Philippe Loubat-Delranc
Moment d’absence
Il y a trop de bruit dans le hall de l’immeuble, il y a trop de bruit dans l’escalier, il y a trop de bruit dans la rue.
Il y a les claquements de la porte d’entrée que les voisins ne retiennent pas. Ce n’est pourtant pas faute de le leur avoir gentiment demandé quand il lui arrive de les croiser, le matin, au moment où il sort chercher son courrier pendant que le facteur est encore là – il sait qu’il est là, car il entend de chez lui le petit choc sourd des lettres jetées au fond des boîtes, alors, les jours où il a envie de parler au facteur, il ouvre la porte de son appartement en rez-de-chaussée et dit bonjour au facteur comme s’il était surpris de le trouver là, dans le hall de l’immeuble, devant les boîtes aux lettres, et il lui demande s’il va bien, et il le regarde jeter les lettres dans les boîtes aux lettres pendant qu’ils se disent, sans réfléchir, ce qui leur passe par la tête : ils parlent du temps qu’il fait, ou bien de la privatisation de la poste, ou bien des prochaines vacances du facteur, ou bien du hall qui est très sonore au point, précise Julien, qu’il entend, de chez lui, les lettres cogner contre le fond des boîtes.
Julien a remarqué que le facteur ne lui répond jamais quand il aborde avec lui la question du bruit.
Un jour, le facteur lui a confié être exaspéré par le vieux monsieur de l’immeuble d’à-côté – l’octogénaire qui vient de perdre sa femme qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau – qui, lorsqu’il le croise pendant sa tournée, pointe systématiquement le doigt vers son immeuble en le regardant d’un air interrogateur, voulant savoir, par ce geste, s’il a déjà distribué le courrier.
Julien a bien voulu admettre que ça pouvait finir par devenir agaçant. Il s’est empressé d’ajouter qu’il pouvait tout de même comprendre que, pour certaines personnes, le passage du facteur est un moment marquant. Pour certaines personnes, c’est très important de recevoir du courrier. Pour certaines personnes, la journée ne commence pour de bon qu’avec le passage du facteur.
Ça fait longtemps que Julien n’a pas reçu de courrier. Il n’en attend plus particulièrement. Il pourrait s’absenter : il a payé ses factures du moment, son loyer est directement prélevé sur son compte, et il ne travaille plus. Ça n’a d’importance pour personne qu’il soit là ou non – pourquoi ne pas aller passer quelque temps dans la maison dont il a héritée quelques années plus tôt et où, ses parents étant morts, il n’y aurait pas de bruit.
C’est l’été, mais les enfants des voisins ne partent jamais en vacances : ils jouent dehors devant l’immeuble, dans la rue, sur le trottoir, sous ses fenêtres, tous les jours, toute la journée, l’après-midi, souvent le soir, et parfois, jusque tard dans la nuit.
Le matin, c’est supportable. Il y a bien de rares voitures, quelques éclats de voix, mais ce sont des bruits diffus et brefs, ils ne font que passer – à peine entendus, déjà disparus.
Le matin, ça va encore. C’est l’après-midi que ça se gâte, et la journée finit par être criblée de bruits, comme un coin de jardin peut l’être par des fruits trop mûrs tombés de l’arbre.
Julien a un haut-le-cœur en se revoyant enfant, dans le jardin de ses parents, prenant avec répulsion entre ses doigts des prunes tout éclatées que sa mère lui avait ordonné de ramasser pour faire de la confiture. Le même prunier est toujours là, contre le même muret de pierres sèches sous le même soleil que celui de son enfance.
Soudain, il est évident pour Julien que le mieux qu’il puisse faire, c’est retourner dans cette maison loin de la ville, là où les bruits ne l’atteindraient pas.
Il allume son ordinateur, s’achète un billet de train pour l’après-midi même, fait sa valise.
À l’heure voulue, il appelle un taxi, se fait conduire à la gare, prend le train.
Le trajet dure jusqu’au soir, à cause des correspondances.
À la gare d’arrivée, il reprend un taxi.
