Gaëlle Moneuze
Les sorcières de Dembi Dolo
Quand trois grandes lunes furent passées sans qu’une goutte d’eau ne soit tombée du ciel, la terre rouge se craquela. Des crevasses longues de plusieurs mètres et larges comme un coude s’ouvrirent, prenant la forme d’une araignée autour du village. Et Meselesh qui restait seule avec les trois enfants sentit que bientôt, la faim allait avoir raison d’eux.
Son lait devenait aussi avare que les nuages, les chèvres avaient échappé à sa vigilance, sans doute en quête de nourriture, et le stock de millet épuisé occupait sa mémoire comme un lointain souvenir. Le père était mort depuis peu, après une maladie qui lui avait creusé les joues et fait tomber les dents. Le voyage de Meselesh et Hosse à la ville avait duré quatre jours à pied, le prix à payer pour consulter la médecine. Le mari connaissait le chemin par cœur, maintes fois il l’avait suivi avec une partie de la récolte, à l’époque où le sol du village était encore fertile et pouvait leur assurer la subsistance. Mais Hosse était devenu si faible que Meselesh avait du l’accompagner, se courber sous le bras de l’homme pour qu’il ne tombe pas. Au dispensaire on avait prélevé une goutte de sang et puis l’infirmière avait demandé à Meselesh de les laisser un moment. Hosse était ressorti les poches emplies de barres hypercaloriques et le cœur en colère. Il avait dit à Meselesh que cette femme de la ville l’avait empoisonné et que maintenant, il allait mourir. Ils étaient rentrés au village après avoir dépensé leurs économies en médicaments qui n’avaient rien pu faire contre le destin. Hosse était parti rejoindre les ancêtres et Meselesh qui croyait désormais dur comme fer aux pouvoirs maléfiques de l’infirmière, avait enterré à cinq heures de marche du village, les galettes hyper protéinées qu’elle s’était jurée de ne pas consommer.
Le bébé hurla deux jours et deux nuits et puis il sombra dans un état d’hébétude qui acheva de convaincre Meselesh qu’il fallait agir. Les jumeaux ne disaient rien. Ils restaient allongés à l’ombre de la case, sans un bruit, espérant que la pluie arrive. Puis un vent chaud et riche de poussières de sable se leva, et en instant l’air fut irrespirable. Meselesh se souvint de son enfance, un vieux du village ayant connu le monde étendu racontait l’histoire d’un blanc qui avait construit un bateau pour échapper aux caprices des cieux, et ainsi sauvé des créatures de la montée des eaux. Elle allait fuir comme cet homme. Elle sauverait ses enfants de la famine. Elle s’appelait Meselesh, ce qui signifiait dans sa langue, celle qui rassemble. Son père, un descendant de la tribu des Nyangatom était l’un des hommes les plus courageux du bush. Elle se noua autour de la taille la corde du puits et dit aux jumeaux de l’attendre en haut pour l’aider à remonter. Elle recueillit le fond d’eau boueuse et la fit entrer dans la gourde de chasseur qui avait appartenu à son père. Meselesh mit plusieurs heures à se hisser hors du puits. Les jumeaux étaient à bout de forces et peinaient à tourner la manivelle, mais elle parvint à prendre appui sur les parois et en s’agrippant aux pierres, elle sortit.
Meselesh, le bébé et les jumeaux entrèrent une semaine plus tard dans la grande ville de Dembi Dolo. Leur réserve d’eau était épuisée depuis trois jours. Ils avaient léché les cailloux dans le lit des rivières à la recherche d’un peu d’humidité pour étancher la soif. Meselesh avait forcé les jumeaux à manger des vers, et pour le bébé elle avait mâché une racine déterrée sous une pierre, la réduisant en purée avant de lui fourrer dans la bouche. Sur le pas d’une maison en tôle, une main leur tendit une cruche d’eau. Meselesh sentit qu’ils étaient sauvés. Pour la première fois de leur vie les enfants mangèrent une patate douce. Les jumeaux sourirent, Meselesh vit que leurs yeux avaient retrouvé la lueur de l’enfance. Ils s’endormirent le ventre plein, à l’abri d’un toit sans étoile qui présageait pour Meselesh le début d’une nouvelle existence.
