Olivier Vojetta
Décalcomanie
J’aime les jets. L’avion pique brutalement vers le ciel, je l’entends crever les murs de ma prison : mon étroite vie cernée par des millions d’autres, lointaines, dont j’ignore tout. Je les survole. Au-dessus de ma tête s’éploie l’espace infiniment bleu, sous mes pieds s’étalent des nuages gris et blancs, peut-être ceux de l’Angleterre, là où les rayons de soleil sont maigres et pingres. Je suis ailleurs, nulle part et partout.
Une intempérie, un regard, un souvenir, l’esprit des lieux, l’atmosphère ambiante, l’humeur vagabonde : je conjugue ces émotions au long cours. Car, plus qu’à l’éternité, j’aspire sans trop d’espoir à l’ubiquité. Jamais las des aéroports virtuels et des correspondances imaginaires, je voyage depuis toujours, et suis allé partout, ou presque. Du plus exotique au plus familier, des mers du Sud à la rive droite de la Seine, je célèbre les départs, l’éloignement, l’ailleurs et les ailleurs, et si tous les voyages commencent toujours en bas de chez soi, le mien commence ici, allongé sur mon lit. C’est d’ici que j’ai découvert les pyramides d’Egypte, les fjords de Norvège et les temples du Cambodge, les ruines d’Angkor… Quelles merveilles ! En France, les vestiges prestigieux sont surprotégés, inaccessibles ; là-bas on peut toucher la pierre, gravir des escaliers branlants pour monter au sommet des temples.
Aujourd’hui je suis monté nulle part mais je suis tombé sur un livre intitulé « Down under : au-delà du rêve ». Un livre de voyages. De voyages de tourisme et d’évasion, pas de voyages d’affaires. Ça fait des années que je me saisis ainsi du monde par ordre alphabétique, mais comme par un heureux hasard – celui de laisser le meilleur pour la fin – je ne suis jamais encore parti en Australie. Il n’en fallait pas plus pour me décider : je prends l’avion pour l’autre bout du monde.
Le vol se déroule à merveille ; les hôtesses et stewards sont parfaits, rien à redire. J’ai toujours préféré le ton doucereux des compagnies aériennes à l’inimitable intonation prolétarienne qui a longtemps fait le charme de la SNCF et de ses trains Corail. Et l’avion est quand même plus pratique que le train, surtout pour aller en Australie. En atterrissant à Sydney, le décalage horaire me fait tourner la tête. Il faut dire que pour respecter les conditions réelles du voyage à l’autre bout du monde, je me suis efforcé de ne pas dormir pendant 24 heures. Les gens s’inquiètent de ma santé quand ils voient mes cernes noirs. Je les tranquillise ; je suis tout simplement parti en voyage, loin d’ici. Mais ils ne comprennent pas… Ni cela ni mon angoisse de jeune amoureux rencontrant sa belle-famille pour la première fois. C’est pourtant simple : je veux absolument faire bonne impression, et s’il est des moments décisifs dans une vie, celui-ci en est un, pour sûr : l’Australie va peut-être m’aimer autant que je l’aime déjà. Mon envie de voyager aussi loin, de disparaître pour un bon moment sur ses terres, devrait lui plaire. Surtout que j’ai tout abandonné pour elle, avec l’envie que ce pays me prenne dans ses bras, comme une femme.
