Diane Chavelet
Parole aux fauves
Anaïs se dirige vers le hamac indien, trop absorbée dans ses réflexions pour faire les transitions d’usage avec le monde extérieur. Georges, perdu dans le tri de ses papiers, lui demande de ses nouvelles sans humeur.
- Vous connaissez cette sensation d’en avoir assez d’exister, qui n’est même pas contre soi-même mais contre la condition humaine ? Aujourd'hui j’en ai assez d’être humaine.
Elle se balance sur le rebord du hamac, l'air rêveur. Georges, qui en a fini avec la paperasse, s’écroule sur la chaise en bois sculpté lui faisant face et courbe sa tête dégarnie avec gravité. Son visage d’ours joyeux prend l’expression du désœuvrement. Sa main gauche plane un instant en l’air, va heurter sans bruit la paume de sa main droite. Son dos s’affaisse comme une aile cassée.
- Ça va mal… commence-t-il. Et ça va aller encore plus mal, et encore plus mal… De pire en pire...
- Vous pensez que… balbutie Anaïs.
Le docteur Georges lève la tête et éclate de rire au vu de la pâleur angoissée de sa patiente.
- Pas vous, mon petit, pas vous. Je parle de ce monde. De ce pays...
Ses yeux s’aventurent par-delà la fenêtre, puis il pose ses mains sur ses genoux et son regard sur Anaïs avec une sérénité amusée.
- Bien entendu, vous en avez assez d’être humaine. C’est tout à fait compréhensible.
Il paraît hésiter à se lancer dans un virulent monologue, se ravise d’un sourire.
- D’où cela vous est-il venu ?
Anaïs s’étend sur le hamac.
- En revenant des courses ce matin, je me suis surprise à appeler Madame. Ça m’a rendue mélancolique.
- Madame… votre chat ? interroge Georges.
- Oui, oui ! répond la jeune fille avec enthousiasme.
- Et elle vous faisait la tête ? suggère-t-il.
Anaïs tourne vers le docteur un visage étonné.
- Je ne vous ai pas raconté Madame ?
- Pas à ma connaissance, dit le docteur en époussetant les manches de sa chemise avec assurance.
Elle croise ses mains sous sa nuque et fixe les moulures du plafond, dans lesquelles se dessinent les couloirs de son esprit labyrinthique.
- Lorsque j’ai déménagé à Berlin il y a deux ans, la question de Madame s’est posée. On dit que les chats préfèrent leurs maisons à leurs maîtres, et comme je ne voulais pas la forcer à quitter l'appartement, et aussi, il faut dire, pour tester son amour pour moi, je ne l'ai pas obligée à partir. J'ai laissé sa petite cage en plastique bleue ouverte sur mon lit et j'ai continué à faire mes sacs. Madame, comme tous les chats, détestait les déménagements, ne supportait même pas que l’on change un objet de place. C’était comme d'anéantir à chaque fois sa vision du monde. Les chats sont animistes : ils pensent que certains endroits leur en veulent et que d’autres les aiment. Je comprends si bien ce qu’ils entendent par là… Cette fois-ci plus que les autres elle s’est réfugiée sur le toit pour fuir la débâcle, mais à la vue de ma chambre vidée, de mes affaires emballées dans des cartons, elle s’est assise au bord de la fenêtre et a levé vers moi des yeux écarquillés de peur et d’incompréhension. Je lui ai alors expliqué que nous allions partir, Claus et moi, qu’il m’emmenait en Allemagne. Qu’à Berlin l’appartement serait plus grand, plus confortable, et qu’elle pourrait sortir de la pièce si elle ne voulait pas nous voir faire l’amour. Madame détestait