Anaïs Hébrard
Salomé
– Tu veux des nems ou du bobun ? Va te faire foutre ! hurle Flore dite Fleur en balançant le cheese-cake. Pierre était décomposé. Ce qui s’était passé dans la rue, six jours plus tôt, il s’en foutait. Il découvrait sa femme en colère et c’était plus insupportable que n’importe quel attentat.
*
Fleur. Flore dite Fleur. Appelée Flore par ses parents en référence au café. C’était son mari, Pierre, qui avait transformé Flore en Fleur. Flore, ça fait marchande de pizzas. Fleur lui allait mieux, elle qui avait poussé dans le quartier où elle était née, celui du canal Saint-Martin. Petite fille, elle allait à l’école de l’autre côté du canal. Un jour, elle n’avait pas vu le pont tournant tourner : elle était tombée à l’eau. A partir de ce jour-là, la trouille ne l’avait plus lâchée. Fleur avait décidé de son propre chef de ne plus quitter le quartier. Elle avait entamé des études d’architecture d’intérieur par correspondance, s’était rendue au cours de sculpture au bout de la rue, était devenue une fidèle du café-philo de l’Hôtel du Nord. Elle s’était inventé un style de vie dans le quadrilatère canal Saint-Martin – Grange aux Belles – Bichat – Alibert avec la rue du Faubourg du Temple comme frontière infranchissable. Elle avait dix-sept ans quand elle avait rencontré Pierre. Un an plus tard, elle l’épousait. Elle lui avait rapidement dévoilé son secret : cette vie qu’elle cachait à tous. Ainsi, Pierre avait découvert sa capacité à retenir tout ce qu’elle entendait puis à parler, par exemple, de la Géorgie du Sud mieux que personne. Elle savait aussi Piotr Kovalski comme sa poche grâce à Arte, et elle réussissait à réinterpréter Culture-Box sans que personne ne puisse lui dire : Oui, moi aussi j’ai vu cette émission. Fleur était très jolie : toute mince, coupe à la Loulou, vegan et gluten-free comme toute femme in de la capitale. Elle avait le coup de fourchette avide de celle qui, on ne sait par quel miracle, se glisse toujours dans un 36. Manger, Fleur aimait ça. Tous les plats des restaurants du quartier, elle les savait, les cartes, elle les connaissait mieux que personne. Lors de discussions avec les collègues de Pierre, elle glissait que le Spritz du Clochette était tout de même meilleur que celui du Florian à Venise et que le foie gras du bistrot des Oies valait bien celui de chez David à Castelnaudary. Elle devait beaucoup à Pierre, représentant pour un laboratoire. Il voyageait régulièrement et racontait à Fleur ses découvertes : elle emmagasinait, enregistrait, répertoriait. Pendant les dîners, elle régurgitait un savoir dont les convives étaient toujours baba. Nous avons été, disait-elle comme si elle avait accompagné Pierre. – Ce que t’as géré, Darling ! lui glissait-il à l’oreille, une fois les invités partis. Les jours filaient, guimauve et pomme d’amour.
*
Et le vendredi est arrivé. Ce soir-là, ils avaient invité les collègues de Pierre au restau. Mais tous avaient décliné. Pierre et Fleur sont seuls chez eux. Sournoisement, l’ennui affleure. – Nem ? – Non. – Bobun ? – Bof. – On commande et on emporte ? – Ce soir, tisane et au lit. Il part donc à la cuisine s’ouvrir une boîte de thon, elle sort sa tasse du placard et le feu d’artifices a commencé. Ils se précipitent à la fenêtre et y restent paralysés par l’infernale surprise : la mort soudaine. Une fusillade, des corps saignants, des hurlements, une vague qui crie d’appeler la police, qui crie que ça shoote, qui crie à l’aide. – J’ai peur, dit Fleur. – Je descends, dit Pierre. – Surtout pas. Serrés l’un contre l’autre, ils entendent les cris, les voix, les secours dans la rue lacérée. – J’allume la radio. – Non, on ne bouge pas.