Terre promise ou pas, les gens dans la rue me regardent bizarrement. Forcément je porte une sorte de pyjama rayé bleu qui ne fait pas très local ; mieux aurait valu un tee-shirt, un short et des flip-flops. Mais je suis parti si rapidement que l’idée de faire ma valise ne m’a pas traversé l’esprit. Sans chapeau ni lunettes de soleil, mes yeux se troublent dans la lumière violente et tandis que le soleil darde ses rayons, de plus en plus intenses, sur les arches blanc cassé de l’Opéra, je ne fais plus qu’une chose : j’écoute sa voix. L’Opéra me raconte l’histoire rocambolesque de sa construction, lente et incertaine, puis m’avoue qu’être tant regardé le gêne parfois, et aussi que les feux d’artifice du nouvel an le dérangent. À cause du bruit et de la fumée. Il est regardé et admiré dans le monde entier mais lui aussi ressent les petites et grandes absences. Il voit beaucoup de gens armés d’appareils photos, sympathise avec eux, se laisse photographier sous tous les angles, dans toutes les poses, de jour comme de nuit, mais la plupart du temps il ne les revoit jamais. Un peu par compassion, je reste avec lui des heures durant. Mais le jet-lag s’installe et je dois lutter pour que mes paupières ne se ferment pas. Je pince mes avant-bras pour rester éveillé. Je remarque que ma peau n’est plus pâle; elle est devenue toute rouge. Tout à coup, je ressens des démangeaisons aigues, des cloques se détachent en filigrane sur ma peau, j’ai la tête qui tourne. Je crois même voir un kangourou qui prend une photo de l’Opéra, à quelques pas de moi. Vidé de toute force, j’ai très chaud, je soulève mon haut maculé de sueur pour faire circuler l’air, mais rien n’y fait et peu après, je m’effondre au pied des marches. Une tête apparaît alors au-dessus de moi, qui me parle dans une langue étrangère, en anglais je crois, mais avec un fort accent. « What is your name mate ? Where do you live ? » Je ne peux pas répondre, je ne connais plus les réponses. Mon cerveau est brouillé, je me sens partir. Je me pince, me mords mais rien n’y fait, je m’éloigne encore. Je rêve de fermer les yeux et de me reposer, mais on me dit « No No No ! ». Je retiens mes paupières lourdes. D’une voix faible, et au prix d’un effort qui me semble surhumain, je murmure : « Est-ce que je suis déjà au paradis ? »
Peu après, une sirène me fait revenir à moi, probablement celle des sapeurs-pompiers. Mon voyage est terminé, avant même que j’aie eu le temps d’escalader le Harbour Bridge, de m’essayer au surf à Bondi, cette plage qui chuchote le sud, le bout du monde. Après ces émotions fortes, ç’aurait été si parfait : le soleil, la brise, le barbecue, les steaks épais, les salades, les vins. Je ne peux pas rentrer, pas maintenant ! Certains étouffent dans cette prison d’eau ; ils haïssent la mer qui les sépare du monde. Ils veulent quitter l’île, rejoindre le reste de l’humanité. Moi je vois la mer comme une protection qui me garderait des malheurs du dehors. Je voudrais tant rester. Je serais même prêt à vivre dans un de ces malls, un de ces centres commerciaux ultra climatisés où les gens passent des journées entières. Mais rien à faire, mon retour est obligatoire et le passage brutal de la profusion d’espace à mon habitation sommaire et exiguë est beaucoup plus douloureux que d’habitude. Il faut dire que la dernière fois, le voyagiste haut de gamme m’avait vendu un isolement total dans une cabine en Sibérie, j’avais été plutôt content de rentrer au final. Ces programmes « Seul au bout du monde » satisfont pleinement nos tentations de Robinson : fuir la ville, se couper de tout pour mieux se retrouver, vivre des moments forts et uniques, accéder à d’immenses espaces isolés… Le dernier luxe de notre époque en un sens.
C’est précisément grâce à ces voyagistes modernes que je suis devenu une sorte d’ermite, désirant disparaître de la carte, ne plus laisser de traces. Dans ces conditions, l’apothéose de mon retour est à chaque fois la même : allongé sur mon lit, je me tourne sur mon flanc gauche, et commence à vomir avec profusion. Je me répands en liquides de toutes sortes, pleurs, sueurs, vomissures, salive. Toutes les émotions de mon voyage avorté sont expulsées de ma bouche comme un noyau. Quelques minutes plus tard, je regarde au travers de ma petite fenêtre à barreaux, je crois apercevoir le grand ciel bleu qui recouvre la terre rouge de l’immense désert australien. En admirant Uluru, je sens la force d’attraction d’une nature divine. Même si j’affiche habituellement un athéisme intransigeant, j’ai de nouveau la foi et prie pour repartir le plus rapidement possible. Certains partent pour mieux revenir ; moi c’est toujours le contraire : je reviens pour mieux repartir, fidèle à mes souvenirs d’ailleurs. C’est seulement loin d’ici que je peux avancer dans la lumière de ma vérité secrète, que ces vestiges de pensées, ces souvenirs passés pour morts peuvent enfin revivre. Je les fais exister dans le bruit souterrain de ma tête, grâce aux livres de voyage que je dévore, aux photos qui arrivent sur l’écran de l’ordinateur au terme d’un cyber-voyage de quelques millisecondes.