Le portail bleu pâle est tout étoilé de rouille. Julien sort la grosse clé très ancienne de la plus petite poche du couvercle de sa valise à carreaux. Sans réfléchir, il introduit cette vieille clé dans la vieille serrure et le portail s’ouvre. Il pousse le battant qui ne grince pas sur ses gonds car, la dernière fois qu’il est venu, il avait de nouveau pris soin de le huiler abondamment. Il porte sa valise pour éviter que les roulettes ne fassent un bruit de tonnerre sur les cailloux de la cour, et avance vers l’escalier du perron.
La nuit est tombée, mais c’est égal à Julien. Il pourrait faire ce trajet les yeux fermés, et d’ailleurs, pour se le prouver, il les ferme et atteint sans encombre le bas des marches. Là, il rouvre les yeux. Il gratte ses semelles contre le décrottoir, et monte en s’appuyant d’une main sur la rampe en fer peinte du même bleu que le portail. Il pose sa valise devant la porte, et se tourne vers le paysage silencieux qu’il n’avait pas revu depuis bientôt un an.
Dans la nuit, il distingue la placette où les voitures des voisins, les mêmes familles depuis des générations, sont toujours garées : celle des Lin, celle des Guy, celle des Fabri, et celle de ses parents qu’il laisse ici et dont, Hélène, son amie d’enfance en qui ses parents avaient vu, un temps, sa première petite amie, faisait de temps en temps tourner le moteur pour que la batterie ne se décharge pas. Rien qu’à la façon dont les formes de ces voitures sont disposées dans la nuit sur la place, on sait qui est rentré chez soi.
Julien se demande si finalement ce n’est pas cela qu’il aime par-dessus tout : le silence et l’immuabilité. Il se demande s’il pourrait jamais les trouver définitivement ailleurs qu’ici, dans le haut lieu de son enfance.
En contrebas de la place, il y a la rivière, invisible à cette heure.
Il n’y a pas de bruit, seulement celui, qui remonte à loin, des feuilles du tilleul : elles bruissent.
Julien sourit, il n’est pas mécontent d’être là, il inspire l’air du soir si familier en ce lieu, puis pénètre dans la maison.
Dans la pénombre, il distingue la penderie murale dont la porte coulissante entrouverte révèle la forme du tire-bottes gris ardoise et celle du vieux fusil de chasse de son père calé dans l’angle du mur : la dernière fois qu’il est venu, il a oublié de le donner comme promis à Hélène dont le mari est chasseur.
Il se déchausse et enfile les espadrilles qu’il laisse toujours là pour « quand il revient ». Il parcourt les quelques mètres qui le séparent du compteur électrique. Il enclenche le disjoncteur. Le frigo se met en marche. Il est plus bruyant que le sien, c’est un modèle beaucoup plus ancien, mais Julien tolère ce ronron parce qu’il le connaît bien, parce qu’il finit par se dissoudre dans le décor.
Il éteint l’ampoule du perron, il soulève sa valise, il la pose dans le couloir, il referme doucement la porte.
Il regarde la grande pièce à vivre où il est seul et il a la certitude d’avoir bien fait de venir.
Chaque chose est sa place, et il retrouve lui aussi la sienne parmi la fenêtre qui donne sur le tilleul de la cour, l’évier en grès dans le renfoncement à l’autre bout de la pièce, les deux placards muraux de part et d’autre du poêle, l’horloge dont il avait arrêté le balancier en repartant.
La fatigue le surprend, alors qu’il commence tout juste à savourer sa victoire sur le bruit. Il décide d’aller se coucher sans attendre entre les draps de la dernière fois – il ne défait jamais le lit quand il part d’ici, il sait que, quand il y reviendra, il aimera se coucher très vite, s’abrutir de sommeil et d’absence à lui-même.
Il va dans la chambre, il n’a pas besoin d’allumer la lumière pour se déshabiller.
Les volets sont fermés.
Il fait nuit noire.
Il se couche.
Il s’endort.
Des cris le réveillent.
Il ouvre les yeux sur le plafond hachuré par les ombres des lames des persiennes.
Pas de doute : il est réveillé.
Et il ne rêve pas.
Et il y a du bruit.
Et ça crie.
Ça crie dans la maison voisine, de l’autre côté du champ de cerisiers.
Viens je te le mets ! Viens je te le mets !
C’est une femme qui crie.
Laisse-toi faire. Mais laisse-toi faire ! Voilà, ça y est, tu peux sortir. Allez va-t-en, va-t-en, maintenant tu peux sortir !