C’est le lendemain qu’ils apprennent la rue et tout le bataclan. Le Facebook de Pierre craque sous les safety check et les quand je pense qu’on devait y être. Il passe sa matinée en téléphonades. Fleur, elle, est détruite : son monde tenait dans un cube et voilà que le monde entier est entré dedans. Toutes les télés de la planète sont au bout de la rue, le gratin parisien aussi. La seule à ne pas y être, c’est elle : ce soir-là, elle n’avait pas faim. Fleur allume la télé. Une femme témoigne : elle a ouvert sa porte aux gens, sorti du linge pour les blessés, donné de l’eau. C’était beau. – Tu vois, dit Fleur, on aurait pu faire ça. – Tu me le reproches ?! – Non. – Qu’est-ce que ça aurait changé ? – Tout. – On n’aurait sauvé personne. – On aurait fait partie du truc. Pierre met cette brusquerie sur le compte des événements. – On ne va tout de même pas se laisser aller. On va manger un bout. Éteins la télé. Tu as peur de louper quelque chose ? – C’est déjà fait.
Le lundi matin, Fleur s’est enfin levée. – Tout va bien ? – Oui. Et Pierre est parti pour Londres. Alors a commencé pour Fleur une frénétique course aux infos. Radio et télé l’ont bourrée d’un vrac qu’elle a gobé cru, victimes et kamikazes englobés dans un foutoir de sauveteurs saupoudré d’interviews : police, pompiers, pertinents politiques.
Le mercredi soir, un compte-rendu de tout ce qui s’était épluché accueille Pierre. Le rapport, entamé tiède, se pare vite de violentes saillies. Fleur rhabille les vivants et les morts, les héros et les tueurs.
– Sais-tu que le 13, c’était le Jour de la gentillesse ? Eh bien, moi, ce jour-là, je n’ai pas eu la gentillesse d’aller picorer au Petit Cambodge parce que je n’avais pas faim. M’envoyer en l’air à 21h24 ? Pas assez fashion ! Tous les no-life de la grande sauterie du 13 ont leur édito dans Libé. Les terroristes font la une du New-York Times et du Bilder-Zeitung. Et moi ? Rien. Ah si, je n’avais pas faim. J’avais putain pas faim ! Tu veux des nems ou du bobun ? Va te faire foutre !
Et c’est comme ça que le cheese-cake s’est retrouvé par terre. Pierre est terrassé mais cela lui a permis de mesurer dans quel enfer marine Fleur. C’est ainsi que le mercredi suivant, il lui tend un flyer : du théâtre amateur au Centre Culturel, rue Clavel. L’animateur, Jeff, veut créer Salomé et cherche des néophytes, c’est à la mode. Fleur décide de franchir le pas.
Le jeudi 26, Fleur, vêtue d’une robe agnès b. jaune-citron et d’un mantelet de laine bouillie carotte, avance jusqu’au pont du canal. Elle observe l’écluse. Aucune péniche. Elle pose le pied sur le tablier. Pas une vibration. Un second pas. Soudain, elle court. Les murs du carré se sont écroulés. Un haut le cœur l’oblige à filer aux toilettes du Prune où elle dégueule. Pantelante mais pugnace, elle parvient au cours de théâtre où Jeff accueille les nouveaux :
– Flore, j’adore.
– C’est Fleur.
– Ah. Fleur. T’as déjà fait du théâtre ?
– Non.
– Vierge, cool. Moi, j’aime le vierge. Politiquement, c’est la nouvelle valeur. Tu connais un truc par cœur, souris verte, poule sur un mur, pomme de reinette ? La queue d’une comptine ?
– Non.
– Chiant. Tu sais, Salomé, c’est pas Le Petit Chaperon Rouge.
– Oui.
– Une impro ?
– Je n’y connais rien.
– Les fondamentaux, Fleur, les fondamentaux : le lâcher-prise, la mise en confiance, l’articule et tout le bordel !
Elle l’aurait massacré, le Jeff. Pesant retour dans l’appartement dont l’absence de Pierre épaissit le vide. Le matraquage continue et remplit Fleur de regrets amers. Le trop-plein de toutes ces news rassies la plonge dans une colère sans amarres ; quand de la télé lui parvient le témoignage d’un ange qui, une balle dans la cuisse à côté de son ami mort, réussit à sourire, un je veux être heureuse aux lèvres, c’est le coup de grâce.