Meselesh travaille en ville. Pour gagner son salaire elle doit faire plaisir aux hommes, c’est le conseil de Lalit, qui les héberge au bidonville. Lalit a dit « Meselesh, tu es belle, ta peau est douce et tes yeux sont clairs ». Meselesh descend de la tribu des Nyangatom, des courageux dont le sang s’est mêlé au fil des siècles à celui des marchants grecs. Meselesh aux yeux verts est séduisante. Meselesh avec la robe de Lalit marche dans les rues sombres de Dembi Dolo et à l’heure où les oiseaux cessent de chanter, elle attend les hommes qui veulent l’amour. Contre des œufs, des fruits, des galettes de maïs pour les petits, elle les laisse entrer dans son corps, face aux murs peints à la chaux. Comme Meselesh des dizaines de femmes marchent dans la rue pour manger, mais ce n’est jamais assez pour les hommes de Dembi Dolo, affamés eux aussi, par un désir brutal.
Le jeudi soir un bus stationne dans le quartier. Quelques bénévoles offrent le jus de gingembre et viennent parler aux filles. Les filles, vous devez vous protéger des maladies et des bébés. Ça amuse Meselesh qu’on parle de la même façon des maladies et des bébés, comme si les deux choses étaient aussi détestables. Mais elle écoute ceux qui savent, et même si aucun client n’acceptera de porter les capotes, elle prend celles qu’on distribue, et regarde les bénévoles montrer comment enfiler le morceau de plastique sur des bananes à la forme évocatrice. Plus tard elle se partage les fruits avec les autre filles, et les savoure entre deux passes. Après la pause elle retourne travailler encore quelques heures. Au moment de la payer un client laisse tomber de sa poche deux barres hyper protéinées, identiques à celles de Hosse. Le client lui offre, tiens, mange, ça ne te fera pas de mal. Meselesh s’enfuit en courant.
Meselesh se sent faible et ne peut pas se lever. Lalit dit, « Meselesh tu as maigri, tes yeux sont trop grands pour ta tête ». Lalit insiste pour l’emmener au dispensaire mais Meselesh ne veut pas entendre parler des infirmières. « Des sorcières qui ont empoisonné Hosse ». Meselesh reste couchée une semaine ou plus, et quand la nourriture vient à manquer pour les enfants, elle retourne sans forces donner l’amour en échange du manger. Les jumeaux s’occupent du bébé, le lavent et le bercent pour ne pas que Meselesh s’épuise d’avantage. Mais les jours passent et les forces ne reviennent pas. Meselesh fait maintenant deux fois le tour de son corps avec la robe de Lalit et ses jambes ne veulent plus lui obéir.
Lalit s’est rendue au dispensaire et a convaincu les infirmières de lui donner de quoi tester le sang de Meselesh. Quand Meselesh dort profondément, Lalit pique le bout de son doigt et avec la bandelette elle absorbe la goutte sombre du sang de son amie. Elle attend et regarde la couleur changer sur le papier, comme lui ont montré les infirmières. Lalit pleure. Lalit se sent coupable et se lamente. Cette amie qu’elle a sauvé un jour de la soif et de la faim, elle l’a envoyée se faire tuer à petit feu, attraper la maladie des filles des rues, celle à laquelle succombe maintenant la moitié de cette ville, victime, au choix, de la famine ou de la chair.
Six mois à peine après son arrivée en ville, Meselesh guerrière, fille d’un Nyangatom, sentant le dernier souffle prêt de l’abandonner, reprend le chemin du village de sa naissance. Elle laisse les enfants dans les bras de Lalit et part s’allonger et mourir, aux côtés de son mari, refusant vaillamment d’être empoisonnée à son tour, par les sorcières de Dembi Dolo.
Le bébé hurla deux jours et deux nuits et puis il sombra dans un état d’hébétude qui acheva de convaincre Meselesh qu’il fallait agir. Les jumeaux ne disaient rien. Ils restaient allongés à l’ombre de la case, sans un bruit, espérant que la pluie arrive. Puis un vent chaud et riche de poussières de sable se leva, et en instant l’air fut irrespirable. Meselesh se souvint de son enfance, un vieux du village ayant connu le monde étendu racontait l’histoire d’un blanc qui avait construit un bateau pour échapper aux caprices des cieux, et ainsi sauvé des créatures de la montée des eaux. Elle allait fuir comme cet homme. Elle sauverait ses enfants de la famine. Elle s’appelait Meselesh, ce qui signifiait dans sa langue, celle qui rassemble. Son père, un descendant de la tribu des Nyangatom était l’un des hommes les plus courageux du bush. Elle se noua autour de la taille la corde du puits et dit aux jumeaux de l’attendre en haut pour l’aider à remonter. Elle recueillit le fond d’eau boueuse et la fit entrer dans la gourde de chasseur qui avait appartenu à son père. Meselesh mit plusieurs heures à se hisser hors du puits. Les jumeaux étaient à bout de forces et peinaient à tourner la manivelle, mais elle parvint à prendre appui sur les parois et en s’agrippant aux pierres, elle sortit.