Haut-perchée, perçante, la voix de cette femme. Elle porte loin. Elle pénètre dans la chambre, forçant aisément le barrage des volets et de la fenêtre fermés.
Mais qu’est-ce que tu attends maintenant ? Allez, sors ! Sors ! Va jouer dehors ! Tu es habillé, maintenant tu vas jouer dehors…
Julien ne connaît pas cette voix. Ce n’est pas la voix d’une femme du village.
Oh, tu fais le bébé, maintenant, tu fais le bébé !
Cette femme vient d’une région encore plus au sud.
Tu sais ce que je crois ? Tu sais ce que je crois ?
Julien comprend de quoi il retourne : Les Lin ont mis leur menace à exécution, ils ont vendu la maison de Louise, morte deux ans plus tôt.
Je crois que, en vrai, tu as peur de la tortue.
La voix de cette femme perce les tympans de Julien. Il n’y a pas de double-vitrage ici, il ne pourra pas se prémunir contre la voix de cette femme.
Il fait beau, tu vas pas jouer dedans, il faut jouer dehors quand il fait beau !
La gorge de Julien se noue. Il n’a pas envie d’aller jouer dehors, il s’en fiche qu’il fasse beau, il veut rester dedans, au calme, prendre son petit déjeuner en toute tranquillité, puis lire.
Y a la tortue ? Et alors, elle te mangera pas, la tortue !
Julien se lève. Il est neuf heures du matin à sa montre. Il a beaucoup dormi. Il en avait besoin. Il a toujours du mal à s’endormir en ville, et le bruit des talons de sa voisine du troisième le réveillent systématiquement quand elle part travailler entre sept heures et quart et sept heures et demie le matin, au point que dorénavant, il se réveille de lui-même juste avant que leurs claquements secs ne mitraillent les marches en béton de son immeuble.
En passant dans la pièce à vivre, il ferme la porte de la chambre espérant couper court à la voix de la femme.
Peine perdue.
Si je comprends bien, tu as peur de la tortue ?
La voix s’immisce par la petite fenêtre fermée du coin cuisine, ou peut-être carrément à travers l’épais mur de pierre. Julien n’échappera pas à la voix de cette femme. Il regrette d’avoir oublié ses boules Quiès, mais il faut dire qu’il n’aurait jamais imaginé que les Lin vendent la maison de Louise, eux qui avaient toujours dit qu’ils l’habiteraient à sa mort, qu’ils reviendraient dans la vieille demeure familiale et vendraient plutôt l’affreux petit pavillon, la « niche », comme disait leur fille – qui, contrairement à ce qu’elle avait toujours affirmé haut et fort à qui voulait l’entendre, n’avait toujours pas quitté le village –, qu’ils avaient fait construire dans le récent lotissement situé juste après le calvaire.
Mais non elle est pas sauvage, la tortue, elle veut pondre, elle veut PONDRE !
Il prend la cafetière électrique et met le café en route, se félicitant une fois de plus d’avoir choisi ce modèle de cafetière-thermos, silencieuse, rapide, qui permet au café de rester chaud toute la matinée, ce qui lui évite de devoir utiliser le micro-ondes pour s’en faire réchauffer une tasse. Toujours un bruit de moins.
Il a oublié la voix de la femme, ce qui lui fait prendre conscience qu’il ne l’entend plus depuis quelques minutes.
Il pose son bol sur la table et reprend espoir : le petit garçon joue avec la tortue, il a contenté la femme, la femme n’a plus de raisons de lui crier dessus.
Coucou ! coucou !
Coucou !
Julien verse le café dans son bol, ouvre le paquet de biscottes, dispose le beurre et les confitures à portée de main.
Hop la ! Hop la !
Ah ah ah ! ah ah ah !
Julien beurre une biscotte.
Oh ! Attention, tu vas le casser ! Tu vas casser le camion ! Ne le casse pas, hein ! Sors de là, sors de là, sors de là ! Voilà !
Julien se résigne : la voix de la femme est vouée à pénétrer entre ses murs.
Hi hi hi hi !
La la la ! La la la !
Coucou ! coucou ! coucou ! cooouuu- cou !
Hou hou houh houh hou hou ! Hop la ! hop la !
Attrape le ballon ! Mais attrape le ballon !
Julien mord dans sa première biscotte.