Le lendemain, Pierre, de retour, retrouve une Fleur défaite. Il ne sait plus quoi faire. Se promener dans le parc de l’hôpital ? Les témoins du 13, elle les reconnaîtrait. Manger au Maria-Luisa face au Cambodge ? Elle foutrait le camp avant les antipasti. Boire un blanc à la Marine ? Il faudrait encore traverser le canal et elle sauterait dedans. C’est alors que Pierre découvre que Salomé est jouée au Théâtre Saint-Martin. Il décide d’acheter illico deux billets. – C’est la troupe à Jeff qui joue ? – Non, les pointures : ils ont un article dans Le Monde. – Tout le monde a un article dans Le Monde.
*
Le taxi s’arrête. Pierre prend Fleur par le bras et ils entrent. Un vigile. Fleur tend son sac. Un brouhaha interrompt la sentinelle. Adjani. Préservées de la fouille, les lunettes noires rejoignent leur place. Fleur mesure sa transparence. Jeff avait raison, elle est vierge de la peur que d’autres ont vécu dans leur moelle. Maintenant, il lui faut grimper au troisième balcon rejoindre leur loge d’avant-scène, sans appétit pour ce spectacle qui la gave déjà. Des godelureaux tous confits piaillotent avec leurs petites pralines chéries. – Salomé, une décapitation ! Mais alors la danseuse, du grand art, paraît-il. – Les places sont bonnes ? – Les places sont chères. Fleur se plonge dans son fauteuil. – Tu savais que Salomé veut dire Paix ? lui dit Pierre. Ta gueule. Fleur, raide sur son velours, ne voit que les entrées et les sorties. Place de merde. Salomé se prépare. Fleur renifle le trac avant le choc des projecteurs, flaire la tension avant l’élan, salive devant ce rôle qu’on lui a refusé : Salomé, enfant gâtée que la mort rassasie, Salomé, nourrie de la tête de son amant, Salomé, sanguinaire et repue. La danseuse n’est qu’éclat dans sa volte des sept voiles. Une palanquée de bras tendus applaudit un saut inouï. Pierre est irradié. Il s’est levé d’un bond et il a hurlé bravo. Ça lui est sorti de la gorge. Alors, elle l’a frappé. Un coup sec sur les vertèbres, impulsion pour un impeccable vol plané perpendiculaire au proscenium, avec imperceptible suspens, avant de s’écraser sur les planches, où il meurt sur le coup. Le public se précipite vers la sortie, la troupe se volatilise en hurlant tandis que Fleur, souriante, attend la police qui, postée devant le théâtre, s’engouffre.
*
Fleur. Flore dite Fleur. Appelée Flore par ses parents en référence au café. C’était son mari, Pierre, qui avait transformé Flore en Fleur. Flore, ça fait marchande de pizzas. Fleur lui allait mieux, elle qui avait poussé dans le quartier où elle était née, celui du canal Saint-Martin. Petite fille, elle allait à l’école de l’autre côté du canal. Un jour, elle n’avait pas vu le pont tournant tourner : elle était tombée à l’eau. A partir de ce jour-là, la trouille ne l’avait plus lâchée. Fleur avait décidé de son propre chef de ne plus quitter le quartier. Elle avait entamé des études d’architecture d’intérieur par correspondance, s’était rendue au cours de sculpture au bout de la rue, était devenue une fidèle du café-philo de l’Hôtel du Nord. Elle s’était inventé un style de vie dans le quadrilatère canal Saint-Martin – Grange aux Belles – Bichat – Alibert avec la rue du Faubourg du Temple comme frontière infranchissable. Elle avait dix-sept ans quand elle avait rencontré Pierre. Un an plus tard, elle l’épousait. Elle lui avait rapidement dévoilé son secret : cette vie qu’elle cachait à tous. Ainsi, Pierre avait découvert sa capacité à retenir tout ce qu’elle entendait puis à parler, par exemple, de la Géorgie du Sud mieux que personne. Elle savait aussi Piotr Kovalski comme sa poche grâce à Arte, et elle réussissait à réinterpréter Culture-Box sans que personne ne puisse lui dire : Oui, moi aussi j’ai vu cette émission. Fleur était très jolie : toute mince, coupe à la Loulou, vegan et gluten-free comme toute femme in de la capitale. Elle avait le coup de fourchette avide de celle qui, on ne sait par quel miracle, se glisse toujours dans un 36. Manger, Fleur aimait ça. Tous les plats des restaurants du quartier, elle les savait, les cartes, elle les connaissait mieux que personne. Lors de discussions avec les collègues de Pierre, elle glissait que le Spritz du Clochette était tout de même meilleur que celui du Florian à Venise et que le foie gras du bistrot des Oies valait bien celui de chez David à Castelnaudary. Elle devait beaucoup à Pierre, représentant pour un laboratoire. Il voyageait régulièrement et racontait à Fleur ses découvertes : elle emmagasinait, enregistrait, répertoriait. Pendant les dîners, elle régurgitait un savoir dont les convives étaient toujours baba. Nous avons été, disait-elle comme si elle avait accompagné Pierre. – Ce que t’as géré, Darling ! lui glissait-il à l’oreille, une fois les invités partis. Les jours filaient, guimauve et pomme d’amour.