que je fasse l’amour, ne supportait pas de me voir m'adonner à une activité qu'il lui était impossible de mimer. Lorsque je lisais par exemple elle se couchait sur le livre pour m’empêcher de lire, lorsque j’écrivais, sur le clavier de mon ordinateur. Lorsque je faisais l’amour avec Claus elle se couchait entre nous et me tétait les seins. Je disais que j’étais entre un chat et un tigre. Parce que Claus a quelque chose d’un tigre, vous savez. Dans sa manière de se lever, son regard, ses muscles tendus. Quand il croisait les jambes près de la fenêtre le matin, au moment où l'on se racontait les rêves, il avait cette façon de tenir son bol de céréales, comme un objet indigne de confiance, mais avec lequel un accord tacite était passé : il devenait le réceptacle de "sa bouffe." Il parlait de la "bouffe" avec l'intonation bestiale de ceux qui sortent leurs imprécations des tripes. Quand il finissait un article il s'enfermait dans sa chambre et répartissait les feuilles par terre et tournait en rond en annotant les marges « pour voir la forme que ça a ». Il aime la matière brute, celle à laquelle on peut donner le sens qu'on veut. Il faut que la forme épouse sa volonté, sa volonté est fervente, viscérale comme sa faim. Elle vient s'installer en lui et s'impose avec une force implacable. La bouffe a une forme, l'écriture a une forme, l'amour se forme entre mes fesses, mes hanches, mon sein droit auxquels il s'agrippe dans la nuit. Sa volonté impose sa forme dans le monde. Donc j’avais mis la cage sur le lit, bien en vue, et après les explications, j’ai commencé à ranger mes affaires dans la voiture en feignant de l'ignorer - je la revois encore assise, immobile, sur le rebord de la fenêtre, accompagnant de mouvements de tête minutieux et inquiets l’évolution des préparatifs. Lorsque qu’il n'est plus rien resté à mettre dans la voiture, pas même une petite cuiller, je suis montée une dernière fois faire l’état des lieux et j'ai étouffé un cri de joie en apercevant Madame assise dans sa cage. C’est très particulier qu’elle ait accepté d'y rentrer seule. La plupart des animaux sont claustrophobes, bien sûr, mais l'histoire de Madame avait prolongé cette tendance. Je l’avais récupérée neuf mois auparavant, à la SPA. A un an et demi, elle ne trouvait pas de preneurs, intéressés par les chatons. La femme qui s’en occupait m'a dit qu’elle avait été enfermée sept mois dans une cage. Je me suis vite rendue compte qu’elle avait aussi une terreur viscérale de la nature humaine. Voilà quelque chose que je pouvais très bien comprendre. Et je crois qu’elle m’a choisie parce qu’elle a tout de suite compris que j’avais la même terreur. Vous comprenez ?
Anaïs a baissé la voix en parlant de terreur. Son regard troublé de larmes se détourne un instant des moulures du plafond pour aller se poser sur la fenêtre, le tapis, le visage du docteur Georges. Celui-ci, les mains croisées sur ses genoux, les jambes arquées, le front plissé, les yeux bridés à force de fixer le mur, présente tous les signes d’une concentration intense proche de l’état de transe. En guise de réponse, il extirpe un mouchoir d'une boîte posée sur le rebord du hamac indien. Tandis qu'elle s'essuie les yeux, il pose sa main sur la sienne, comme pour lui insuffler le flux méditatif dont il s’est rempli.
