattée une fois de plus. Jusque-là, on devisait gentiment, mais ces propos aussi alarmistes qu’incompréhensibles nous avaient réveillés. Il faut dire qu’Ahcène, Gardien du Comptoir, avait pris la mauvaise habitude de sonoriser la salle du matin au soir avec BFM-TV (que Sergio avait spirituellement rebaptisé "BTF.MV", soit Bourre Ta Femme, Mon Vieux…) ce qui lui attirait, passée une certaine heure, des reproches véhéments. Bref, le Petit Président, petites mâchoires verrouillées, petits poings serrés, regard d’acier subtilement souligné d’eyeliner, implacablement étrillé et cintré dans un Cerruti à trois SMIC, venait de nous faire une seconde révélation : nous savions déjà que nous n’étions rien, et maintenant voilà qu’on était en guerre ! Et contre un ennemi invisible, en plus ! On a demandé à Ahcène de couper le son, de manière à cogiter sereinement et dans la mesure de nos possibilités humaines sur le message olympien.
Jean-Luc se lança le premier :
« On est en guerre contre la Haute Finance, ça me paraît clair ! L’hydre aux cent têtes ! »
Jean-Luc militait au POIL (Parti Ouvrier Indépendant et Libertin) et était de surcroît fonctionnaire à La Banque Postale, ce qui n’arrangeait pas son cas.
« Eh, malin ! qu’on lui répondit. Cent têtes, c’est pas vraiment invisible ! Et puis tu imagines le Petit Président faisant rempart de son corps contre la haute finance ? Il a tété à sa mamelle ! »
Jean-Luc nous a conchiés d’un geste léger et excommunicateur…
« Contre le réchauffement climatique, alors ? a suggéré Mathieu, plus consensuel. Ça, c’est invisible ! Par contre, ennemi… Il faut être stupide pour s’en créer un ! Or… »
Par amitié pour Mathieu que tout le monde adorait, nous ne fîmes qu’arborer des moues dubitatives, et allâmes jusqu’à user du passé simple.
Je me suis dévoué :
« Contre la connerie ? »
Salve de rires, franche rigolade.
« En guerre contre la connerie ? Tu veux que les cafés ferment ou quoi ? Elle y est tellement palpable qu’elle en devient visible, la connerie ! Et on sait de quoi on parle ! »
Bon… Au suivant.
« Contre le cholestérol, a proposé un petit monsieur que nous ne connaissions pas. J’en souffre, et je peux vous dire que c’est pas drôle tous les jours. Ça ne se voit pas sur mon visage, si ? C’est donc invisible ! Cependant, de là à lui déclarer la guerre… C’est plus un régulateur qu’un ennemi, la Sécu vous le dira… Bien, mettons que je n’aie rien dit !... »
Nadège a soupiré :
« Il est mignon, quand même, le Petit Président. En treillis ou en uniforme, il aurait été encore plus craquant, puisqu’on est en guerre !
– Faudrait p’têt penser à le démaquiller avant, a rétorqué Sergio-le-poète. Rimmel, ça rime pas bien avec colonel, et L’Oréal pas mieux avec général ! »
Gillou s’est jeté à l’eau :
« On est en guerre contre… l’indifférence ! C’est le fléau des temps modernes, non ? »
On lui a expliqué gentiment que non, et que c’était même grâce à elle et au contenu de nos verres qu’on arrivait tant bien que mal à tenir debout.
Toutes les hypothèses y sont passées : le racisme (indémodable), les maladies orphelines (mais c’est pas le genre d’orphelines qu’on a envie d’élever), la grossophobie (nouvelle venue mais très prometteuse), l’homophobie (dont les détracteurs sont souvent les meilleurs défenseurs), la pédophilie (ce qui était ridicule, tout le monde s’en fout, le Pape le premier), tout, je vous dis !
Quand un monsieur prit la parole.
« Excuse me, ladies and gentlemen… Ne vous est-il pas venu à l’idée que la phrase de votre Petit Président était un tant soit peu… cryptée ? »
Non, effectivement, ça nous était pas venu à l’idée…
« Je veux dire… un ennemi… que vous n’identifiez pas comme votre ennemi… du coup, il est invisible, yes or no ?
– Ben, yes, oui, qu’on a répondu, après une réflexion brève et douloureuse.
– So ? Alors ? qu’il a dit.
– Ben, ché pas, qu’on y a dit.
– Et si c’était l’homme ? »
J’ai regardé Mathieu, Nadège, Ahcène et Gillou. Non, impossible qu’ils provoquent une troisième guerre mondiale. À la rigueur, Sergio, sur un malentendu…
Il a continué :
« Qui est capable de massacrer ceux qui ne se plient aux lois de tel ou tel être invisible ? Qui est capable de napalmiser et d’atomiser des populations entières ? Qui est capable de tuer des enfants qui ne sont pas blonds ? Qui est capable de faire mourir de faim ceux qui ne votent pas pour lui… ou ceux dont il se fout parce qu’ils n’ont pas la bonne couleur dans le bon pays ? Qui est capable d’exterminer les porteurs de lunettes ? Qui est capable d’inoculer du sang mortel pour des raisons financières ?
– Ben pas nous, en tous cas ! qu’on a répondu en chœur.
– Non, pas vous, rassurez-vous, je ne vous accuse pas. Vous n’êtes que des sous-hommes, ou des sous-femmes (s’inclinant gracieusement devant Nadège), et moi aussi. Et c’est pourquoi je viens régulièrement dans ce café. Non, l’homme dangereux, c’est l’homme accompli, arrivé à son paroxysme. Mais bon, franchi le versant ascendant, on dégringole le versant descendant. Il nous reste donc un peu d’espoir… »
On a soupiré, rassurés. On a tous voulu lui payé un coup, il en avait huit à venir, mais il est parti en disant : Sorry, jamais en temps de guerre…