Ah, la la la la ! ah, la la la la !
Eh oui ! Eh oui ! C’est bien ! Hop ! Hop !
Mais attrape-le ! Ho la la la la la !
Julien boit son café, mange.
Hop la ! Hop la !
Hi hi hi hiiiiiiiiiiii !
Le ballon ? Il est où le ballon ?
Hééééé oup ! Hééééé oup !
Et l’avion ? Il est où l’avion ? Là-haut, là-haut dans le ciel ! Regarde là-haut ! Là-haut !
Julien entame sa troisième biscotte quand le petit garçon se met soudain à crier, à sangloter puis à pleurer à tue-tête.
La femme crie alors encore plus fort que tout à l’heure pour crier encore plus fort que le petit garçon.
Où tu t’es cogné ? Où tu t’es cogné ? Avec quoi ? Avec quoi ? Avec le ballon ? C’est une abeille ? C’est une guêpe ? C’est quoi ? Une plante ? Montre-moi. C’est cet arbre ? Je t’avais prévenu ! Je t’avais prévenu, hein ?
Le petit garçon pleure de plus belle.
La femme le harcèle de questions. Elle veut tout savoir des pleurs de l’enfant.
Julien a du mal à avaler.
Ramasse tout ça ! Dépêche-toi de ramasser tout ça !
Sors de là ! Mais sors- de là ! Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a maintenant ?
Julien a faim, mais il ne peut plus rien avaler.
Pipi ? Pipi ?
Va faire pipi.
Tu sais y aller tout seul ?
Julien replie les rabats du paquet de biscottes, se lève et va vider son bol dans l’évier.
Viens, viens, viens, allez viens on va faire pipi. On va faire un bon pipi.
Le silence est retombé, mais Julien ne se fait pas d’illusion : la voix de la femme reviendra avec le petit garçon quand ils reviendront des toilettes.
Ce qui ne manque pas de se produire.
Il est où le ballon ? Il est où le ballon, zouzou ? Tu veux plus jouer au ballon ? Tu es sûr ? Alors, tu dois ranger le ballon. Va ranger le ballon ! C’est bien !
Et moi, je dois débarrasser la table ? crie Julien intérieurement à l’intention de la femme.
Il débarrasse la table.
Si tu veux amener les Lego, t’amènes tout le tiroir. Allez, va chercher. Va chercher tout seul. Tu vas chercher tout seul. Eh bien, lève-toi.
L’enfant murmure des mots inaudibles pour Julien.
Ne crie pas ! Mamie, elle a horreur qu’on crie !
Julien a comme un moment d’absence : il voit par la fenêtre une fine branche du tilleul frémir dans le vide, pointée vers lui, puis juste après, la voix de la femme revient.
Sors de là ! sors de là, je ne veux pas te voir ici, sors de là, dépêche-toi ! Viens là, viens avec les animaux, viens voir, il y a tout plein de nouveaux animaux, regarde : le zèbre, tu l’avais pas, le ouistiti, tu l’avais pas, la panthère, tu l’avais pas ! Tu veux pas jouer avec les autres animaux ?
Non, Julien n’a pas envie de jouer avec les animaux.
Ce qui lui fait penser au fusil de chasse de son père.
Si tu veux pas jouer, c’est parce que tu es fatigué, alors on va faire dodo !
Julien va s’habiller et le porter tout de suite à Hélène pour qu’elle le donne de sa part à son mari. Elle lui offrira un café sur sa terrasse, au calme, au-dessus de la rivière, loin de la maison de Louise et de la voix de la femme.
Tout le monde est par terre, tout le monde fait dodo. Qu’est-ce que c’est, ça chéri ? Oh, c’est un dinosaure. Un dinosaure vert ! Y a celui là, y a celui-là, y a celui-là, regarde : tout ça, c’est les dinosaures, et tous les dinosaures, ils font dodo ! do-do !
Julien, qui s’est habillé, prend le fusil de chasse et, juste avant de sortir, entend encore la voix de la femme :
Il est où celui qui vole ? Oh, il est là, il est là, il est couché par terre et lui aussi il fait do-do ! do-do !
Julien ferme la porte. Il s’apprête à traverser la cour, franchir le portail, se rendre chez Hélène et à s’arrêter, au passage, à la maison de Louise pour dire deux mots à la femme.