La respiration d'Anaïs s'apaise :
- Je l’ai mise entre mes jambes pour le voyage. Elle haïssait les voitures tout autant que les cages. Je lui parlais donc dès qu’elle commençait à geindre. Elle ne miaulait presque jamais, surtout si elle avait peur. Lorsqu’elle était arrivée chez moi, elle a mis des semaines à émettre un bruit. Elle restait prostrée sous le lit ou sous un meuble. Impossible de l'en faire sortir. Elle ne mangeait pas, n'émettait ni sons ni mouvements. Lorsqu’elle a commencé à bouger, c’était en rampant. Une amie à qui je l’avais confiée à l'époque le temps d’emménager l’appelait ‘bigorneau’ : vous voyez. Et puis je me suis aperçue qu'à défaut de miauler, elle ronronnait en signe de reconnaissance. Un ronronnement très doux, mais si timide, comme pour dire : « Merci de m’avoir sorti de là. Il faut que je m'en remette. » Jusqu'au jour où elle est sortie de son repaire, a grimpé sur mon ventre, m’a enlacé le cou de ses pattes de devant, a posé la gueule sur mon épaule, a fait le tour de mon petit appartement avec précaution, vérifiant que les chaises n’allaient pas lui bondir ou lui tomber dessus, a testé la fiabilité du sol, la porosité du tapis, la qualité des croquettes. Mais elle ne supportait la présence de personne d’autre que moi. Elle n’était pourtant pas méchante avec les inconnus. Elle ne griffait pas, ne feulait jamais. Elle se faufilait dehors ou s’il pleuvait rejoignait sa cachette sous le lit. Si je la laissais chez un ami le temps d'un weekend, elle criait comme une craie dérape dans le métro, tentait de s’échapper de sa cage, et arrivée chez l’inconnu se réfugiait dans le recoin le plus sombre et n’en sortait qu’à mon retour. Revenue à la maison elle passait les premières heures à tituber sur la gouttière, hésitante entre la vie et la mort. J'étais donc étonnée de la voir si calme dans la voiture, n'émettant parfois qu'un miaulement sain dans un virage. Elle entendait ma voix, sentait mes affaires, était tout à fait rassurée de savoir que là où je l'emmenais, je resterais aussi. Nous avons dû pourtant nous arrêter deux fois. La première à proximité de Karlsruhe, où l'un des oncles de Claus fêtait son anniversaire. J'ai dû confier Madame à une cousine de Claus qui l’a enfermée pour la nuit, ce qui m’a beaucoup inquiétée. Claus et moi avons dormi sur le balcon, avec des matelas gonflables. J'ai fait un drôle de rêve cette nuit-là. Il s’agissait d’abord de construire une maison dans les nuages. Puis, à mesure que le matelas se dégonflait, le rêve virait au cauchemar et je me retrouvais dans un souterrain, poursuivie par mon directeur de mémoire qui m’accusait d’être perverse. Je me suis réveillée le dos courbatu. Nous sommes allés chercher Madame qui, comme je m'en doutais, s'était terrée de peur et d'hypoglycémie. Ankylosé par une mauvaise nuit et une soirée arrosée, Claus a vite été fatigué de conduire. Nous nous sommes arrêtés sur une colline qui surplombait la forêt noire, un endroit merveilleux pour pique-niquer. Je n’ai pas pu me résoudre à laisser Madame dans la voiture. En prévision des pauses je lui avais acheté une laisse. Sa vue seule a provoqué en elle des sursauts dépressifs. J’ai donc décidé de tester sa docilité à mon égard et j'ai rangé la laisse. Vous savez avoir un animal permet souvent d’échapper à la notion du temps… C’est une chose pour laquelle j’ai des mérites, d’ailleurs. Lorsqu’elle s’est mise à vagabonder dans la nature, je n’ai pas pu résister à l’envie de l’imiter, de tout appréhender à sa hauteur. Nous nous sommes lancées dans l’exploration animale de la forêt : imaginez ce que ça pouvait être comme merveille de son point de vue, elle qui n'en avait jamais connu. Mais la rapidité à laquelle elle s’y est adaptée dénotait un instinct enfoui, ou à moitié, si je me rappelle comme elle se mettait en chasse des pigeons sur le toit. J’étais très fière de sa façon de chasser les pigeons. Lorsqu’elle levait le cul, avançait les pattes, fixait chaque geste du volatile sans un bruit, préparant son bond, exactement comme un fauve, je lâchais toute activité de peur de la perturber et suspendais ma respiration jusqu’à ce qu’elle saute, en lui murmurant : "Come on, come on." Pourquoi préférer l’anglais dans ce cas-là, d’ailleurs ? Alors que je