Meselesh, le bébé et les jumeaux entrèrent une semaine plus tard dans la grande ville de Dembi Dolo. Leur réserve d’eau était épuisée depuis trois jours. Ils avaient léché les cailloux dans le lit des rivières à la recherche d’un peu d’humidité pour étancher la soif. Meselesh avait forcé les jumeaux à manger des vers, et pour le bébé elle avait mâché une racine déterrée sous une pierre, la réduisant en purée avant de lui fourrer dans la bouche. Sur le pas d’une maison en tôle, une main leur tendit une cruche d’eau. Meselesh sentit qu’ils étaient sauvés. Pour la première fois de leur vie les enfants mangèrent une patate douce. Les jumeaux sourirent, Meselesh vit que leurs yeux avaient retrouvé la lueur de l’enfance. Ils s’endormirent le ventre plein, à l’abri d’un toit sans étoile qui présageait pour Meselesh le début d’une nouvelle existence.
Meselesh travaille en ville. Pour gagner son salaire elle doit faire plaisir aux hommes, c’est le conseil de Lalit, qui les héberge au bidonville. Lalit a dit « Meselesh, tu es belle, ta peau est douce et tes yeux sont clairs ». Meselesh descend de la tribu des Nyangatom, des courageux dont le sang s’est mêlé au fil des siècles à celui des marchants grecs. Meselesh aux yeux verts est séduisante. Meselesh avec la robe de Lalit marche dans les rues sombres de Dembi Dolo et à l’heure où les oiseaux cessent de chanter, elle attend les hommes qui veulent l’amour. Contre des œufs, des fruits, des galettes de maïs pour les petits, elle les laisse entrer dans son corps, face aux murs peints à la chaux. Comme Meselesh des dizaines de femmes marchent dans la rue pour manger, mais ce n’est jamais assez pour les hommes de Dembi Dolo, affamés eux aussi, par un désir brutal.
Le jeudi soir un bus stationne dans le quartier. Quelques bénévoles offrent le jus de gingembre et viennent parler aux filles. Les filles, vous devez vous protéger des maladies et des bébés. Ça amuse Meselesh qu’on parle de la même façon des maladies et des bébés, comme si les deux choses étaient aussi détestables. Mais elle écoute ceux qui savent, et même si aucun client n’acceptera de porter les capotes, elle prend celles qu’on distribue, et regarde les bénévoles montrer comment enfiler le morceau de plastique sur des bananes à la forme évocatrice. Plus tard elle se partage les fruits avec les autre filles, et les savoure entre deux passes. Après la pause elle retourne travailler encore quelques heures. Au moment de la payer un client laisse tomber de sa poche deux barres hyper protéinées, identiques à celles de Hosse. Le client lui offre, tiens, mange, ça ne te fera pas de mal. Meselesh s’enfuit en courant.
Meselesh se sent faible et ne peut pas se lever. Lalit dit, « Meselesh tu as maigri, tes yeux sont trop grands pour ta tête ». Lalit insiste pour l’emmener au dispensaire mais Meselesh ne veut pas entendre parler des infirmières. « Des sorcières qui ont empoisonné Hosse ». Meselesh reste couchée une semaine ou plus, et quand la nourriture vient à manquer pour les enfants, elle retourne sans forces donner l’amour en échange du manger. Les jumeaux s’occupent du bébé, le lavent et le bercent pour ne pas que Meselesh s’épuise d’avantage. Mais les jours passent et les forces ne reviennent pas. Meselesh fait maintenant deux fois le tour de son corps avec la robe de Lalit et ses jambes ne veulent plus lui obéir.
Lalit s’est rendue au dispensaire et a convaincu les infirmières de lui donner de quoi tester le sang de Meselesh. Quand Meselesh dort profondément, Lalit pique le bout de son doigt et avec la bandelette elle absorbe la goutte sombre du sang de son amie. Elle attend et regarde la couleur changer sur le papier, comme lui ont montré les infirmières. Lalit pleure. Lalit se sent coupable et se lamente. Cette amie qu’elle a sauvé un jour de la soif et de la faim, elle l’a envoyée se faire tuer à petit feu, attraper la maladie des filles des rues, celle à laquelle succombe maintenant la moitié de cette ville, victime, au choix, de la famine ou de la chair.
Six mois à peine après son arrivée en ville, Meselesh guerrière, fille d’un Nyangatom, sentant le dernier souffle prêt de l’abandonner, reprend le chemin du village de sa naissance. Elle laisse les enfants dans les bras de Lalit et part s’allonger et mourir, aux côtés de son mari, refusant vaillamment d’être empoisonnée à son tour, par les sorcières de Dembi Dolo.