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Et le vendredi est arrivé. Ce soir-là, ils avaient invité les collègues de Pierre au restau. Mais tous avaient décliné. Pierre et Fleur sont seuls chez eux. Sournoisement, l’ennui affleure. – Nem ? – Non. – Bobun ? – Bof. – On commande et on emporte ? – Ce soir, tisane et au lit. Il part donc à la cuisine s’ouvrir une boîte de thon, elle sort sa tasse du placard et le feu d’artifices a commencé. Ils se précipitent à la fenêtre et y restent paralysés par l’infernale surprise : la mort soudaine. Une fusillade, des corps saignants, des hurlements, une vague qui crie d’appeler la police, qui crie que ça shoote, qui crie à l’aide. – J’ai peur, dit Fleur. – Je descends, dit Pierre. – Surtout pas. Serrés l’un contre l’autre, ils entendent les cris, les voix, les secours dans la rue lacérée. – J’allume la radio. – Non, on ne bouge pas.
C’est le lendemain qu’ils apprennent la rue et tout le bataclan. Le Facebook de Pierre craque sous les safety check et les quand je pense qu’on devait y être. Il passe sa matinée en téléphonades. Fleur, elle, est détruite : son monde tenait dans un cube et voilà que le monde entier est entré dedans. Toutes les télés de la planète sont au bout de la rue, le gratin parisien aussi. La seule à ne pas y être, c’est elle : ce soir-là, elle n’avait pas faim. Fleur allume la télé. Une femme témoigne : elle a ouvert sa porte aux gens, sorti du linge pour les blessés, donné de l’eau. C’était beau. – Tu vois, dit Fleur, on aurait pu faire ça. – Tu me le reproches ?! – Non. – Qu’est-ce que ça aurait changé ? – Tout. – On n’aurait sauvé personne. – On aurait fait partie du truc. Pierre met cette brusquerie sur le compte des événements. – On ne va tout de même pas se laisser aller. On va manger un bout. Éteins la télé. Tu as peur de louper quelque chose ? – C’est déjà fait.
Le lundi matin, Fleur s’est enfin levée. – Tout va bien ? – Oui. Et Pierre est parti pour Londres. Alors a commencé pour Fleur une frénétique course aux infos. Radio et télé l’ont bourrée d’un vrac qu’elle a gobé cru, victimes et kamikazes englobés dans un foutoir de sauveteurs saupoudré d’interviews : police, pompiers, pertinents politiques.
Le mercredi soir, un compte-rendu de tout ce qui s’était épluché accueille Pierre. Le rapport, entamé tiède, se pare vite de violentes saillies. Fleur rhabille les vivants et les morts, les héros et les tueurs.
– Sais-tu que le 13, c’était le Jour de la gentillesse ? Eh bien, moi, ce jour-là, je n’ai pas eu la gentillesse d’aller picorer au Petit Cambodge parce que je n’avais pas faim. M’envoyer en l’air à 21h24 ? Pas assez fashion ! Tous les no-life de la grande sauterie du 13 ont leur édito dans Libé. Les terroristes font la une du New-York Times et du Bilder-Zeitung. Et moi ? Rien. Ah si, je n’avais pas faim. J’avais putain pas faim ! Tu veux des nems ou du bobun ? Va te faire foutre !
Et c’est comme ça que le cheese-cake s’est retrouvé par terre. Pierre est terrassé mais cela lui a permis de mesurer dans quel enfer marine Fleur. C’est ainsi que le mercredi suivant, il lui tend un flyer : du théâtre amateur au Centre Culturel, rue Clavel. L’animateur, Jeff, veut créer Salomé et cherche des néophytes, c’est à la mode. Fleur décide de franchir le pas.