suivais ses divagations dans la forêt allemande, elle se retournait sans cesse pour miauler dans ma direction, et si elle disparaissait une seconde, je n’avais qu’à l’appeler pour qu’elle me bondisse à la figure, comme un petit coup de théâtre. Je me tournais vers Claus sans arrêt pour constater fièrement sous ses yeux que ce chat m'aimait, et il hochait la tête patiemment, jalousement peut-être, comme pour réclamer lui aussi ma présence. J’ai donc dû abandonner Madame pour aller le rejoindre - je ne veux pas dire que je préfère mon chat, mais vous comprenez, elle était ma manière d’échapper à la notion du temps. Et dans cette logique nous étions en harmonie l’une avec l’autre, du moins les six derniers mois de notre vie commune. Oui, vous avez beau sourire, c'était une vie commune. Lorsque je rentrais le soir je lui racontais ma journée, je miaulais avec elle. J’ai appris à distinguer les différentes intonations dans le miaulement. Un long finissant aigu : interrogatif. Un court et bref, plutôt grave : accusateur. Un long grave : approbateur. Un long étouffé : craintif. Un long extraverti, finissant par un bâillement : optimiste. Un court aigu : admiratif. Sans rire. Et si vous voulez dire bonjour à un chat, clignez des paupières avant de le caresser. Si vous le regardez dans les yeux sans cligner des paupières, il comprend qu'on l'attaque, lui ou son territoire. Le premier qui baisse le regard a perdu. Madame et moi nous battions souvent avec les chats de la cour, qui enviaient notre toit. Ils étaient plus forts en nombre et pourtant nous craignaient. Lorsqu’on avait gagné, Madame s'aplatissait sur le zinc chaud et tendait la patte vers moi. Nous restions ainsi main dans la main à se prélasser au soleil dans notre royaume. Le matin elle se réveillait toujours lorsque j’ouvrais les yeux et nous nous regardions avec perplexité. Parfois un grognement commun nous poussait à somnoler encore quelques minutes puis nous nous engueulions l’une l’autre. Elle titubait vers ses croquettes et moi vers ma cafetière italienne. Elle faisait sa toilette pendant que je prenais ma douche et lorsqu’en sortant je m’asseyais en face de ma coiffeuse elle grimpait dessus et nous nous battions pour avoir la glace. Elle avait même fini par comprendre comment éteindre une bougie. Elle mettait sa patte en dessous du robinet de la cuisine, attendait que tombent les gouttes et allait éteindre la flamme d’un coup sec : pchiiit. Et moi j’avais compris que le sommeil et la contemplation des mouches était la voie inévitable du bien-être. Je me souviens d'un rêve que j'ai fait à l'époque. Je dormais et elle me regardait dormir. Son corps s'étirait progressivement jusqu'à prendre forme humaine. Elle m’expliquait dans mon sommeil qu’elle s’était transformée en chat pour que je l’adopte car elle était amoureuse de moi. Elle était sale et portait des vêtements déchirés. Je lui ai donc fait prendre une douche et lui ai donné une robe neuve : je la trouvais belle. En sortant faire un tour un Monsieur nous proposait de danser dans un théâtre près de chez nous : on y allait toutes les deux, le soir, et c’était cinquante euros chacune. Après la représentation, dans les coulisses, je vous vois encore assis sur une chaise en osier, avec un peu de malice dans les yeux, vous disiez : " ça ne va pas marcher, votre histoire."
Le docteur Georges éclate d’un rire enfantin :
- Vous l’aimiez beaucoup, votre chat.Anaïs hoche la tête avec reconnaissance.
- Mais c’était ça, nous deux, vous comprenez ? Un effort constant de se rejoindre l’une l’autre, parce que nous partagions cette terreur et cette méfiance de la nature humaine... Elle était l’alibi qui me permettait d’échapper à la condition humaine, c'est-à-dire à la conscience de ma mort et à la responsabilité de mon existence, à l’absurdité et à la cruauté de tout cela, à l’angoisse qu’engendre cette conscience. Il faudrait vivre sans rien projeter. Sans rien projeter. Vous comprenez ?
Lorsqu'Anaïs a la sensation d'atteindre un point sensible dans la construction de sa personnalité, les mots lui échappent. Elle harcèle alors son interlocuteur pour qu’il l’aide à les rattraper, happant l’air de ses mains.
- C'est impossible, de vivre sans projection. Impossible, soupire-t-il. Mais poursuivez.