Tout me semble limpide maintenant. Quand ma condamnation à la prison à vie est tombée, j’avais le choix entre le suicide et le voyage. J’ai choisi le voyage – il permet une petite mort avant la grande renaissance – et attrapé ce virus dont on ne guérit vraisemblablement jamais : le bonheur d’être coupé du monde. Plutôt que de prendre racine dans ma cellule, je me suis enraciné planétairement. Plutôt que l’emprisonnement, j’ai choisi la liberté. Depuis, je fixe l’horizon limité au mirador d’en face, et je cesse de bouger mes paupières, comme pour faire le mort. Mais je suis bien vivant et profite du moment présent. Je ferme enfin les yeux et commence mon grand voyage, en souriant.
Aujourd’hui je suis monté nulle part mais je suis tombé sur un livre intitulé « Down under : au-delà du rêve ». Un livre de voyages. De voyages de tourisme et d’évasion, pas de voyages d’affaires. Ça fait des années que je me saisis ainsi du monde par ordre alphabétique, mais comme par un heureux hasard – celui de laisser le meilleur pour la fin – je ne suis jamais encore parti en Australie. Il n’en fallait pas plus pour me décider : je prends l’avion pour l’autre bout du monde.
Le vol se déroule à merveille ; les hôtesses et stewards sont parfaits, rien à redire. J’ai toujours préféré le ton doucereux des compagnies aériennes à l’inimitable intonation prolétarienne qui a longtemps fait le charme de la SNCF et de ses trains Corail. Et l’avion est quand même plus pratique que le train, surtout pour aller en Australie. En atterrissant à Sydney, le décalage horaire me fait tourner la tête. Il faut dire que pour respecter les conditions réelles du voyage à l’autre bout du monde, je me suis efforcé de ne pas dormir pendant 24 heures. Les gens s’inquiètent de ma santé quand ils voient mes cernes noirs. Je les tranquillise ; je suis tout simplement parti en voyage, loin d’ici. Mais ils ne comprennent pas… Ni cela ni mon angoisse de jeune amoureux rencontrant sa belle-famille pour la première fois. C’est pourtant simple : je veux absolument faire bonne impression, et s’il est des moments décisifs dans une vie, celui-ci en est un, pour sûr : l’Australie va peut-être m’aimer autant que je l’aime déjà. Mon envie de voyager aussi loin, de disparaître pour un bon moment sur ses terres, devrait lui plaire. Surtout que j’ai tout abandonné pour elle, avec l’envie que ce pays me prenne dans ses bras, comme une femme.
Terre promise ou pas, les gens dans la rue me regardent bizarrement. Forcément je porte une sorte de pyjama rayé bleu qui ne fait pas très local ; mieux aurait valu un tee-shirt, un short et des flip-flops. Mais je suis parti si rapidement que l’idée de faire ma valise ne m’a pas traversé l’esprit. Sans chapeau ni lunettes de soleil, mes yeux se troublent dans la lumière violente et tandis que le soleil darde ses rayons, de plus en plus intenses, sur les arches blanc cassé de l’Opéra, je ne fais plus qu’une chose : j’écoute sa voix. L’Opéra me raconte l’histoire rocambolesque de sa construction, lente et incertaine, puis m’avoue qu’être tant regardé le gêne parfois, et aussi que les feux d’artifice du nouvel an le dérangent. À cause du bruit et de la fumée. Il est regardé et admiré dans le monde entier mais lui aussi ressent les petites et grandes absences. Il voit beaucoup de gens armés d’appareils photos, sympathise avec eux, se laisse photographier sous tous les angles, dans toutes les poses, de jour comme de nuit, mais la plupart du temps il ne les revoit jamais. Un peu par compassion, je reste avec lui des heures durant. Mais le jet-lag s’installe et je dois lutter pour que mes paupières ne se ferment pas. Je pince mes avant-bras pour rester éveillé. Je remarque que ma peau n’est plus pâle; elle est devenue toute rouge. Tout à coup, je ressens des démangeaisons aigues, des cloques se détachent en filigrane sur ma peau, j’ai la tête qui tourne. Je crois même voir un kangourou qui prend une photo de l’Opéra, à quelques pas de moi. Vidé de toute force, j’ai très chaud, je soulève mon haut maculé de sueur pour faire circuler l’air, mais rien n’y fait et peu après, je m’effondre au pied des marches. Une tête apparaît alors au-dessus de moi, qui me parle dans une langue étrangère, en anglais je crois, mais avec un fort accent. « What is your name mate ? Where do you live ? » Je ne peux pas répondre, je ne connais plus les réponses. Mon cerveau est brouillé, je me sens partir. Je me pince, me mords mais rien n’y fait, je m’éloigne encore. Je rêve de fermer les yeux et de me reposer, mais on me dit « No No No ! ». Je retiens mes paupières lourdes. D’une voix faible, et au prix d’un effort qui me semble surhumain, je murmure : « Est-ce que je suis déjà au paradis ? »