Le jeudi 26, Fleur, vêtue d’une robe agnès b. jaune-citron et d’un mantelet de laine bouillie carotte, avance jusqu’au pont du canal. Elle observe l’écluse. Aucune péniche. Elle pose le pied sur le tablier. Pas une vibration. Un second pas. Soudain, elle court. Les murs du carré se sont écroulés. Un haut le cœur l’oblige à filer aux toilettes du Prune où elle dégueule. Pantelante mais pugnace, elle parvient au cours de théâtre où Jeff accueille les nouveaux :
– Flore, j’adore.
– C’est Fleur.
– Ah. Fleur. T’as déjà fait du théâtre ?
– Non.
– Vierge, cool. Moi, j’aime le vierge. Politiquement, c’est la nouvelle valeur. Tu connais un truc par cœur, souris verte, poule sur un mur, pomme de reinette ? La queue d’une comptine ?
– Non.
– Chiant. Tu sais, Salomé, c’est pas Le Petit Chaperon Rouge.
– Oui.
– Une impro ?
– Je n’y connais rien.
– Les fondamentaux, Fleur, les fondamentaux : le lâcher-prise, la mise en confiance, l’articule et tout le bordel !
Elle l’aurait massacré, le Jeff. Pesant retour dans l’appartement dont l’absence de Pierre épaissit le vide. Le matraquage continue et remplit Fleur de regrets amers. Le trop-plein de toutes ces news rassies la plonge dans une colère sans amarres ; quand de la télé lui parvient le témoignage d’un ange qui, une balle dans la cuisse à côté de son ami mort, réussit à sourire, un je veux être heureuse aux lèvres, c’est le coup de grâce.
Le lendemain, Pierre, de retour, retrouve une Fleur défaite. Il ne sait plus quoi faire. Se promener dans le parc de l’hôpital ? Les témoins du 13, elle les reconnaîtrait. Manger au Maria-Luisa face au Cambodge ? Elle foutrait le camp avant les antipasti. Boire un blanc à la Marine ? Il faudrait encore traverser le canal et elle sauterait dedans. C’est alors que Pierre découvre que Salomé est jouée au Théâtre Saint-Martin. Il décide d’acheter illico deux billets. – C’est la troupe à Jeff qui joue ? – Non, les pointures : ils ont un article dans Le Monde. – Tout le monde a un article dans Le Monde.
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Le taxi s’arrête. Pierre prend Fleur par le bras et ils entrent. Un vigile. Fleur tend son sac. Un brouhaha interrompt la sentinelle. Adjani. Préservées de la fouille, les lunettes noires rejoignent leur place. Fleur mesure sa transparence. Jeff avait raison, elle est vierge de la peur que d’autres ont vécu dans leur moelle. Maintenant, il lui faut grimper au troisième balcon rejoindre leur loge d’avant-scène, sans appétit pour ce spectacle qui la gave déjà. Des godelureaux tous confits piaillotent avec leurs petites pralines chéries. – Salomé, une décapitation ! Mais alors la danseuse, du grand art, paraît-il. – Les places sont bonnes ? – Les places sont chères. Fleur se plonge dans son fauteuil. – Tu savais que Salomé veut dire Paix ? lui dit Pierre. Ta gueule. Fleur, raide sur son velours, ne voit que les entrées et les sorties. Place de merde. Salomé se prépare. Fleur renifle le trac avant le choc des projecteurs, flaire la tension avant l’élan, salive devant ce rôle qu’on lui a refusé : Salomé, enfant gâtée que la mort rassasie, Salomé, nourrie de la tête de son amant, Salomé, sanguinaire et repue. La danseuse n’est qu’éclat dans sa volte des sept voiles. Une palanquée de bras tendus applaudit un saut inouï. Pierre est irradié. Il s’est levé d’un bond et il a hurlé bravo. Ça lui est sorti de la gorge. Alors, elle l’a frappé. Un coup sec sur les vertèbres, impulsion pour un impeccable vol plané perpendiculaire au proscenium, avec imperceptible suspens, avant de s’écraser sur les planches, où il meurt sur le coup. Le public se précipite vers la sortie, la troupe se volatilise en hurlant tandis que Fleur, souriante, attend la police qui, postée devant le théâtre, s’engouffre.
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