- Cette conscience pure de la menace de mort, il suffit de l’avoir eue une fois pour avoir la sensation de courir contre le vent. Et pour où et pour quoi ? C’est cette question qui me donne envie de marcher à l’envers pour me sentir poussée dans le dos vers le néant que je n’aurais jamais dû quitter. C’est cruel vous savez d’avoir conscience qu'il n'y a rien à faire, que la vue de la mer, un jour, nous sera enlevée par l’éternité.
Un sourire amer passe sur le visage du docteur Georges.
- Alors je suis allé faire l’amour avec Claus, dans l’herbe. Je suis sûre que c’est à cet instant là qu’elle a décidé de s’enfuir. Faire l’amour c'était pour nous une manière de dire merde à la mort. Schopenhauer et tutti quanti, vous allez me dire. Et puis l'orage est arrivé. Nous avons appelé Madame mais elle ne répondait plus, peut-être l’avait-t-elle senti elle aussi et avait-t-elle trouvé refuge, peut-être aussi entendait-t-elle la voix de Claus se joindre à la mienne et avait-t-elle peur. Nous avons attendu que l’orage passe dans la voiture et nous sommes lancés à sa recherche. Un chasseur qui habitait le village voisin nous a dit avoir vu un chat ou un renard jouer avec une motte de paille. Le village voisin était un village de vétérinaires. Ils nous ont expliqué que beaucoup d’animaux se perdaient dans cette forêt, elle faisait cinquante kilomètres de long, mais que s’ils étaient trop domestiqués pour pouvoir se débrouiller seuls, ils revenaient vers les êtres humains. Il était inutile de penser que Madame serait de ceux-là. Et à mesure que l’espoir de la retrouver diminuait, je l’appelais de plus en plus fort, je me sentais de plus en plus proche d’elle, et l’écho de mes cris semblait se confondre, comme tout mon corps, avec la forêt. J’avais envie d’y aller moi aussi, de me faire ermite, de ne jamais rejoindre les hommes, je me sentais loin de Claus et de l'appartement qui nous attendait, de la vie que j’allais mener à Berlin avec lui, le restant de mes jours, et leur couleur semblait absorbée dans cette colline, dans les champs, dans le chemin que nous prenions pour retrouver la voiture. Lui m’expliquait pendant ce temps que cet endroit était fait pour les chats, mais cela me semblait une exhortation à foutre le camp moi aussi, foutre le camp avant que la vie ne me rattrape. Vous comprenez ?
Le docteur Georges hoche la tête en silence.
- Nous sommes arrivés à la voiture et là, j'ai vu Madame assise sagement dans l'herbe, qui m’attendait. Alors j’ai crié son nom avec colère. Madame ne supportait pas que je sois en colère. Elle s’enfuyait à chaque fois dès que je criais son nom avec colère parce qu’elle faisait une connerie – une fois elle a décidé de me ‘faire chier’ au sens littéral et a déféqué dans mon lit parce que je l’ai laissée trois jours seule. Elle disparaissait pendant des heures, et là c’est arrivé, j’ai crié son nom, c’était cette colère de mère anxieuse, viscérale, mais non ce n’est pas cela… C’était cette colère qu'elle soit revenue, je voulais qu’elle retourne à cette forêt qui lui ressemblait tant et qu’elle le fasse pour moi. Qu’elle le fasse à ma place. Parce qu’elle était un chat et que j’étais une femme, et qu’il fallait reprendre notre indépendance… Non, ce n’est pas cela… Parce qu’elle faisait partie de moi. Je voulais la laisser là où j’avais toujours voulu être. Je voulais repenser à elle et savoir qu'une partie de moi est restée... Intacte. Elle a détalé comme un lapin - comme si elle n’avait jamais vu un être humain, comme si elle était née dans cet endroit, qu’elle m’avait reniée à jamais - et je l’ai poursuivie en criant son nom, parce que je voulais la suivre et être avec elle jusqu’à la dernière seconde. Je l’ai vue partir et je l’ai vue disparaître, un morceau de chair est tombée en moi, j'ai fait marche arrière et pendant tout le reste du trajet, j'ai pleuré. Claus me disait que pour un chat des forêts norvégiennes c’était