Peu après, une sirène me fait revenir à moi, probablement celle des sapeurs-pompiers. Mon voyage est terminé, avant même que j’aie eu le temps d’escalader le Harbour Bridge, de m’essayer au surf à Bondi, cette plage qui chuchote le sud, le bout du monde. Après ces émotions fortes, ç’aurait été si parfait : le soleil, la brise, le barbecue, les steaks épais, les salades, les vins. Je ne peux pas rentrer, pas maintenant ! Certains étouffent dans cette prison d’eau ; ils haïssent la mer qui les sépare du monde. Ils veulent quitter l’île, rejoindre le reste de l’humanité. Moi je vois la mer comme une protection qui me garderait des malheurs du dehors. Je voudrais tant rester. Je serais même prêt à vivre dans un de ces malls, un de ces centres commerciaux ultra climatisés où les gens passent des journées entières. Mais rien à faire, mon retour est obligatoire et le passage brutal de la profusion d’espace à mon habitation sommaire et exiguë est beaucoup plus douloureux que d’habitude. Il faut dire que la dernière fois, le voyagiste haut de gamme m’avait vendu un isolement total dans une cabine en Sibérie, j’avais été plutôt content de rentrer au final. Ces programmes « Seul au bout du monde » satisfont pleinement nos tentations de Robinson : fuir la ville, se couper de tout pour mieux se retrouver, vivre des moments forts et uniques, accéder à d’immenses espaces isolés… Le dernier luxe de notre époque en un sens.
C’est précisément grâce à ces voyagistes modernes que je suis devenu une sorte d’ermite, désirant disparaître de la carte, ne plus laisser de traces. Dans ces conditions, l’apothéose de mon retour est à chaque fois la même : allongé sur mon lit, je me tourne sur mon flanc gauche, et commence à vomir avec profusion. Je me répands en liquides de toutes sortes, pleurs, sueurs, vomissures, salive. Toutes les émotions de mon voyage avorté sont expulsées de ma bouche comme un noyau. Quelques minutes plus tard, je regarde au travers de ma petite fenêtre à barreaux, je crois apercevoir le grand ciel bleu qui recouvre la terre rouge de l’immense désert australien. En admirant Uluru, je sens la force d’attraction d’une nature divine. Même si j’affiche habituellement un athéisme intransigeant, j’ai de nouveau la foi et prie pour repartir le plus rapidement possible. Certains partent pour mieux revenir ; moi c’est toujours le contraire : je reviens pour mieux repartir, fidèle à mes souvenirs d’ailleurs. C’est seulement loin d’ici que je peux avancer dans la lumière de ma vérité secrète, que ces vestiges de pensées, ces souvenirs passés pour morts peuvent enfin revivre. Je les fais exister dans le bruit souterrain de ma tête, grâce aux livres de voyage que je dévore, aux photos qui arrivent sur l’écran de l’ordinateur au terme d’un cyber-voyage de quelques millisecondes.
Tout me semble limpide maintenant. Quand ma condamnation à la prison à vie est tombée, j’avais le choix entre le suicide et le voyage. J’ai choisi le voyage – il permet une petite mort avant la grande renaissance – et attrapé ce virus dont on ne guérit vraisemblablement jamais : le bonheur d’être coupé du monde. Plutôt que de prendre racine dans ma cellule, je me suis enraciné planétairement. Plutôt que l’emprisonnement, j’ai choisi la liberté. Depuis, je fixe l’horizon limité au mirador d’en face, et je cesse de bouger mes paupières, comme pour faire le mort. Mais je suis bien vivant et profite du moment présent. Je ferme enfin les yeux et commence mon grand voyage, en souriant.