parfait, qu’il n’avait jamais vu en Allemagne une forêt qui ressemblait plus à une forêt norvégienne que celle-ci. Madame était un chat des forêts norvégiennes. C’est très long, avec une double fourrure pour se protéger du froid, un visage assez large et des yeux immenses. Elle avait les yeux verrons : certains croyaient qu’elle était borgne, mais non, j’ai fait des tests. C’est pour cela que je lui avais donné ce nom. Elle était beaucoup trop belle pour être ridicule. Claus continuait de me dire que c’était un destin de chat merveilleux, qu’après sa découverte de la forêt elle n’aurait sans doute pas supporté de se retrouver prisonnière d’un appartement berlinois, même si on l’avait laissée parcourir les rues. Elle serait devenue malheureuse ou aurait fini écrasée par une voiture. Mais là elle était dans son élément, d’ailleurs j’avais bien vu comme elle courait, elle n’était sans doute revenue que pour me dire au revoir, elle avait fait un choix. Et je ne pouvais pas le lui reprocher, c’était le meilleur. Et je renchérissais en disant à quel point les gens qui gardent des chats enfermés chez eux sont des égoïstes, parfaitement des égoïstes qui ne supportent pas que la nature n’en fasse qu’à sa tête, et que tant qu’ils étaient encore assez sauvages pour se tirer les chats devaient se tirer coûte que coûte avant de finir gâteux et dodus, peureux à chaque fois qu’ils entendaient une machine à laver. Que mon chat était un vrai chat et que j’en étais très fière. Que nous nous étions apportées tout ce que pouvions et au-delà. Que nos vies se séparaient ici, ce qui était beau. Puis je me suis plongée dans un mutisme entrecoupé de sanglots et nous avons continué la route jusqu’à ce que Claus, épuisé par la longueur du voyage, me demande de lui chanter des chansons pour tenir. Le fait de chanter pour lui m'a rappelé notre avenir commun. Il s’est arrêté sur une aire d’autoroute, à cinquante kilomètres de Berlin, et s’est allongé sur le goudron pour dormir quelques minutes. Je suis sortie fumer une cigarette et regarder la lune brillante et pleine. "Enfermée dans un appartement berlinois." La voiture et Claus étaient derrière moi, devant une forêt s’étendait encore, et la vie à venir m'a tout d'un coup paru sans aucune importance devant l’étrangeté de cette béance mirée de lune dont me parvenait des bruits de feuillages et de loups. Il était encore temps. Il suffisait d’aller devant soi. Il suffisait de se laisser pousser par le vent. Sans s’en rendre compte. Emmener la voix et la présence de Claus. Vivre seule, enfin seule, sans angoisse de devoir être quelque chose d’aussi pesant qu’humain, de bâtir quelque chose d’aussi ridicule qu'une vie, quand tout cela n’a pas d’importance, pas celle qu’on lui accorde, quand tout cela ne signifie rien de plus que de se mentir, de se forcer à se mentir. Claus m’a appelé. De cette façon qu’il a de me rugir. Ma tendresse a rugit par réciprocité. Alors je me suis retournée et j’ai grimpé dans la voiture. Et depuis que je suis revenue à Paris dans mon vieil appartement, je n’arrête pas de chercher mon chat. Vous comprenez ?
- Hum, fit le docteur dont les yeux plissés à l’extrême ne dévoilent de son regard que deux points noirs et brillants. Vous ai-je déjà dit que l’amour rend libre ? C’est un petit aphorisme que j’aime beaucoup.
Elle se lève et sent sa tête tourner. Le docteur Georges la raccompagne en maintenant son dos. Sur le seuil de la porte, au lieu de l’encourager d’une poignée de main, comme il en a l’habitude, il lui empoigne l’épaule.
- Allez-y, maintenant.
Leurs regards se croisent et restent un instant rivés l’un dans l’autre. Anaïs tourne les talons et s’enfuit comme on flotte.
Le docteur referme la porte d’un coup de poignet pensif, fait trois fois le tour de la pièce, renonce à appeler le prochain patient, s’étend sur son hamac indien et contemple les moulures du plafond.
Ses yeux s’emplissent d’une lueur jaune.